« Ni début ni fin » : le récit de Sandra
Par Sandra Lamouche

Sandra Lamouche
Consultante en éducation
Sandra Lamouche est une Nehiyaw Iskwew (femme crie) de la nation crie de Bigstone, dans le nord de l’Alberta, et mariée à la nation Piikani, dans le sud de l’Alberta, et mère de deux garçons à tresses. Elle a obtenu un baccalauréat en études amérindiennes de l’Université de Lethbridge en 2007. En 2021, elle a soutenu avec succès sa thèse de maîtrise à l’Université Trent, intitulée « Nitona Miyo Pimatisiwin (Seeking a Good Life) Through Indigenous Dance », qui examine la danse indigène en tant que déterminant social de la santé et du bien-être. Sandra est une créatrice et une conteuse multidisciplinaire, une championne de la danse du cerceau, une leader pédagogique indigène primée, une conférencière TEDx à deux reprises, une artiste et une écrivaine. Crédit photo : Define Yourself Photography
Note de rédaction
En tant que femme autochtone, j’ai grandi dans la culture, les valeurs, les approches et la langue nehiyaw (crie des plaines) traditionnelles, mais j’ai aussi été en contact avec les modes de vie occidentaux. Connaissant les défis et les avantages de l’harmonisation des deux mondes, afin de tirer le meilleur de chacun, j’ai fini par voir la vie comme un processus d’apprentissage. J’ai cultivé ma témérité en explorant de nouvelles expériences et même accepté que l’échec soit parfois nécessaire. Sans les luttes et les difficultés inhérentes au fait d’apprendre et de découvrir de nouvelles choses, il ne peut y avoir ni évolution ni apprentissage. Cette attitude est essentielle pour ouvrir la voie à une nouvelle approche de l’éducation – nous devons accepter le risque de nous tromper, ce qui rend la réussite d’autant plus gratifiante. Pour moi, l’approche à double vision est profondément enracinée dans tous les aspects de la vie et nécessite une réflexion approfondie, une introspection et même une critique. Cela signifie qu’il peut arriver que l’on pose une question et que l’on n’obtienne pas de réponse.
En tant que mère, je me suis sentie investie d’une grande responsabilité pour assurer la transmission et l’évolution des savoirs culturels que je dispensais. Ce sentiment a énormément compté dans mon choix de travailler dans le milieu de l’enseignement il y a plus d’une décennie. Ma formation universitaire en études autochtones m’a certes été utile à cet égard, mais c’est surtout ma participation à des activités culturelles et à des cérémonies qui est à l’origine de ma réussite, en grande partie – mes relations, ma sobriété, ma danse du cerceau et même ma carrière.
École Kokum – notre année d’école à la maison sur les terres autochtones
Dans la culture de la Nation Nehiyawak (les Cris), le concept de Miyo Pimatisiwin, qui signifie « bien vivre », est un principe directeur auquel bon nombre aspirent. Il est parfois associé à l’équilibre et au bien-être holistique. Dans son livre sur le travail social, le Dr Michael Anthony Hart (d’origine nehiyaw) a interviewé plusieurs personnes âgées et s’est appuyé sur leurs connaissances pour obtenir une explication de ce concept. Il constate que celui-ci est décrit comme « un processus d’apprentissage, de croissance et d’être, ou d’être en devenir ». Pour bien vivre, nous devons rester ouverts et nous efforcer activement d’en apprendre davantage. C’est là que les principes occidentaux (non autochtones) diffèrent, en considérant l’enfance comme un moment d’apprentissage et la vie d’adulte comme l’aboutissement, le sommet de la connaissance. À l’instar des principes de l’apprentissage, le concept de Miyo Pimatisiwin est également tourné vers l’avenir. C’est un processus continu, guidé par les expériences de la vie. Le concept fait référence à l’équilibre qui englobe les dimensions spirituelle, physique, émotionnelle et mentale.
