Citez

« Dans chacun des deux mondes » : le récit de Carmen

Par Dre Carmen Rodriguez de France

Carmen Rodriguez de France

Consultante en éducation

En tant qu’immigrante d’origine autochtone de la nation Kickapoo, Carmen reconnaît le privilège et la responsabilité qu’elle a de vivre et de travailler sur les terres des nations Songhees et Esquimalt, ainsi que sur les terres des peuples W̱SÁNEĆ et lək̓ʷəŋən en Colombie-Britannique. Son travail se situe toujours à l’intersection de la justice sociale, de la science de l’enseignement et de l’apprentissage, et des expériences des enseignants en service et en formation. Elle anime actuellement des cours sur les visions du monde indigènes, les épistémologies et l’éducation au département d’éducation indigène de l’Université de Victoria. Ses recherches sont toujours motivées par son propre intérêt à être une apprenante permanente et à promouvoir la diversité et la justice sociale.

En tant qu’ancienne enseignante au Mexique, Carmen comprend l’importance de développer et d’explorer des approches de l’enseignement et de l’apprentissage comme outil pour faire progresser la pensée critique. Grâce à sa participation à diverses initiatives communautaires dans des écoles, des centres de loisirs, des galeries d’art, des bibliothèques et d’autres espaces d’apprentissage, son travail vise à sensibiliser les gens afin qu’ils comprennent et apprécient mieux les histoires et les récits des peuples autochtones du Canada et d’autres parties du monde, et qu’ils en tirent des enseignements. Elle s’est engagée à renforcer les collaborations entre les peuples autochtones et non autochtones du Canada afin de créer un meilleur avenir commun.

Note de rédaction

Monterrey est une ville d’importance internationale pour les affaires et pour la croissance économique du Mexique. C’est là que j’ai étudié et appris une deuxième langue; j’y ai noué pour toujours des amitiés chères à mon cœur. C’est peut-être parce que ces amitiés se sont soudées et scellées au cours de notre enfance que nous avons appris à nous faire mutuellement confiance et à nous entraider. Quand je songe à la beauté de ces amitiés, trois valeurs me viennent à l’esprit. Elles ont fortifié notre amitié au fil du temps : attention, amour et respect. La plupart d’entre nous ont eu la chance de vivre à l’abri du danger dans des foyers aimants, d’être élevés par leurs parents, de fréquenter l’école, d’apprendre et de s’épanouir sur le plan personnel. Si quelques amis nous ont quittés pour entrer dans le monde des esprits, la plupart d’entre nous mènent une vie bien remplie en divers endroits du monde. Nous demeurons en contact grâce à la technologie qui nous permet de communiquer en temps réel. Au fil des ans, nous avons organisé des retrouvailles dans notre ville natale. Nous revoir en personne a quelque chose de magique; même si nous ne nous sommes pas vus pendant de nombreuses années, c’est comme si nous nous étions laissés hier! Ces relations m’ancrent dans ma ville natale et me rappellent mes premières amours, mes premières blessures, mes premiers emplois et mes premiers adieux…

Peu de temps après mon arrivée à Victoria, en Colombie-Britannique, j’ai découvert pour la première fois de ma vie la beauté de la neige, le mystère de l’unicité de chaque flocon et la possibilité de dessiner des anges de neige! Certes, les terres désertiques qui m’ont vue grandir possèdent leurs charmes, mais j’ai goûté au plaisir de jouer dans la neige, un pur plaisir qui m’était inconnu.    

