Organisations juives canadiennes, politiques de coalition et droits de la personne
Par Brendan Campisi

Brendan Campisi
Brendan Campisi est un étudiant, un chercheur et un écrivain occasionnel qui vit sur les terres des Anishinaabe et des Lenni Lenape à London, en Ontario. Il est diplômé en histoire de l’université de Guelph et étudie actuellement au Huron University College. Il s’intéresse à l’histoire des politiques syndicales et de gauche au Canada et dans le monde, ainsi qu’à la compréhension de l’histoire canadienne dans le cadre de l’histoire de l’Empire britannique et du colonialisme de peuplement à l’échelle mondiale.
Parmi les groupes au Canada qui ont adopté les concepts des droits de l’homme dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, deux organisations juives – le Congrès juif canadien et le Comité ouvrier juif du Canada – ont joué un rôle clé. Malgré certaines dissensions idéologiques et sociales, les deux groupes reconnaissaient que l’antisémitisme, alors très répandu dans la société canadienne, ne pourrait être combattu que dans le cadre d’une lutte à plus grande échelle contre la discrimination. Ces deux organisations ont mené le combat sur plusieurs fronts, de l’éducation des populations jusqu’à l’appareil judiciaire, ils ont formé des coalitions rassemblant des groupes variés représentant des libertariens et des communautés marginalisées, et ont joué un rôle crucial pour faire adopter certaines des premières lois antidiscrimination au Canada.

