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Les droits de la personne dans le Canada de l’après-guerre

Par Brendan Campisi

Brendan Campisi

Brendan Campisi est un étudiant, un chercheur et un écrivain occasionnel qui vit sur les terres des Anishinaabe et des Lenni Lenape à London, en Ontario. Il est diplômé en histoire de l’université de Guelph et étudie actuellement au Huron University College. Il s’intéresse à l’histoire des politiques syndicales et de gauche au Canada et dans le monde, ainsi qu’à la compréhension de l’histoire canadienne dans le cadre de l’histoire de l’Empire britannique et du colonialisme de peuplement à l’échelle mondiale.

Aujourd’hui, les Canadiens considèrent la reconnaissance, la promotion et la protection des droits universels comme une valeur commune, et même un élément essentiel de notre identité nationale, surtout depuis la proclamation en 1982 de la Charte canadienne des droits et libertés, un texte législatif canadien établissant ces principes et qui fait maintenant partie intégrante du droit et de la politique de notre pays. Il serait tentant de croire que cet engagement envers les droits de la personne s’est manifesté dans les années suivant immédiatement la Seconde Guerre mondiale, alors que l’idée suscitait un nouvel intérêt (ou, selon certains textes historiques, un regain d’intérêt) dans le discours mondial, depuis l’adoption, par les Nations Unies, de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Mais la réalité est bien plus complexe et moins flatteuse. Le gouvernement canadien et une bonne partie de l’élite politique étaient indifférents ou hostiles à ce nouveau cadre des droits universels, considéré comme une menace pour les politiques discriminatoires et répressives qu’ils souhaitaient maintenir, mais également pour les traditions politiques du pays dans son ensemble. Seuls quelques groupes de défenseurs des droits civils, de syndicalistes et d’activistes appartenant à des communautés opprimées du Canada ont répondu positivement à ce nouveau message et s’en sont inspiré pour faire valoir leurs demandes en matière d’égalité et de protection des libertés fondamentales.

Afin de bien comprendre ces réactions, il importe de se rappeler à quel point bon nombre de ces droits et libertés fondamentales étaient mal protégés au cours de la première moitié du 20e siècle, au Canada. À cette fin, on se penchera sur la façon dont ces droits et libertés étaient protégés, ou pas, pour les groupes marginalisés par rapport à la société dominante. Pendant la Première Guerre mondiale, le Canada a interné des « étrangers ennemis », dont bon nombre étaient également, comme par hasard, des syndicalistes ou des dissidents s’opposant à la guerre. En réaction à la montée du mouvement syndical, qui a culminé avec la grève générale de Winnipeg de 1919, le gouvernement a exercé les pouvoirs prévus à l’article 98 du Code criminel l’autorisant à déporter les sujets britanniques et à poursuivre les auteurs d’une série de crimes politiques très vaguement définis. Ces pouvoirs ont été amplement exercés pendant la crise des années 1930 afin de se débarrasser du Parti communiste du Canada et d’autres groupes qui s’attachaient à mobiliser les travailleurs et les chômeurs en réaction à leurs conditions de vie déplorables, et ce, jusqu’à ce que l’opposition à cette répression mène à l’abrogation de l’article 98, en 1936[i]. Mais la répression politique ne s’arrêtera pas là, puisque les mesures d’urgence du gouvernement pendant la Seconde Guerre mondiale seront à nouveau déployées contre les communistes et leurs alliés du mouvement syndical. Après la Guerre, les enquêtes sur les espions soviétiques allégués comportaient un recours accru à la détention sans accusations et sans droit de défense[ii]. Les minorités religieuses faisaient également l’objet de la répression de l’État : le régime catholique ultraconservateur du premier ministre du Québec, Maurice Duplessis, persécutait sans relâche les Témoins de Jéhovah au motif qu’ils insultaient la religion de la majorité catholique[iii]

« Arrêté alors qu’il distribuait de la littérature »: Able Pearl Pearl et l’agent de police qui l’a arrêté à Spadina Ave. et Queen St. alors qu’il distribuait de la littérature communiste, août 1929. Image reproduite avec l’aimable autorisation de la bibliothèque publique de Toronto et des archives du Toronto Star.