Je suis arrivée comme étudiante étrangère, seule, avec en main une valise qui contenait mes rêves, mais aussi mon passé; en regardant mon passé, je voyais mon éducation catholique, un foyer aimant, à l’abri du danger, une fratrie attentionnée, un héritage autochtone et espagnol. Je me sentais physiquement en possession de mes moyens, je pouvais parler anglais et comprendre (du moins, je le pensais) les façons de vivre et les manières d’être des gens habitant l’endroit qui allait devenir ma nouvelle demeure. Je suis une éducatrice en perpétuel apprentissage, une ancienne enseignante, une mère et une membre à part entière de la communauté. J’ai le privilège de vivre sur les terres des nations lək̓ʷəŋən, Esquimalt, Songhees et W̱SÁNEĆ. Je porte la responsabilité d’honorer ces terres en y vivant de façon responsable et respectueuse. J’ai aussi le devoir de partager les connaissances qui m’ont été transmises dans le but de sensibiliser et d’inciter autrui à l’action, de révéler les vérités que ce pays, comme bien d’autres, a cachées pendant longtemps quant aux traitements inhumains infligés à ses citoyens, et de réfléchir à l’empreinte de mon existence.

L’année de la tempête de neige

Je suis arrivée à Victoria en 1996, année mémorable en raison de la tempête de neige historique qui s’est abattue sur cette ville. Ma rencontre avec la neige a été surprenante; je n’en avais jamais vu autant de ma vie! J’ai appris à faire des anges de neige. J’étais moins douée pour les bonshommes de neige, car je ramassais la neige au lieu de la rouler. Native du nord du Mexique, j’étais familière avec les étendues arides et désertiques. Faire des figures de neige relevait du chemin de croix!

Les premiers mois qui ont suivi mon arrivée au Canada, alors que j’étudiais à la maîtrise à l’Université de Victoria, ont été riches en enseignements. Ce jour de fin d’octobre où j’ai vu des gens porter un coquelicot à la boutonnière et entendu des connaissances parler de leurs jeunes enfants réciter le poème Au champ d’honneur à l’école restera à jamais gravé dans ma mémoire. La célébration du jour du Souvenir m’était inconnue. Comme le Mexique n’a pratiquement pas participé aux guerres mondiales, ce jour commémoratif n’existe pas. Curieuse comme je suis, je me suis donc rendue au centre-ville pour assister aux cérémonies organisées pour l’occasion.

J’ai appris à honorer la mémoire du soldat inconnu. J’ai été témoin du respect que portent les gens envers leurs compatriotes, leurs anciens combattants et leur pays, un pays que je n’avais pas encore ouvertement désigné comme ma patrie. Je me suis fait un devoir moral et civique de me rendre chaque année au centre-ville pour rendre hommage aux personnes tombées au champ d’honneur, ainsi qu’à l’histoire et aux récits que soulignent ces célébrations. J’ai commencé à lire sur les deux guerres mondiales, sur la participation du Canada à la libération des Pays-Bas. Aussi, j’ai pris conscience de l’importance sans équivoque du jour du Souvenir.

Pendant toutes ces années, je n’ai jamais entendu quelqu’un s’exclamer : « C’est de l’histoire ancienne, pourquoi les gens ne tournent-ils pas la page? » ou « Oh! Encore les coquelicots… » ou encore « Pourquoi les anciens combattants ne peuvent-ils pas simplement passer à autre chose? Cet événement remonte à il y a plus de 60 ans. » J’aurais pu poser ces questions et me justifier en admettant mon ignorance. J’ai toutefois imaginé comment serait interprétée mon ignorance si je posais la question en adoptant un certain ton ou en la formulant avec une intention particulière parce qu’au fond je ne savais pas… Qu’est-ce qui m’aurait donné le droit de poser ces questions ou de faire de tels commentaires? Une personne m’aurait-elle informée? Aurais-je, à mon insu, offensé des personnes? « N’oublions pas » : voilà la devise du jour du Souvenir. Souhaitons-nous un jour ne plus nous souvenir? Voulons-nous tout simplement « passer à autre chose »? N’avons-nous pas le devoir de transmettre ces expériences et ces événements aux prochaines générations? Je me demande bien pourquoi nous voyons encore des gens s’étonner, s’indigner ou soulever des questions quand on évoque la réalité des pensionnats, l’histoire de la « rafle des années soixante » ou d’autres injustices historiques commises dans ce pays : « Pourquoi les gens ne passent-ils pas à autre chose? »ou « Cela fait longtemps que cela s’est passé. »

