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Travailler à s’en rendre malade : Équilibre occupationnel, bien-être et surcharge de travail

par Émilie Lebel

Émilie Lebel

Auteure collaboratrice

Émilie est une rédactrice pigiste émergente spécialisée dans la santé et la justice sociale. Elle possède un baccalauréat spécialisé en sciences de la santé et en psychologie (Université d’Ottawa, 2013), une maîtrise en sciences de la santé en ergothérapie (Université d’Ottawa, 2015) et un certificat en troubles concomitants (Université de Toronto et CAMH, 2022), ainsi que des années d’expérience en santé mentale communautaire et en lésions cérébrales acquises.  Émilie se passionne pour les changements sociaux positifs et efficaces – qu’elle s’efforce de susciter par l’éducation et un discours significatif.

Débutant au 19e siècle, l’ère de l’industrialisation canadienne est siège de l’évolution de l’activité économique vers la production en manufacture. Ce virage change la nature du travail, transformant ses tâches, ses horaires et sa structure.  Les travailleurs en ressentent les effets et demandent la révision de leurs conditions de travail afin de s’adapter aux nouvelles réalités ouvrières.

Comme l’explique l’historien Matthew Barrett dans sa série Tous pour 9 et 9 pour tous : la série illustrée (2022) : « Au 19e siècle, la plupart des canadiens travaillent 10 heures par jour ou plus, six jours par semaines, et souvent pour à peine un peu plus d’un dollar par jour. De nombreux travailleurs réclament une vie plus équilibrée, et un maximum de 9 heures de travail par jour, afin de pouvoir se reposer et se divertir. »

De fait, les travailleurs revendiquent le droit à une meilleure qualité de vie. « (…) Nous dépérissons et notre santé se dégrade en raison d’une surcharge de travail », clament-ils (Barrett, 2022). Une heure de travail de moins tous les jours permettrait de rééquilibrer leur vie en donnant lieu au repos, aux loisirs et au temps passé en famille, disent-ils.

Les études effectuées depuis leurs donnent raison : le travail est intimement lié à la santé. Parallèlement, la conciliation travail-vie personnelle est l’ingrédient clé du bien-être.

Santé et travail

Le travail et la santé s’influencent mutuellement. D’un côté, notre santé détermine souvent le niveau de participation possible au travail ou encore les conditions nécessaires pour qu’il nous soit accessible.  D’autre part, nos conditions de travail sont à leur tour déterminantes de notre état de santé. Bien sûr, cet impact n’est pas uniquement négatif, par exemple le travail peut favoriser l’actualisation de soi, l’estime positive de ses capacités, un revenu sécurisant et des interactions sociales positives. En revanche, une surcharge de travail entraîne incontestablement des effets néfastes sur la santé.

Effectivement, selon l’étude de Dembe, Erickson, Delbos, et Banks (2005), les horaires de travails prolongés sont associés à un risque accru:

Selon leur définition, une semaine de 60 heures ou plus de travail et toute journée de 12 heures ou plus constituent une telle surcharge de travail – et exposent le travailleur à un risque accru de développement de tels troubles de santé.

De même, les horaires de travail prolongés augmentent le risque d’accidents de travail. L’analyse de ces chercheurs démontre que, par rapport aux emplois requérants des horaires standards, le risque d’accident de travail:

De plus, comme les chercheurs ont contrôlés les effets du sexe, de l’âge, de l’occupation, de l’industrie et de la région, l’étude permet d’affirmer avec certitude que ces taux de risque résultent directement de la surcharge de travail et non pas du type d’emploi ou de travailleurs ayant de tels horaires.

En fait, selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la proportion du fardeau des maladies lié au travail est majoritairement attribuable à l’exposition aux longues heures de travail, qu’ils définissent comme étant 55 heures par semaine ou plus. Ils démontrent ce fait dans la figure suivante; où AVCI signifie années de vies corrigées du facteur d’invalidité, c’est-à-dire le nombre d’années vécues avec une mauvaise santé ou un handicap et/ou une mort précoce y étant due.  