Les principes de l’apprentissage inspirés par l’approche à double vision sont façonnés par les expériences de vie et la connexion à la terre, reposant ainsi sur la réciprocité. C’est l’une des raisons pour lesquelles ma famille a décidé d’effectuer un changement radical dans notre démarche éducative pour l’année scolaire 2020-2021. Au cours de l’été 2020, nous avons pratiqué la distanciation sociale et l’apprentissage à la maison, passant ainsi l’été près de chez nous. C’est à ce moment-là que mes sœurs et moi avons discuté de la possibilité d’enseigner à nos enfants en groupe, soit à la maison, soit en ligne. Pour mes deux enfants, le manque de contenu autochtone dans les écoles accueillant de 30 à 40 % d’élèves autochtones aurait déjà dû m’alerter. J’étais emballée par cette initiative qui sortait des sentiers battus. Ma mère enseigne la langue crie, sa langue maternelle, en plus de transmettre sa culture et ses valeurs. Ma famille a formé un groupe que nous avons appelé l’école « Kokum » (« grand-mère » en langue crie), qui comptait quatre cousins, dont mes deux garçons. Ils étaient ensemble trois jours par semaine. Les deux autres jours, ils restaient à la maison avec moi. Nous avons décidé de nous concentrer sur l’histoire, la culture et la langue autochtones dans la mesure du possible, ce qui exigeait d’aborder les droits et les responsabilités dans les sciences humaines. Nous faisions alors valoir notre vision, celle de la Nation Nehiyawak. Parmi les responsabilités prônées figuraient le respect de la terre et l’apprentissage de notre culture, de nos récits et de notre langue.
Marches en pleine nature
Nous avons privilégié l’apprentissage sur le terrain. Nous partions marcher de longues heures dans la nature une à deux fois par semaine. Cela nous amenait souvent à longer la rivière, ce qui nous permettait d’observer les saisons, en particulier le changement du feuillage et le niveau de l’eau. Cette expérience s’est transformée en une véritable leçon sur les différents états de l’eau qui se succèdent tout au long de l’année ainsi que sur l’écosystème local, entre autres le comportement animalier, la migration et l’hibernation, les saisons, les arbres et les plantes, les récits traditionnels et bien d’autres notions. Nous avons même veillé à faire une offrande accompagnée d’un texte et d’une création artistique sur la rivière lors de la Journée mondiale de l’eau.
L’apprentissage pratique s’est révélé plus efficace que celui basé sur des fiches pédagogiques conventionnelles. Par exemple, un certain jour, nous sommes allés au terrain de golf en hiver pour faire notre activité physique. C’était un endroit où les enfants se rassemblaient pour descendre en luge l’une des plus grandes collines. Alors que nous montions le flanc d’une colline près de quelques buissons, mon fils cadet s’est exclamé « mais qu’est-ce que c’est que ça! ». J’ai suivi son regard et nous avons découvert un terrier de souris. Nous avons observé les petites empreintes de pas sur la neige et un petit trou où les souris disparaissaient en dessous. Cette observation a été une vraie leçon de vie sur les animaux en hiver et pendant leur hibernation. Mon fils me reparle souvent de cette souris. Il m’a même fait un dessin bien détaillé de la souris cette année-là. En revanche, lors de notre travail sur des fiches sur des animaux et l’hibernation, il a dessiné une crinière de lion sur la belette. Il n’avait jamais vu de belette et pensait qu’elle pourrait ressembler à un lion. Il va sans dire que l’expérience de voir réellement un animal a été assez marquante et s’est avérée un moyen d’apprentissage plus efficace qu’une simple fiche. Aujourd’hui, quand nous sommes dehors en hiver, nous recherchons toujours de petites empreintes sur la neige, et c’est un véritable bonheur lorsque nous découvrons les minuscules tunnels où des animaux se sont enfouis.
