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Les juifs dans l’industrie du vêtement

Par Howard Akler

Howard Akler

Historien collaborateur

Howard Akler est écrivain et l’auteur de deux romans, The City Man and Splitsville, et de mémoires, Men of Action.

Les conflits de travail font rage au Canada pendant la première moitié du 20e siècle, mais c’est sans doute le long de l’avenue Spadina, à Toronto, que se concentre cette lutte. C’est sur une distance de sept pâtés de maisons que se trouve l’industrie du vêtement de la ville. On y compte quelque 60 à 80 petits ateliers, des fabricants de complets et de chapeaux, de manteaux et de robes. Contrairement aux grands manufacturiers situés un peu plus loin, comme Eaton, sur la rue Yonge et Tip Top Tailors sur le boulevard Lakeshore, ces ateliers d’arrière‑boutique ont peu de capital pour démarrer leurs activités et se livrent une concurrence féroce. Leur survie dépend d’une main‑d’œuvre bon marché et de l’absence de réglementation. Et naturellement, ils provoquent l’ire des travailleurs. On a compté 38 grèves dans les métiers de l’aiguille à Toronto entre 1912 et 1937[i]. Dans cette industrie reconnue pour son exploitation des travailleurs, on ne se surprendra pas de la vigueur de l’activisme syndical.

Travailleuses à l’aiguille à l’intérieur d’un petit atelier de confection des années 1920 à Toronto. Ce type d’atelier aurait existé aux côtés de fabricants plus importants dans la région. Dans les années 1930, la plupart des ateliers de confection de Toronto appartenaient à des Juifs. Image reproduite avec l’aimable autorisation des Archives juives de l’Ontario, accession 1978-4-6.

Il y a huit syndicats dans l’industrie du vêtement. Cinq d’entre eux, soit les Travailleurs amalgamés du vêtement (ACW), le Industrial Union of Needle Trade Workers (IUNTW), le International Fur Workers’ Union (IFWU), le International Ladies Garment Workers Union (ILGWU), and the United Cloth Hat, Cap, and Millinery Workers’ International Union — sont essentiellement composés de membres et de dirigeants juifs, qui désignent l’industrie du nom de shmatte (« guenilles » en yiddish). Non seulement les syndicats de l’industrie textile sont dominés par les juifs, mais les propriétaires d’ateliers le sont également. Cette situation crée une dynamique étrange, un mélange complexe de divisions culturelles et de classes.

On compte un peu plus de 3 000 juifs à Toronto en 1901, mais ce nombre explosera au cours des décennies suivantes en raison de l’immigration en provenance d’Europe centrale et de l’Est. En 1931, on en recensait 45 305, faisant des juifs le deuxième plus grand groupe ethnique de la ville, après les Britanniques. Près de la moitié sont nés en Russie ou en Pologne. Ils fuyaient la pauvreté et les pogroms de la vieille Europe, et ont traversé l’Atlantique en quête de prospérité. Ils sont cependant nombreux à ne pas l’avoir trouvée. Toronto est une ville à prédominance anglo‑saxonne, où l’antisémitisme est bien vivant.

Les juifs sont rarement engagés comme vendeurs ou commis de banque, alors autant oublier les postes d’ingénieurs ou d’avocats. Ils doivent accepter le travail qu’on leur offre et l’industrie du vêtement, en plein essor, engage plus de travailleurs que tout autre secteur et est constamment à la recherche de nouvelles recrues. De nombreux juifs avaient déjà de l’expérience comme tailleurs, et ceux qui n’en avaient pas apprennent rapidement les rudiments du métier.