World Health Organization and International Labour Organization (2021). WHO/ILO joint estimates of the work-related burden of disease and injury, 2000-2016: global monitoring report. Geneva: WHO. p.35 [Traduction libre]

Dans les deux cas, soit le développement de maladies ou l’occurrence de blessures, le mécanisme d’action est le même : la fatigue et le stress. Selon une étude récente menée par Vidmar et Pyatak (2020), la participation démesurée aux activités quotidiennes dites « stressantes » – et ce au détriment d’activités « reposantes »   – causerait l’accumulation d’usures métaboliques. Ainsi, le repos nous allouerait une certaine quantité d’énergie à investir dans des tâches plus exigeantes, après quoi nous devrions faire le plein en nous reposant à nouveau, ou alors nous risquerions de sur-solliciter notre système.

C’est cette usure – ou surmenage du système – qui mènerait au développement de maladies. Par exemple, expliquent-ils, les pics répétés et continus d’hypertension artérielle entraîneraient des lésions microvasculaires, qui mèneraient à l’athérosclérose et prédisposeraient aux maladies cardiovasculaires. Donc, indiquent-ils, cette usure métabolique « [est associée] aux symptômes typiques du stress chronique tels que la fatigue, les maux de tête et les troubles du sommeil; (…) [et est] également associée à une plus grande fréquence de problèmes chroniques et fonctionnels tels que les maladies cardiovasculaires; aux troubles de l’humeur tels que la dépression et les troubles bipolaires; et, chez les plus âgés, à un moins bon fonctionnement physique. »

Ce faisant, on ne comprend que mieux le cri des ouvriers.  Le travailleur ne peut être une commodité à user puis à remplacer – telle qu’une machine. Il a besoin de repos, d’une bonne santé… et d’une vie équilibrée.

Qu’est-ce que l’équilibre occupationnel ?

Si la surcharge de travail affecte la santé, l’espace qu’accaparent ces horaires dans la balance de nos vies est tout aussi important. Une étude menée par Håkansson et Ahlborg Jr (2010) démontre notamment ce fait : selon leurs résultats, les problèmes de santé liés au travail seraient associés à la charge de travail totale et aux conditions de travail, mais aussi à la perception d’un équilibre de vie.

Les théoriciens et experts Christiansen & Matuska (2006) expliquent que, depuis la révolution industrielle, de plus en plus d’études se sont penchées sur la question de l’équilibre de vie. Selon ces auteurs (2008), il s’agirait « [d’] un modèle satisfaisant, sain, significatif et durable d’occupations quotidiennes dans le contexte des circonstances de vie d’un individu. » En d’autres termes, l’équilibre occupationnel est concerné par la répartition des énergies entre divers types d’activités, tel le travail, les loisirs, le repos et le sommeil de manière à répondre à nos besoins physiologiques, sociaux personnels et spirituels.

En effet, il est question de plus que l’emploi du temps. Pour qu’une vie soit équilibrée, elle doit permettre l’épanouissement dans les divers rôles nous étant importants. Nous devons pouvoir exercer des choix selon nos croyances, valeurs et priorités – et, par le fait même, donner un sens à notre vie.

En particulier, la conciliation travail-vie personnelle est cause de déséquilibre et, donc, de mal-être important.  Christiansen & Matuska (2006) soulignent que « près de la moitié des travailleurs américains déclarent que leur travail empiète un peu ou beaucoup sur leur vie personnelle et près des trois quarts des parents au travail estiment qu’ils n’ont pas assez de temps à consacrer à leurs enfants. » Un niveau non négligeable de stress serait occasionné par une telle incapacité à répondre aux exigences des rôles nous étant chers. De même, manquer de temps pour socialiser significativement avec famille et ami(e)s nuit à la consolidation des réseaux sociaux – alors que ceux-ci sont essentiels pour mitiger l’effet du stress.  Au fil des années, ce stress chronique et cette insatisfaction prédisposeraient à diverses maladies chroniques et troubles psychologiques.

En outre, indiquent Håkansson et Ahlborg Jr (2010), un reste d’énergie suffisant pour prendre part à des activités de loisirs est un des prédicteurs clés de la santé des femmes au travail. Pourtant, comme l’expliquent Kantartzis & Molineux (2011), la perception du temps dédié aux repos et aux loisirs change à la suite de l’industrialisation ; dorénavant, ce temps est vu comme étant un congé de travail devant être mérité. Puis, disent-ils, « le temps libre non structuré est perçu comme un danger puisque la majorité des travailleurs ne savent pas l’utiliser (…) de sorte que le temps consacré à des activités perçues comme « frivoles » ou à des loisirs « non mérités » est vécu avec un sentiment de culpabilité. » Or, les loisirs peuvent avoir comme seule fonction de se reposer ou de « refaire le plein » spirituel. Ce sentiment de ne pas y avoir droit ne fait malheureusement qu’ajouter aux difficultés à concilier le travail et la vie personnelle.

