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John Diefenbaker et la Déclaration canadienne des droits

Par Brendan Campisi

Brendan Campisi

Brendan Campisi est un étudiant, un chercheur et un écrivain occasionnel qui vit sur les terres des Anishinaabe et des Lenni Lenape à London, en Ontario. Il est diplômé en histoire de l’université de Guelph et étudie actuellement au Huron University College. Il s’intéresse à l’histoire des politiques syndicales et de gauche au Canada et dans le monde, ainsi qu’à la compréhension de l’histoire canadienne dans le cadre de l’histoire de l’Empire britannique et du colonialisme de peuplement à l’échelle mondiale.

En août 1960, après près de deux ans de débats sur des versions successives, le Parlement canadien adopte la Déclaration canadienne des droits. Bien que peu connue aujourd’hui et critiquée à l’époque comme étant inefficace, la Déclaration marque une étape importante dans l’histoire des droits de la personne au Canada. C’est également un triomphe personnel pour le premier ministre John Diefenbaker, qui était l’un des plus ardents défenseurs d’une déclaration des droits au début de sa carrière parlementaire et qui, après l’avoir fait adopter par le Parlement, présente la Déclaration comme l’une des principales réalisations de son gouvernement. Le projet de loi est également une victoire pour la communauté des défenseurs des droits de l’homme et des libertés civiles, qui réclamaient une législation de ce type depuis des années; le texte est cependant au cœur d’une controverse au sein de cette communauté et demeure une déception pour bon nombre de ses membres. Les relations de Diefenbaker avec ces milieux militants étaient complexes, et sa vision de ce que devait être et faire la Déclaration des droits était loin d’être universellement partagée. L’étude du mouvement en faveur d’une déclaration canadienne des droits, du rôle de Diefenbaker en tant que défenseur de cette déclaration et des débats sur son projet de loi nous permet de mieux comprendre les complexités de cette notion des droits de l’homme dans la politique canadienne, à l’époque où ces droits y occupent une place de plus en plus importante.

Prime Minister John G. Diefenbaker with « Bill of Rights », September 5, 1958. Image courtesy of Library & Archives Canada.

L’idée d’une Déclaration canadienne des droits n’est pas nouvelle lorsqu’elle arrive sur le devant de la scène politique à la fin des années 1950. Dès 1927, le député de Winnipeg et futur chef du FCC, J. S. Woodsworth, propose un projet de loi reconnaissant les droits des minorités linguistiques et culturelles à travers le pays, afin de renforcer le soutien pour l’unité nationale au Québec[i]. À la fin des années 1930, dans le contexte des débats sur la Constitution, des relations provinciales‑fédérales et de la tristement célèbre « Loi du cadenas » du Québec – qui permettait de restreindre arbitrairement l’activité politique et l’organisation syndicale sous prétexte de lutter contre le communisme – des propositions en faveur d’une déclaration des droits plus générale se répandent chez les défenseurs des libertés civiles. Ces propositions se heurtent à la résistance d’un gouvernement qui s’en tient fermement à la croyance traditionnelle britannique et canadienne selon laquelle la souveraineté parlementaire ne doit pas être limitée par une codification des droits spécifiques à l’américaine, et elles disparaissent de l’agenda public avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Les atteintes aux libertés civiles pendant et après la guerre – notamment le projet d’expulsion des Canadiens d’origine japonaise et le recours à la détention sans inculpation contre les espions soviétiques présumés – ramènent la déclaration des droits dans le débat public. À la fin de la guerre, le concept fait partie intégrante des programmes des deux principaux partis de gauche du Canada, la Fédération du Commonwealth coopératif, un parti social‑démocrate, et le Parti travailliste‑progressiste, qui défend une idéologie communiste[ii]. Mais cette déclaration compte également un défenseur de premier plan à droite : John Diefenbaker, récemment élu député de la Saskatchewan.

John G. Diefenbaker, M.P., speaking in the House of Commons, 1948. Image courtesy of Library & Archives Canada.

Élu à la Chambre des communes en 1940, Diefenbaker, de par son nom de famille allemand et son éducation dans l’environnement multiethnique des Prairies, est sensible à l’intolérance et à l’injustice qui règnent dans le Canada du début du 20e siècle. Avocat avant d’entrer au Parlement, il acquiert une réputation de défenseur des marginaux. Dans une affaire notable, il défendra (sans succès) les droits de chasse des Premières Nations issus des Traités, à une époque où ces droits étaient pratiquement inexistants dans le droit canadien[iii]. Même s’il s’exprime relativement peu sur des questions de libertés civiles au cours de ses premières années à la Chambre, les abus de l’après‑guerre immédiat éveillent sa conscience et il devient un ardent critique du gouvernement libéral. Lorsque le gouvernement présente un projet de loi visant à créer une citoyenneté canadienne distincte pour la première fois en 1946, Diefenbaker présente un amendement pour inclure une déclaration des droits dont s’assortirait cette citoyenneté : sa proposition sera rejetée[iv]. Lorsque la Déclaration universelle des droits de l’homme est publiée, il critique la réaction hésitante du gouvernement et accuse la commission parlementaire mise en place pour étudier les conséquences possibles de la Déclaration de « faire du surplace, de remettre à plus tard et de tergiverser »[v]. Au cours de cette période, Diefenbaker est publiquement reconnu comme un éminent défenseur des libertés civiles, un militant le qualifiera même de « porte-parole du vrai libéralisme à la Chambre »[vi]. Il commence à présenter chaque année à la Chambre une motion en faveur d’une déclaration des droits, et ce, tout au long des années 1950, alors même que le mouvement général s’essouffle face à l’intransigeance persistante du gouvernement et que les provinces décident elles‑mêmes d’agir à leur échelle[vii].