Liens pédagogiques

Ces questions m’invitent à réfléchir à ce qui se passe lorsque nous considérons les choses d’un point de vue différent, à la manière dont nous pouvons essayer de nous mettre à la place de quelqu’un d’autre. Je souhaite aussi me pencher sur les différences et les similitudes entre les trames narratives. La spécialiste du féminisme et de la justice sociale Judith Butler nous amène à nous poser cette question clé : « Pourquoi pleurons-nous certaines vies et pas d’autres? » Alors, je m’interroge : Comment pouvons-nous apprendre à marcher avec un pied dans chacun des deux mondes, l’occidental et l’autochtone? Comment pouvons-nous apprendre à vivre en harmonie et en équilibre, avec la terre et les autres, en aspirant à un avenir commun?

J’ai appris que l’apprentissage demande du temps, du recul, de l’honnêteté et de l’humilité.


L’eau

L’incertitude liée à des changements climatiques manifestes nous a obligés, en tant qu’humains, à écouter la Terre et à porter attention à ses appels : feux, sécheresses, inondations et autres phénomènes naturels continuent de déstabiliser notre existence et de perturber la relation que nous entretenons avec la Terre. 

L’ethnobotaniste Potowatomi Robin Wall-Kimmerer nous rappelle que nous avons tous la responsabilité de prendre soin du territoire et, par conséquent, de nous occuper les uns et les unes des autres : [Traduction] « La restauration écologique est un acte de réciprocité, et la Terre nous demande de consacrer nos dons à la réparation des dommages que nous avons causés. Les prouesses d’adaptation dont nous profitons inconsidérément peuvent servir à guérir la Terre, et non plus à l’affaiblir. Ce n’est pas seulement le territoire qui se rompt, mais notre relation avec lui. Nous pouvons être des partenaires dans le renouveau; nous pouvons être porteurs d’un remède pour la Terre. » (Robin Wall-Kimmerer, Minding Nature, vol. 7, no 2, 2014)

Comment rétablir l’équilibre? Comment apprendre à écouter la Terre? Comment vivre en harmonie avec la Terre et les autres? Nous pourrions répondre à certaines de ces questions en prenant d’abord conscience de la relation personnelle qui nous lie au monde naturel.

J’ai grandi entourée de montagnes. Je me suis réveillée tous les jours en saluant le soleil qui se pointait derrière le Cerro de la Silla (montagne de la selle), continuant ma journée en suivant son parcours jusqu’à ce qu’il se couche derrière le Cerro de las Mitras (montagne des mitres). Sans le savoir à l’époque, je développais un lien avec ce paysage qui m’a permis de grandir à Monterrey, la troisième ville du Mexique – une ville qui tire une beauté particulière de ses fleurs du désert, de son sol ocre et de ses espaces en béton. Il s’agit d’une ville conçue avec peu d’espaces verts parce qu’il n’y a pas assez d’eau pour répondre aux besoins de la population et de la nature. S’il y a deux barrages à proximité de la banlieue, la plupart d’entre nous apprennent très tôt la valeur de l’eau et sa conservation. En grandissant, nous avions des restrictions quant à la manière dont nous pouvions utiliser l’eau et à la quantité que nous pouvions consommer pendant la journée. J’ai appris à me doucher avec un seau pour ne pas gaspiller en attendant que l’eau chaude sorte de la pomme de douche. J’ai appris à réutiliser l’eau de rinçage de la machine à laver en détournant le tuyau dans un grand réservoir pour laver la voiture ou nettoyer le plancher plus tard. La protection de l’eau a toujours été l’une de mes priorités. Le fait d’avoir grandi dans des paysages désertiques a façonné ma vision de cet élément naturel, que les peuples autochtones du monde entier considèrent comme un parent. 