En privilégiant une approche axée sur l’expérience, cela signifiait que nous ne pouvions pas planifier des apprentissages réalisés par pur hasard. Il fallait faire preuve de flexibilité et de patience, et avoir confiance. Croire fermement que cette activité est « productive » et « utile », et qu’il vaut la peine d’y consacrer du temps. La principale difficulté consistait à s’affranchir des récits coloniaux et occidentaux qui encouragent une productivité sans relâche dans une perspective capitaliste. Cela impliquait un engagement total envers le processus! Nous avons pu observer les changements de l’eau de la rivière, de la glace, lors du processus de fonte, etc., uniquement parce que nous y avons pris le temps qu’il fallait. La migration des oies et le changement du feuillage n’ont pu être observés que grâce à notre vigilance lors de nos marches en pleine nature. Cela ne pouvait être restreint à une leçon d’une semaine ou d’un mois, ni même être planifié comme une leçon thématique sur les saisons.
Objectifs de la roue médicinale
Au cours de notre année d’école à la maison, nous avons choisi d’intégrer un programme de santé et de bien-être à l’aide d’une roue médicinale de la Nation Nehiyawak. C’est la même que celle que j’ai utilisée dans le cadre de mes recherches pour ma thèse. Cette roue médicinale intègre les dimensions spirituelle, physique, émotionnelle et mentale de l’être humain et cherche à équilibrer ces différentes facettes de soi. L’objectif est de mener une vie bonne et équilibrée en mettant à profit les différents enseignements relatifs au respect, à la responsabilité, etc. Chaque mois, nous nous fixions un objectif pour une sphère de la roue médicinale, et nous observions la fréquence à laquelle nous étions en mesure de l’atteindre. Les objectifs allaient de l’entraide au nettoyage, en passant par la lecture, l’art, les jeux de plein air, etc. J’ai encouragé mes fils à bien réfléchir et à chercher comment ils pouvaient apprendre et progresser dans chaque sphère. Mon plus jeune fils s’est engagé à « ne plus dire de gros mots », ce qui m’a beaucoup surprise. Il aimait bien dire des choses qui faisaient rire ou réagir. Je ne sais pas trop où cela a pu commencer, mais de gros mots fusaient parfois de sa bouche encore innocente. Pendant des années, j’ai essayé de l’en dissuader. Tout l’opposait à son frère aîné qui, même aujourd’hui à 13 ans, n’a jamais, selon moi, prononcé quoi que ce soit qui ressemble, même vaguement, à une grossièreté. Avec enthousiasme, nous l’avons écrit sur sa roue médicinale, sans me rappeler toutefois sous quelle sphère. Il a choisi de cesser de dire de « gros mots » et même de me corriger si jamais je me hasardais à en prononcer un que lui considérait être « malpoli ». Depuis lors, plus aucun vilain mot n’est sorti de sa bouche. Lui donner le pouvoir et le choix de fixer ses propres objectifs a renforcé son autonomie et s’est avéré plus efficace que toutes les tactiques parentales auxquelles j’avais recouru jusqu’alors. L’importance de l’autodétermination est essentielle à l’apprentissage et au développement.
Cette leçon globale a été émancipatrice pour nous tous, et les objectifs de la roue médicinale nous aidaient à nous souvenir de nos propres responsabilités. L’engagement et le rappel apportaient un sentiment de renouveau et de continuité à ces leçons. Dans aucune autre sphère de notre vie, nous ne voyons ces approches intégrales se refléter, d’où l’importance de consacrer du temps et de l’espace à notre réussite. La souplesse et l’autonomie caractérisant cette leçon ont eu un effet émancipateur pour mes enfants. Ils ont pu choisir des objectifs significatifs, lesquels étaient aussi réalisables. Au fil des années, grâce aux différentes approches et en apprenant de leurs erreurs, ils ont développé une meilleure évaluation de leur capacité à atteindre un objectif en déterminant s’il était trop facile et déjà accompli, ou s’il était trop ambitieux ou difficile.
Cette expérience a changé notre vision et notre compréhension de l’éducation. Ce n’était guère facile au début, et je doutais énormément. J’ai beaucoup appris et j’ai dû réfléchir longuement, planifier avec soin et m’investir pleinement. C’était là une occasion de découvrir comment notre éducation ou nos connaissances traditionnelles pouvaient s’appliquer – être sur le terrain, mettre en pratique le bien-être holistique, passer du temps à apprendre avec la famille et tirer des enseignements de nos expériences de vie, et plus encore.