Alors que la population juive de la ville augmente, sa représentation au sein de l’industrie du vêtement suit la même tendance – elle atteint environ 46 % en 1931. En d’autres mots, un travailleur juif sur trois à Toronto travaille au sein de cette industrie, par rapport à un non-juif sur dix[ii]. Bien entendu, ce type d’emploi est tout sauf « lucratif ». Les salaires frôlent dangereusement le seuil de pauvreté et sont soumis aux forces du marché et aux caprices de la direction. Les hommes et les femmes travaillent dans des pièces sans aération, étouffantes l’été, frigorifiques l’hiver, et insalubres en tout temps. L’industrie du vêtement est un bienfait mitigé pour de nombreux travailleurs.

Et pourtant, certains savent profiter des rares possibilités qu’offre l’industrie. Un travailleur entreprenant pouvait se lancer en affaires avec un capital limité, soit juste ce qu’il fallait pour louer un atelier dans une usine, acheter quelques machines à coudre Singer et un fer à repasser. Les marges de profit étaient faibles et le taux de mortalité de ces petites entreprises, élevé. Mais il en restera un certain nombre et vers le début des années 1930, la vaste majorité de ces petites entreprises appartiennent à des juifs, constituant ainsi une industrie qui ne suivait pas toujours les trajectoires habituelles du patronat et des travailleurs.

Les propriétaires faisaient appel à des membres de leur famille pour diriger les travailleurs ou faire fonctionner les machines, et ces liens familiaux étaient souvent mis à l’épreuve par la mobilisation syndicale. L’historienne Ruth Frager raconte l’histoire de Moe Levin, un confectionneur de chemises dans l’atelier de son oncle, qui a pris part à une campagne de recrutement des ACW. Levin explique à son oncle furieux pourquoi il participe à la syndicalisation de l’atelier : [TRADUCTION] « Si les travailleurs ont le droit de s’organiser et de se syndiquer, eh bien, je suis avec eux : moi aussi je suis un travailleur. »[iii]

Bien entendu, la situation inverse se produit également. Les travailleurs hésitent à demander des salaires plus élevés parce que les propriétaires sont des proches. L’ILGWU ne parvient pas toujours à s’implanter dans certaines usines, comme dans cet atelier de confection de robes où, comme l’écrit Frager, « l’affaire est bien trop familiale, et bien entendu, les salaires et les conditions de travail y sont déplorables. »[iv]

Parfois, les situations sont complètement inversées. Frager donne dans son ouvrage l’exemple fascinant de trois membres d’une même fratrie : un frère, ancien activiste syndical, qui possède un atelier de chapellerie où il emploie son plus jeune frère et sa sœur. Après l’échec des négociations syndicales, les employés sont mis en lock-out. Les deux frères dormaient alors dans la même chambre. Le premier matin du lock-out, le plus vieux se lève très tôt pour emmener son frère et sa sœur sur les lignes de piquetage.[v]

Les liens interpersonnels vont au‑delà de la famille. Les propriétaires juifs sont reconnus pour faire venir d’autres juifs de leur pays natal : ils payent pour leur passage et les engagent sur le champ. Cette pratique découle de leur véritable désir d’aider les landslayt (juifs provenant des mêmes régions en Russie et en Pologne), mais il s’agit également d’un geste calculé pour disposer d’une main‑d’œuvre qui leur est redevable. En période de grève, les propriétaires n’hésitent pas à évoquer toute l’aide qu’ils leur ont déjà apportée[vi]. Mais les travailleurs, malgré leur gratitude, ont des limites.  

Ces complications vont beaucoup plus loin que les lignes de piquetage. Les propriétaires et travailleurs font tous partie des mêmes communautés. Dans les années 1920 et 1930, des quartiers juifs se forment autour des usines de la rue Spadina. Par conséquent, les patrons et travailleurs fréquentent les mêmes marchés casher, les mêmes synagogues, les mêmes théâtres yiddish, ainsi que d’autres immigrants juifs au sein des mêmes organisations.