Au vu de ce bilan, les défenseurs des libertés civiles accueillent avec optimisme les victoires électorales de Diefenbaker en 1957 et 1958. En 1958, Diefenbaker promet d’introduire une déclaration des droits dans son message de campagne et, en septembre de la même année, le projet de loi est dûment présenté. Ce dernier protège un ensemble de droits et de libertés, y compris les libertés libérales classiques de religion, d’expression, de réunion et de presse, ainsi que la liberté de ne pas être soumis à diverses formes de discrimination. Afin d’éviter les difficultés liées à la modification de la Constitution, auxquelles les provinces risquent de s’opposer selon Diefenbaker et son cabinet, le projet de loi prend la forme d’une loi parlementaire, c’est‑à‑dire une loi comme les autres, et ne s’applique qu’au gouvernement fédéral[viii]. Ces aspects du projet de loi suscitent immédiatement des critiques de la part des défenseurs des libertés civiles et d’autres, qui font valoir qu’il sera impossible de l’appliquer efficacement. L’éminent constitutionnaliste et militant des droits de l’homme F. R. Scott juge que le projet de loi est « pratiquement dénué de sens », tandis que son collègue théoricien du droit, Bora Laskin, affirme qu’il « est décevant dans son approche, inutilement limité dans son application et inefficace sur le fond »[ix]. Lors du débat parlementaire sur le projet de loi, certains membres de l’opposition réitèrent ces critiques quant à son efficacité, tandis que d’autres – en particulier ceux du FCC – mettent l’accent sur l’exclusion des droits économiques et sociaux, tels que l’emploi et les soins de santé. La vision libérale classique de Diefenbaker était avant tout axée sur la protection du citoyen contre l’État : pour ceux qui croyaient en un rôle actif du gouvernement pour assurer le bien-être matériel des populations, Diefenbaker paraît mener une bataille d’une autre époque. Les membres du FCC invoquent également le bilan de Diefenbaker en matière de droits de l’homme pour exprimer leur déception face aux limites d’un projet de loi que le député britanno‑colombien Ernest Winch qualifie « d’indigne des motifs et des principes élevés évoqués par le premier ministre par le passé »[x]. Pour les députés progressistes‑conservateurs, en revanche, le projet de loi est la consécration d’un chef qui « toute sa vie a défendu le « petit homme » et les grands droits du petit homme », selon les paroles de Jack Bigg, député de l’Alberta[xi]. Malgré ces critiques sur la forme et le fond du projet de loi, les partis d’opposition s’accordent à dire qu’il représente au moins un pas dans la bonne direction, et il est adopté le 4 août 1960[xii]. Même si ceux qui avaient prédit que la Déclaration des droits n’aurait que peu d’effets juridiques ont eu en grande partie raison, il n’en reste pas moins qu’elle marque un moment clé dans l’émergence des droits de l’homme comme élément central de la culture politique canadienne.

John Diefenbaker on campaign tour in Maple Creek, Saskatchewan, October, 1965. Image courtesy of Library & Archives Canada.

Pour en savoir plus

Christopher MacLennan, Toward the Charter : Canadians and the Demand for a National Bill of Rights, 1929-1960 (Montréal/Kingston : McGill-Queen’s University Press, 2003).

Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960 (Toronto : University of Toronto Press, 2005).

George Egerton, « Writing the Canadian Bill of Rights : Religion, politique et défi du pluralisme
the Challenge of Pluralism 1957-1960″, Canadian Journal of Law and Society, 19, 2004, pp.1-22.

John F. Leslie, « Assimilation, Integration, or Termination : The Development of Canadian Indian Policy, 1943-1963 » [thèse de doctorat, Carleton University, 1999].


[i] Christopher MacLennan, Toward the Charter : Canadians and the Demand for a National Bill of Rights, 1929-1960 (Montréal/Kingston : McGill-Queen’s University Press, 2003), 17.

[ii] Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960 (Toronto : University of Toronto Press, 2005), 319-24.

[iii] John F. Leslie, « Assimilation, Integration, or Termination : The Development of Canadian Indian Policy, 1943-1963 » [thèse de doctorat, Carleton University, 1999] p. 306.

[iv] MacLennan, Toward the Charter, 45-46.

[v] Lambertson, Repression and Resistance, 346-47.

[vi] Lambertson, Repression and Resistance, 167.

[vii] MacLennan, Toward the Charter, 116.

[viii] MacLennan, Toward the Charter, 117-25.

[ix] MacLennan, Toward the Charter, 130.

[x] Débats de la Chambre des communes, 4 juillet 1960, p. 5689.

[xi] Débats, 5707.

[xii] MacLennan, Toward the Charter, 148.