Le Congrès juif canadien et le Comité ouvrier juif ont été formés pendant les années 1930. À cette époque, l’antisémitisme était omniprésent au Canada : cette discrimination généralisée dictait les lieux où les Juifs pouvaient acheter ou louer une maison, ou les endroits où ils pouvaient prendre leurs vacances, mais elle les confinait également à certaines professions et à certains établissements d’enseignement – ces restrictions ont parfois donné lieu à des épisodes de violence, le plus connu étant l’émeute de 1933 à Christie Pits, à Toronto. Kalmen Kaplansky, un immigrant polonais qui devint l’une des figures de proue du Comité juif du travail, se souvient que le registraire de l’Université McGill lui avait dit que son travail consistait à « tenir les gens comme vous loin de cette université »[i]. Le Congrès juif canadien est créé en 1933‑1934 pour unir les organisations juives existantes et représenter la communauté dans sa lutte contre la discrimination. Une grande partie de l’énergie du Congrès a été consacrée aux efforts visant à mettre fin à la pratique des « clauses restrictives ». Il s’agissait d’accords liés à la vente ou à la location de biens immobiliers qui interdisaient à l’acheteur ou au locataire de vendre ou de louer à leur tour à des membres de groupes désignés; au Canada, à cette époque, les clauses sont le plus souvent utilisées contre les Juifs et les personnes de couleur, bien que certaines excluent également les Italiens et d’autres Européens du Sud et de l’Est jugés « indésirables ». Les clauses étaient protégées par la loi et les efforts du Congrès pour convaincre le gouvernement de l’Ontario de les interdire à la fin des années 1930 n’ont pas abouti, probablement parce que le gouvernement de l’époque considérait la proposition comme une ingérence injustifiée dans les affaires privées[ii].
Le Comité ouvrier juif (COJ) a été créé en 1936 par des militants socialistes du mouvement ouvrier ayant des liens étroits avec la Fédération du Commonwealth coopératif (FCC), le nouveau parti social‑démocrate du Canada. Les membres du COJ sont principalement issus des syndicats de l’industrie du vêtement, dont la plupart des travailleurs sont juifs[iii]. Au cours de sa première décennie d’existence, le Comité concentre l’essentiel de ses efforts sur l’aide aux réfugiés juifs qui fuient le nazisme, avant et pendant l’Holocauste, et aux survivants par la suite. Le CJC consacre également une grande partie de son énergie à ce travail, qui se heurte cependant à la résistance bien ancrée des fonctionnaires de l’immigration, déterminés à empêcher l’entrée des migrants juifs, qu’ils soient ou non des réfugiés du génocide[iv]. Cela ne freine toutefois pas l’élan du Congrès pendant les années de guerre. L’organisation poursuit ses efforts pour obtenir une loi contre la discrimination en Ontario, tissant des liens avec d’autres organisations représentant des minorités, notamment les Noirs, car elle considère la discrimination à l’égard des Juifs comme un élément d’un problème social plus large qui doit être réglé par une interprétation universelle des droits. Dans ce contexte, le gouvernement minoritaire progressiste‑conservateur du premier ministre Leslie Frost, sous la pression de la FCC et des communistes au sein de l’assemblée législative, adopte la première loi antidiscrimination de l’Ontario, qui interdit l’affichage de panneaux explicitement discriminatoires sur les commerces[v]. Cette modeste victoire ouvre la voie aux activistes, qui dans les années suivant la fin de la guerre, font pression pour obtenir une législation plus étendue.
Au cours de la seconde moitié des années 1940, le Congrès juif canadien poursuit ses efforts pour mettre fin aux pratiques discriminatoires, notamment les clauses restrictives, en entamant des poursuites et en exerçant des pressions pour faire adopter une législation plus inclusive. La décision Drummond Wren de 1945, dans laquelle la Cour supérieure de l’Ontario se prononce contre les clauses restrictives et invoque le nouveau discours sur les droits de l’homme, est un signal encourageant[vi]. Le Congrès commence à faire campagne pour l’adoption d’une loi sur les pratiques d’emploi équitables (PEE) en Ontario, inspirée de l’exemple des États‑Unis, et en particulier des États du Nord, comme l’État de New York. Le CJC avait besoin d’alliés dans cette campagne, ce qui supposait une alliance avec les défenseurs des travailleurs et des libertés civiles. Il fallait également surmonter les tensions complexes liées à l’influence, à l’idéologie et à la classe sociale qui avaient initialement divisé le Congrès et le Comité ouvrier juif. Finalement, les deux organisations parviennent à travailler de concert, formant un « triumvirat » avec la Toronto Association for Civil Liberties, le groupe ayant mené la campagne pour les PEE[vii]. Ces trois organisations forment le noyau dur d’une large coalition, représentée à Queen’s Park en 1949 par une délégation formée de défenseurs des libertés civiles et de militants antiracistes des communautés juive, noire, chinoise et japonaise. Dans son mémoire, la délégation fait valoir que l’action contre la discrimination correspond aux principes de la démocratie canadienne et aux obligations du pays en vertu de la Déclaration universelle des droits de l’homme[viii]. Au début des années 1950, ces efforts commencent à porter leurs fruits. En 1950, l’Ontario interdit les nouvelles clauses restrictives, et la décision de la Cour suprême dans l’affaire Noble and Wolf c. Alley l’année suivante, sans invalider toutes les conventions existantes, rend leur application de plus en plus rare. Cette année‑là, l’Ontario adopte également la loi sur l’équité en matière d’emploi, attendue depuis longtemps[ix].
Au cours de ces mêmes années, le Comité ouvrier juif combat la discrimination sur son terrain de prédilection : le travail organisé. Le travail initial du Comité est essentiellement de nature pédagogique, et vise à montrer aux syndicalistes que le sectarisme et la discrimination affaiblissent la classe ouvrière. Un des premiers rapports du Comité déclarait même que « l’antisémitisme, le racisme contre les Noirs, l’anticatholicisme, les sentiments anti-français ou anti-anglais… et le démantèlement des syndicats font tous partie d’une même croisade réactionnaire de haine et de destruction »[x]. Le COJ travaille au sein des deux principales fédérations syndicales du Canada à cette époque – le Congrès du travail du Canada et le Congrès des métiers et du travail du Canada – pour adopter des résolutions contre la discrimination lors de leurs deux congrès nationaux et pour mettre en place un réseau de comités locaux dans tout le pays. Au départ, les comités locaux se concentrent sur le travail éducatif, distribuant une publication thématique – le Canadian Labour Report –et travaillant dans les écoles gérées par les syndicats pour leurs membres. Cependant, Kaplansky et d’autres militants du Comité déterminent finalement que la législation est un moyen plus efficace pour lutter contre la discrimination que l’éducation[xi]. Les comités locaux commencent à prendre part aux luttes antiracistes locales dans les villes du pays. Au début des années 1950, le comité de Toronto prend fait et cause pour résidents noirs de la ville de Dresden, dans le sud-ouest de l’Ontario, qui luttent contre la discrimination exercée par la majorité blanche de la ville. Le comité envoie des militants dans la ville pour prouver que les commerces refusent de servir les Noirs et contribue à faire reconnaître la situation comme un exemple de ségrégation à la Jim Crow, dont les Canadiens nient généralement l’existence dans leur pays. Cette alliance entre les militants noirs de Dresde et le réseau dirigé par le Comité ouvrier juif permet de faire pression sur le gouvernement de l’Ontario afin qu’il adopte la Fair Accommodation Practices Act (loi sur les pratiques d’hébergement équitables) en 1954. Cette alliance illustre la manière dont la politique de coalition s’est révélée essentielle pour obtenir certaines des premières victoires en matière de droits de l’homme au Canada. En dépassant leur préoccupation initiale concernant la discrimination à laquelle était confrontée leur propre communauté, en surmontant la rivalité entre leurs organisations et en formant des coalitions avec d’autres groupes marginalisés et avec ceux qui se préoccupent des droits et des libertés des Canadiens, le CJC et le COJ ont joué un rôle crucial pour transformer le droit, la politique et la société au Canada.


Pour en savoir plus
Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960 (Toronto : University of Toronto Press, 2005).
Lambertson, « The Dresden Story » : Racism, Human Rights, and the Jewish Labour Committee of Canada », Labour / Le Travail, vol. 47 (printemps 2001), p. 43-82.
Carmela Patrias et Ruth Frager, « This Is Our Country and These Are Our Rights » : Minorities and the Origins of Ontario’s Human Rights Campaigns », Canadian Historical Review 82, 1, mars 2001.
James Walker, « Race », Rights and the Law in the Supreme Court of Canada (Wilfred Laurier University Press, 1997).
[i] Ross Lambertson, Repression and Resistance: Canadian Human Rights Activists, 1930-1960 (Toronto: University of Toronto Press, 2005), 285.
[ii] Ibidem, 198-202.
[iii] Ibidem, 281-82.
[iv] Pour connaître cette histoire sordide, lisez Irving Abella et Harold Troper, None Is Too Many: Canada and the Jews of Europe, 1933-1948 (Toronto: University of Toronto Press, 2012 [1983]).
[v] Lambertson, Repression and Resistance, 204-7.
[vi] Ibidem, 209-14.
[vii] Ibidem, 216-24.
[viii] Ibidem, 226.
[ix] Ibidem, 235-40.
[x] Ibidem, 282.
[xi] Ibidem, 287-97.