Ces liens culturels sont profonds, et font un effet de bouclier contre l’antisémitisme flagrant que l’on observe dans d’autres secteurs de la ville. Mais les luttes syndicales sont le seul enjeu qui affaiblira le tissu social de la communauté juive. Les quartiers sont fortement marqués par une culture ouvrière et tous ceux qui sont du côté du patronat en ressentent les contrecoups. Les propriétaires sont expulsés des fraternités et les briseurs de grève sont ostracisés. Comme l’explique Sol Abel, un tailleur membre de l’ILGWU, [TRADUCTION] « Il y a très peu de juifs qui brisent le mouvement de grève, très peu. Et si l’un d’entre eux s’avise  de braver les lignes de piquetage, il sera rejeté par la communauté. Il ne pourra jamais se promener la tête haute. »[vii]

Les contradictions au sein de la communauté juive se matérialisent avec la construction du Labour Lyceum dans les années 1920. Fondé en 1913 par le propriétaire d’une agence de voyages par navire à vapeur, Henry Dworkin, et Sam Easser, un machiniste, le Labour Lyceum est au cœur de l’activisme dans l’industrie textile. Les fondateurs du Labour Lyceum, à la recherche d’un quartier général assez grand pour accueillir le nombre croissant de travailleurs juifs dans la ville, vendront des certificats d’actions au coût de 5 $ pour financer l’achat et le regroupement de deux maisons sur le côté ouest de la rue Spadina, au coin de la rue St. Andrew, à quelques pas de la synagogue Anshei Minsk. Le comité de collecte de fonds sollicite également les fabricants de vêtements juifs, soulignant l’importance d’unifier la communauté et de renforcer les liens culturels. David Dunkelman, ancien immigrant polonais et fondateur et président du très prospère atelier Tip Top Tailors, sera un important contributeur à cette cause.  

Affiche du premier bal annuel des fruits de la Toronto Labor Lyceum Association en 1927. L’affiche est rédigée en anglais et en yiddish. Le Labor Lyceum n’était pas seulement un lieu de soutien aux droits et à l’activisme des travailleurs ; c’était aussi un centre culturel qui accueillait des soirées de poésie, des danses, des conférenciers et bien d’autres choses encore. Image reproduite avec l’aimable autorisation des Archives juives de l’Ontario, article 4042.

Le Labour Lyceum deviendra un des hauts lieux de la politique et de la culture juives à Toronto. Il sert de bureaux à l’ILGWU et aux ACW, entre autres syndicats, et les travailleurs s’y réunissent pour socialiser, jouer aux dominos et discuter de stratégie. La salle de 900 places accueille non seulement des assemblées, mais également des concerts, des pièces de théâtre et des spectacles de danse. La grande activiste politique, Emma Goldman, également qualifiée de « femme la plus dangereuse au monde » par la presse américaine, y prononce plusieurs discours.

Vers les années 1950, la communauté juive acquiert une plus grande stabilité financière. Cette ascension sociale les éloigne des quartiers surpeuplés de Spadina et leur permet de s’installer dans des secteurs plus spacieux. Ces luttes collectives leur ont permis, à eux et à leurs enfants, d’accéder à de meilleures possibilités. Le  Labour Lyceum sera vendu en 1971 (pour plus tard devenir une salle des banquets chinoise et plus récemment des condominiums[viii]), et l’organisation s’installera près de la rue Cecil. Les vieux jours de l’industrie de la shmatte sont bel et bien terminés.


[i] Ruth Frager, Sweatshop Strife: Class, Ethnicity, and Gender in the Jewish Labour Movement of Toronto, 1900-1939 (Toronto, University of Toronto Press, 1992), p. 225-228.

[ii] Frager, p. 16.

[iii] Frager, p. 68.

[iv] Frager, p. 61

[v] Frager, p. 61.

[vi] Frager, p. 67.

[vii] Frager, p. 39.

[viii] Sara Mojtehedzadeh, « A stitch in time: Labour Lyceum once a hub of activism for Toronto’s garment district » pour la Toronto Star, https://www.thestar.com/news/gta/2020/01/30/a-stitch-in-time-labour-lyceum-once-a-hub-of-activism-for-torontos-garment-district.html.