En plus de ceux dont la religion ou les valeurs politiques en faisaient une cible, les personnes dont l’identité ethnique, nationale ou raciale les marginalisait par rapport à la société dominante faisaient l’objet de mesures discriminatoires très répandues. Entre les années 1880 et 1930, le Canada s’est doté d’un système d’immigration discriminatoire qui bloquait l’accès au pays à pratiquement tous les non‑Européens. Les Européens du Sud et de l’Est n’ont jamais été entièrement exclus, mais leur nombre était étroitement contrôlé, surtout en ce qui concernait les migrants juifs de l’Europe centrale ou de l’Est[iv]. Au Canada, la discrimination légale et sociale était généralisée. Par exemple, une vaste majorité des populations chinoises, japonaises et sud‑asiatiques vivait en Colombie‑Britannique et ne pouvait pas voter lors d’élections provinciales et fédérales ou exercer certaines professions. Les Canadiens noirs faisaient face à un traitement similaire : lorsqu’un Montréalais de race noire nommé Fred Christie décide de poursuivre le tenancier d’une taverne qui avait refusé de le servir devant la Cour suprême du Canada, en 1939, le tribunal détermine que la liberté de choisir ses clients a préséance sur toute discrimination alléguée. Ce racisme social et étatique atteint son paroxysme avec le traitement des Japonais canadiens pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Non seulement ont‑ils été envoyés de force à l’autre bout du pays et privés de leurs biens, mais après la guerre, le gouvernement a tenté de les déporter au Japon, incluant ceux qui étaient des citoyens canadiens, nés au pays[v]. En général, pour tous ceux qui n’appartenaient pas à la majorité religieuse, politique ou ethnoraciale du début du 20e siècle, la notion de droits et de libertés fondamentales était effectivement assez ténue.

Dans ce contexte, on comprendra plus aisément la réaction conservatrice de la majeure partie de l’élite canadienne à la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux idées qu’elle représentait. Le gouvernement de Mackenzie King, au pouvoir en temps de guerre, était indifférent aux premières discussions sur la protection des droits de la personne au sein des Nations Unies, organisation nouvellement mise sur pied. Même si le Canadien John Humphrey a joué un rôle important dans la rédaction de la Déclaration, il n’a obtenu aucun soutien de la part du gouvernement canadien. En effet, le gouvernement s’était, dans un premier temps, opposé à cette déclaration, et des représentants canadiens se sont abstenus ou ont voté contre son élaboration plusieurs fois avant de finalement adopter une version finale pour éviter avant tout un incident diplomatique ou d’être isolés des États‑Unis et de la Grande‑Bretagne[vi]. Une discussion du cabinet de 1948 sur la version préliminaire de la Déclaration traduit bien les accents conservateurs qui ont influencé la réaction du gouvernement. Même si certains membres du cabinet jugeaient la Déclaration impossible à mettre en œuvre ou hypocrite, d’autres craignaient qu’elle « ouvre la porte à l’emploi de communistes au sein de la fonction publique et autorise sans restriction les activités de sectes, comme les Témoins de Jéhovah », en d’autres mots, qu’elle interfère avec la restriction des droits et libertés de minorités impopulaires au Canada[vii]. Même après avoir adopté le document, le gouvernement canadien maintient un ton défensif, notamment lorsque John Wendell Holmes, un cadre supérieur des affaires extérieures, déclarera « qu’aucun pays au monde n’est encore prêt à laisser des étrangers s’ingérer dans la tâche délicate d’encadrer ses droits civils »[viii]. Même si les exigences diplomatiques poussent le gouvernement canadien à avaliser officiellement la Déclaration, l’État est encore très réticent à en observer les principes.

Le très honorable Louis Saint-Laurent avec le vicomte Alexander, le très honorable W.L. Mackenzie King et les membres du premier Cabinet de M. Saint-Laurent, Rideau Hall, novembre 1948. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Bibliothèque et Archives Canada.