L’eau est l’un des quatre éléments qui créent le changement et maintiennent l’homéostasie dans la nature. La Terre, le Feu et l’Air complètent ce besoin d’équilibre. Depuis des millénaires, les peuples autochtones ont appris à écouter la nature et à apprécier les forces qui, au sein de ces éléments, permettent aux oiseaux de nicher, aux forêts de croître, aux baleines de migrer et à d’autres créatures d’hiberner. En d’autres termes, ils ont appris à porter une attention particulière aux cycles de la nature et, par conséquent, à les suivre. Ils ont saisi l’importance de respecter le rythme de la nature. Les peuples autochtones ne considèrent pas la nature comme une entité distincte; ils ont la conviction d’en faire partie. Après tout, ne sommes-nous pas constitués d’écosystèmes? Notre corps est à l’image de la nature : nous sommes constitués d’écosystèmes (le système digestif, le système respiratoire, le système circulatoire, etc.) qui doivent fonctionner en harmonie pour nous maintenir en bonne santé. Quand l’un de ces systèmes est perturbé, nous tombons malades ou nous nous comportons de manière irrespectueuse les uns et les unes envers les autres; nous pouvons même sombrer dans la violence. Il est nécessaire de retrouver l’équilibre pour être en bonne santé et rétablir le contact avec soi. Si l’on étend cette notion au monde naturel, on pourrait dire que pour guérir la Terre, il faut nous guérir les uns les autres, les unes les autres.Ces mots de sagesse sont tirés d’une prière ojibway que le révérend McKay, le premier Autochtone à diriger l’Église unie du Canada et un guide spirituel à l’Université de Winnipeg, a prononcée. Cette prière est une ode à l’intégration des savoirs autochtones et non autochtones (occidentaux) qui invite à réfléchir à la nécessité de non seulement rétablir l’équilibre en soi, mais aussi l’équilibre idéal avec le monde naturel.

Liens pédagogiques

Ces cent dernières années, la science occidentale nous a permis d’en apprendre beaucoup sur le monde naturel, l’espace et le monde intérieur des plantes, des animaux et d’autres créatures, y compris l’être humain. C’est grâce aux connaissances scientifiques que nous avons développé des moyens de vivre plus longtemps (mais pas nécessairement mieux), que nous avons poursuivi les avancées technologiques et que nous pouvons assister en temps réel à des événements se déroulant dans le monde entier. La science autochtone a également contribué à faire progresser les connaissances. Ainsi, nous sommes plus conscients des propriétés des plantes et de leur capacité à réduire les maladies et les affections. D’après certains rapports, [traduction] « les étudiants et étudiantes aspirant à une profession dans le domaine de la santé suivent des cours axés sur l’histoire et la santé des Autochtones ».

L’intégration de ces notions aux programmes d’études nous aide non seulement à mieux comprendre l’importance des savoirs autochtones, mais contribue également à décoloniser des pratiques et des perspectives qui ont été longtemps ignorées. Des paradigmes tels que ceux du Conseil canadien sur l’apprentissage (2007) peuvent nous servir de modèles pour commencer à reformuler notre compréhension de la santé, de l’éducation, des politiques et d’autres enjeux pertinents pour les Inuits, les Métis et les Premières Nations et, ce faisant, apprendre à rétablir l’équilibre en nous et autour de nous.

Je viens des montagnes, de la vallée et de la joie, la famille. 
Je viens d’un lieu où le brun est beau dans tous ses tons :
la terre, la peau et l’argile du désert. 
Je suis faite de liens familiaux,
de souvenirs ancestraux,
de festivals et de danses,
de plats festifs et de musique!
Je porte en moi l’amour
de mes parents, de mes frères et sœurs,
et je suis portée par l’amour
de mon partenaire de vie
et de mes trois étoiles brillantes…