De toute évidence, par l’entremise de la gestion du stress, du repos physiologique et d’une participation aux activités nous étant significatives, une division plus équitable de notre temps est critique à la santé et au bien-être. La surcharge de travail vole le temps requis à la construction d’une vie saine et enrichissante. À vrai dire, comme l’exprimait les ouvriers lors des révolutions de 1872, le droit au repos est une question de dignité. 

Droits de la personne et justice occupationnelle

Les études démontrent donc l’impact de la surcharge de travail sur la santé, tout comme celui du manque de temps à investir ailleurs. D’autre part, la Déclaration des droits de l’homme préconise le droit au repos et aux loisirs avec des limites aux heures de travails (article 24), ainsi que le droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille (articles 25). Alors, pourrait-on considérer la participation dans des sphères autres que le travail comme un droit fondamental?

Justement, proposent Hammell & Iwama (2012), tout individu a droit au bien-être ; il s’agit là d’un principe central des droits de la personne. Alors, « la capacité et l’opportunité d’exercer des activités qui contribuent au bien-être est une question de droits occupationnels. » Dans le même ordre d’idée, la surcharge de travail peut être associée à l’exploitation et aux conditions oppressives. En outre, ces auteurs préconisent la justice occupationnelle : soit de confronter les injustices et les inégalités menant à de tels écarts en termes de conditions de travail et de « temps libre. »

De ce point de vue, une société juste chercherait à assurer l’accès équitable aux occupations soutenant la satisfaction, l’épanouissement et la santé.  

« Pour préserver la santé et le bien-être des travailleurs, » soulignent Peters, Dennerlein, Wagner & Sorensen (2022), « les réglementations gouvernementales imposant des conditions de travail plus sécuritaires (…), ainsi que des politiques de congé compréhensives, constituent une étape importante vers la protection uniforme pour l’ensemble des industries et emplois.

D’autant plus que les industries dont l’emploi demeure le plus affecté depuis la pandémie de la Covid-19 « emploient généralement des travailleurs économiquement défavorisés, davantage de femmes, de travailleurs issus de minorités ethniques et raciales et de travailleurs immigrants », expliquent ces auteurs. Les besoins de ces travailleurs, tels qu’une requalification et un redéploiement, devront être pris en compte pour préserver la santé de ces populations déjà vulnérables.

Le droit au temp libre – revendications contemporaines

Depuis la pandémie de la COVID-19, la structure du travail subi des changements drastiques et rapides rappelant ceux de l’ère industrielle. Plusieurs domaines doivent s’adapter rapidement, par exemple par l’automatisation, l’usage de nouvelles technologies et le télétravail.  Selon l’analyse des chercheurs Peters, Dennerlein, Wagner & Sorensen (2022), ces nouvelles façons de faire doivent être évaluées et mises en œuvre avec précaution pour éviter la surcharge de travail et l’impact négatif sur la santé des employés.

Quel meilleur moment que cette période de transformation pour repenser la structure du travail – en repositionnant le bien-être des travailleurs en son centre?

Un organisme à but non-lucratif, le 4 Day Week Global, et un organisme de recherche sur le futur du travail, Autonomy, mènent d’imposants projets afin de rassembler les données nécessaires à une telle transition. Leur position est simple :  la semaine de travail typique ne devrait dorénavant être que de quatre jours – et ce pour la même paie.

Les avancées technologiques et l’automatisation du 21e siècle devraient pouvoir permettre de moins travailler, expliquent-ils.  Pourtant, nous travaillons de plus en plus.  Cette surcharge inutile empêche la conciliation travail-vie personnelle. Et puis, malgré tous ces efforts, la productivité est en baisse. En effet, les travailleurs sont fatigués, surchargés et n’ont aucun temps pour se ressourcer. Alors, affirment-ils, ce nouveau modèle aurait l’effet paradoxal de maintenir la productivité – ou même de l’augmenter.