Mais les Canadiens ne partagent pas tous cette position conservatrice face aux nouvelles idées sur les droits universels. De petits groupes de défense des libertés civiles, dont bon nombre sont associés à la gauche politique, exigent une meilleure protection des droits et libertés fondamentales au Canada depuis plusieurs décennies. Les événements de la Seconde Guerre mondiale et ses répercussions immédiates – la dispersion et la tentative d’expulsion des Japonais canadiens et les procès d’espions – ont convaincu bon nombre de ces activistes de la nécessité de monter le ton en exigeant une charte canadienne des droits, et d’abandonner leurs campagnes temporaires et plus défensives. Sur la scène politique, cette demande est reprise par la Fédération du Commonwealth coopératif (FCC) et par certains conservateurs, surtout et essentiellement par le député de la Saskatchewan, John Diefenbaker[ix]. En plus de ces demandes en faveur des libertés civiles, les événements de l’époque donnent lieu à une montée de l’activisme antiraciste. La persécution de la communauté japonaise pendant la guerre, la contradiction flagrante entre l’adhésion du Canada à la guerre contre le nazisme et la discrimination toujours en cours au pays, et la mise en évidence des horreurs de l’Holocauste encouragent des activistes, appartenant principalement aux communautés japonaises, noires et juives, à éduquer la population sur le racisme et à défendre des mesures juridiques contre la discrimination[x]. Les défenseurs des libertés civiles et les antiracistes sont inspirés par la Déclaration universelle des droits de l’homme et par le nouveau climat idéologique mondial qu’elle semble incarner, et se servent de ses principes et de l’adhésion officielle du Canada comme leviers pour exiger la protection des droits de la personne au niveau national. Au début des années 1950, ces efforts s’opposent au refus ferme du gouvernement libéral d’instaurer une charte des droits[xi]. Ces activistes se tournent donc vers les gouvernements provinciaux, et certains d’entre eux joueront un rôle clé dans l’adoption des premières lois antidiscriminatoires de l’Ontario, qui inspireront des lois similaires dans d’autres provinces. La question des libertés civiles et des droits de la personne soulevée par la guerre et ses répercussions reviendra dans la politique fédérale avec l’élection en 1957 de John Diefenbaker, défenseur de ces droits et libertés depuis de longues années.

Pour en savoir plus

Carmela Patrias et Ruth Frager, « This Is Our Country and These Are Our Rights » : Minorities and the Origins of Ontario’s Human Rights Campaigns », Canadian Historical Review 82, 1, mars 2001.

Christopher MacLennan, Toward the Charter : Canadians and the Demand for a Bill of Rights, 1929-1960 (Montréal/Kingston : McGill-Queen’s University Press, 2003).

George Egerton, « Entering the Age of Human Rights : Religion, Politics and Canadian Liberalism, 1945-1950 », Canadian Historical Review 85, 3, septembre 2004.

George Egerton, « Writing the Canadian Bill of Rights : Religion, Politics, and the Challenge of Pluralism 1957-1960 », Canadian Journal of Law and Society, 19, 2004, pp.1-22.

John F. Leslie, « Assimilation, Integration, or Termination : The Development of Canadian Indian Policy, 1943-1963 » [thèse de doctorat, Carleton University, 1999].

Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960 (Toronto : University of Toronto Press, 2005).

Triadafilos Triadafilopoulos, Becoming Multicultural : Immigration and the Politics of Membership in Canada and Germany (Vancouver : UBC Press, 2012).


[i] Christopher MacLennan, Toward the Charter: Canadians and the Demand for a Bill of Rights, 1929-1960 (Montreal/Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2003), 14-20.

[ii] MacLennan, Toward the Charter, 21-30; 37-43.

[iii] MacLennan, Toward the Charter, 112.

[iv] Triadafilos Triadafilopoulos, Becoming Multicultural: Immigration and the Politics of Membership in Canada and Germany (Vancouver: UBC Press, 2012), 24-36.

[v] Patricia E. Roy, The Triumph of Citizenship: The Japanese and Chinese in Canada, 1941-1967 (Vancouver/Toronto: UBC Press, 2007) 4-7.

[vi] MacLennan, Toward the Charter, 63-75.

[vii] George Egerton, « Entering the Age of Human Rights: Religion, Politics and Canadian Liberalism, 1945-1950 », Canadian Historical Review 85, 3 septembre 2004, p. 469.

[viii] MacLennan, Toward the Charter, 76.

[ix] MacLennan, Toward the Charter, 45-46.

[x] Carmela Patrias and Ruth Frager, « « This Is Our Country and These Are Our Rights”: Minorities and the Origins of Ontario’s Human Rights Campaigns », Canadian Historical Review 82, 1er mars 2001.

[xi] MacLennan, Toward the Charter, 104-5.