Liens pédagogiques
Notre expérience vécue au cours de notre année d’école à la maison a été la source d’importantes leçons, qui ont contribué à notre compréhension de l’apprentissage. J’ai compris que notre modèle éducatif peut être axé à la fois sur l’avenir, en intégrant les savoirs et les modes de vie autochtones, et sur le respect de la Terre mère et les connaissances héritées du passé. Je me suis rendu compte que, en tant que famille autochtone, nous pouvions nous épanouir pleinement dans tous les aspects de notre vie si l’occasion nous en était donnée et si nous disposions de ressources adaptées à notre culture, dans un environnement propice à cet épanouissement.
Lier intimement les savoirs et les modes de vie autochtones dans tous les aspects de la vie signifie souvent que nous nous trouvons en opposition directe avec des forces et des structures oppressantes. L’image qui me vient est celle de nager à contre-courant, de lutter contre le courant dominant. Il est essentiel, dans l’adversité, de maintenir sa concentration et son engagement en faveur de principes de réciprocité, en tenant compte des relations, des processus et des protocoles. Aller lentement signifie toujours avancer. C’est, en soi, un acte d’autodétermination contre une société consumériste où la valeur est trop souvent accordée à la productivité.
Récits sur la danse du cerceau
Mon professeur, Jerry First Charger (Blood), m’a enseigné la version des Anishinaabe qu’il avait lui-même apprise. Selon celle-ci, le cercle n’a ni début ni fin. Il est infini. Jerry disait que tout ce que nous faisons nous revient, comme un cercle. Cette leçon met en relief l’importance d’agir de manière bienveillante. Il faut chercher à faire le bien dans le monde, et le bien nous reviendra. Cela ne signifie pas qu’il faut être parfait, mais de garder à l’esprit qu’il faut faire de notre mieux. La danse du cerceau m’a appris la responsabilité. J’étais à un moment de ma vie où j’étais prête à assumer la responsabilité d’être une danseuse de cerceau. Ayant étudié l’histoire des peuples autochtones au Canada, j’étais consciente des grandes injustices subies et de l’atteinte portée à notre identité et à notre culture. Cela a fait naître en moi une passion pour en apprendre autant que possible sur ma propre culture et mon identité. La danse du cerceau m’a permis de le faire. Elle m’a également appris l’importance de chercher à apprendre et à progresser, en cultivant un « état d’esprit de développement » tourné vers l’avenir.
La danse du cerceau incarnait et symbolisait les aspects importants de la vie auxquels j’ai été initiée pour valoriser le passage à la vie d’adulte, comme le respect envers toute forme de vie et la recherche d’un équilibre, entre autres. Le cercle représente le symbole de la création ou le « cerceau de la vie ». Il incarne l’équilibre et l’unité.
Après une représentation dans une école, on m’a demandé si je pouvais inviter les élèves à me dire ce qu’ils avaient observé pendant la danse, et si je pouvais juger si leurs réponses étaient « correctes » ou non. Cependant, la danse du cerceau ne se pratique pas ainsi. On m’a appris que les manitous ou esprits des cerceaux se manifestent de manière à répondre aux attentes du public. Chaque personne qui observe la scène lui donne un sens particulier et il n’appartient pas à celle qui danse de déterminer quelle est la bonne ou mauvaise façon de percevoir les formes. Chaque personne qui danse avec un cerceau a son récit à raconter, mais l’interprétation de celle qui l’observe est également une perspective valable.
Liens pédagogiques
La danse du cerceau en soi est un symbole du bien-être holistique. Le cerceau est un symbole inclusif et universel. La danse m’a fait comprendre le sens de l’équilibre, de la réciprocité et des relations. Elle m’a appris comment être une bonne élève et aussi une bonne enseignante en valorisant le parcours de chaque personne.