Deux essais à grande échelle en Islande (Haraldsson et Kellam, 2021) et au Royaume-Uni (Lewis, Stronge, Kellam, Kituchi et al., 2023) exposent une réalité surprenante : les données probantes prouvent leur hypothèse. Dans les deux cas, plusieurs entreprises gouvernementales et privées ont réduit avec succès les heures de travail requises en maintenant les salaires et bénéfices.  Pour y arriver, il leur a fallu repenser certaines tâches, telles les réunions, afin qu’elles puissent être accomplies avec efficience.  Les résultats démontrent :

Bref, travailler plus n’équivaut pas à travailler mieux. En allouant du temps pour la vie personnelle, la qualité du travail autant que la qualité de vie s’en voient amplifiés.

Suite à la publication de ces résultats, les syndicats et le gouvernement Islandais ont poussés la cause et obtenus justice occupationnelle : depuis 2021, 86% de ses travailleurs ont des contrats permettant moins d’heures de travail pour le même salaire.

Alors, qu’en sera-t-il du futur du travail au Canada ? Saurons nous écouter nos travailleurs et réduire cette surcharge de travail endémique ?

Références

Barrett, Matthew. (2022). Partie 1 – Tous pour 9 et 9 pour tous : la série illustrée. Moments Déterminants Canada: Tous Pour 9, definingmomentscanada.ca/fr/tous-pour-9/serie-illustree/partie-1/. Consulté le 21 février 2023.

Barrett, Matthew. (2022). Partie 3 : Classes, citoyens et capitalisme. Moments Déterminants Canada: Tous Pour 9, definingmomentscanada.ca/fr/tous-pour-9/serie-illustree/partie-3/. Consulté le 21 février 2023.

Christiansen & Matuska (2006). Lifestyle Balance: A Review of Concepts and Research, Journal of Occupational Science, 13:1, 49-61, DOI: 10.1080/14427591.2006.9686570

Dembe AE, Erickson JB, Delbos RG, Banks SM. (2005). The impact of overtime and long work hours on occupational injuries and illnesses: new evidence from the United States. Occup Environ Med. Sep;62(9):588-97. doi: 10.1136/oem.2004.016667. PMID: 16109814; PMCID: PMC1741083.

Håkansson & Ahlborg Jr (2010). Perceptions of employment, domestic work, and leisure as predictors of health among women and men, Journal of Occupational Science, 17:3, 150-157, DOI: 10.1080/14427591.2010.9686689

Hammell & Iwama (2012). Well-being and occupational rights: An imperative for critical occupational therapy. Scandinavian Journal of Occupational Therapy, 19(5), 385–394. doi:10.3109/11038128.2011.611821

Haraldsson & Kellam (2021). Going Public: Iceland’s journey to a shorter working week. Autonomy. https://autonomy.work/wp-content/uploads/2021/06/ICELAND_4DW.pdf

Hernandez, Vidmar & Pyatak (2020). Lifestyle balance, restful and strenuous occupations, and physiological activation, Journal of Occupational Science, DOI: 10.1080/14427591.2020.1732229

Kantartzis & Molineux (2011). The Influence of Western Society’s Construction of a Healthy Daily Life on the Conceptualisation of Occupation, Journal of Occupational Science, 18:1, 62-80, DOI: 10.1080/14427591.2011.566917

Lewis, Stronge, Kellam, Kituchi & al. (2023). The Results are in: the UK’s 4-Day Week Pilot. Autonomy.             https://www.4dayweek.com/uk-full-report-2023

Matuska & Christiansen (2008). A proposed model of lifestyle balance, Journal of Occupational Science, 15:1, 9-19, DOI: 10.1080/14427591.2008.9686602

Peters, Dennerlein, Wagner & Sorensen (2022). Work and worker health in the post-pandemic world: a public health perspective. The Lancet Public Health. 7. e188-e194. 10.1016/S2468-2667(21)00259-0.

World Health Organization and International Labour Organization (2021). WHO/ILO joint estimates of the work-related burden of disease and injury, 2000-2016: global monitoring report. Geneva: WHO.


Lectures & visionnements complémentaires

Schor, J. (2022). The case for a 4-day work week. TED Talks. https://www.ted.com/talks/juliet_schor_the_case_for_a_4_day_work_week.

Lewis, Stronge, Kellam, Kituchi & al. (2023). The Results are in : the UK’s 4-Day Week Pilot. Autonomy.             https://www.4dayweek.com/uk-full-report-2023

World Health Organization (2011). Gender, work and health. Accessible au: https://www.who.int/publications/i/item/gender-work-and-health