Citez

L’etuaptmumk sous l’angle de la réciprocité

Par Dre Carmen Rodriguez de France

Carmen Rodriguez de France

Consultante en éducation

En tant qu’immigrante d’origine autochtone de la nation Kickapoo, Carmen reconnaît le privilège et la responsabilité qu’elle a de vivre et de travailler sur les terres des nations Songhees et Esquimalt, ainsi que sur les terres des peuples W̱SÁNEĆ et lək̓ʷəŋən en Colombie-Britannique. Son travail se situe toujours à l’intersection de la justice sociale, de la science de l’enseignement et de l’apprentissage, et des expériences des enseignants en service et en formation. Elle anime actuellement des cours sur les visions du monde indigènes, les épistémologies et l’éducation au département d’éducation indigène de l’Université de Victoria. Ses recherches sont toujours motivées par son propre intérêt à être une apprenante permanente et à promouvoir la diversité et la justice sociale.

En tant qu’ancienne enseignante au Mexique, Carmen comprend l’importance de développer et d’explorer des approches de l’enseignement et de l’apprentissage comme outil pour faire progresser la pensée critique. Grâce à sa participation à diverses initiatives communautaires dans des écoles, des centres de loisirs, des galeries d’art, des bibliothèques et d’autres espaces d’apprentissage, son travail vise à sensibiliser les gens afin qu’ils comprennent et apprécient mieux les histoires et les récits des peuples autochtones du Canada et d’autres parties du monde, et qu’ils en tirent des enseignements. Elle s’est engagée à renforcer les collaborations entre les peuples autochtones et non autochtones du Canada afin de créer un meilleur avenir commun.

« Il se passe quelque chose d’essentiel dans un jardin potager. Si vous ne pouvez lui dire ‘Je t’aime’ à haute voix, formulez-le avec des graines. Et la terre vous le rendra, au centuple, en haricots. » (Wall Kimmerer)

Dans son livre intitulé Tresser les herbes sacrées – Sagesse ancestrale, science et enseignements des plantes, la botaniste Robin Wall Kimmerer, membre de la nation autochtone des Potawatomi, partage des bribes de sagesse pour illustrer la culture de la gratitude qui appelle à la réciprocité comme moyen de renouer avec la nature et de restaurer le lien à la Terre. La science autochtone, qui témoigne d’une expertise du territoire et que l’on désigne aussi comme un ensemble de « connaissances écologiques traditionnelles » (CET), entre autres, se rapporte à un savoir détenu depuis des millénaires par les premiers habitants de la Terre. Prendre soin de la Terre a été (et demeure) essentiel à la survie et à la vie au quotidien. En écoutant le vent, en observant les cycles de la lune, en suivant la migration des oiseaux et d’autres créatures, les humains ont appris à vivre en harmonie avec la nature, à la protéger et à ne prendre que le juste nécessaire.

Le défunt aîné Dave Elliott père, originaire de W̱SÁNEĆ, en Colombie-Britannique, racontait que pendant la lune de PEN’AWEN, autrement dit durant le temps des récoltes, les gens sortaient pour dénicher des œufs de goéland, qui sont plus gros que ceux de poule. Ils ne prenaient que ceux trouvés dans les nids contenant de deux à quatre œufs. « Si le nid ne comptait qu’un œuf, ils ne le prenaient pas, sachant que la femelle abandonnerait le nid. Si le nid comptait deux œufs, ils en prenaient un; s’il en comptait trois, ils en prenaient deux. Jamais ils ne prenaient le seul œuf du nid pas plus qu’ils prenaient les œufs d’un nid en contenant quatre, car ils étaient probablement couvés par la femelle. » (wsanec.com/wp-content/uploads/2019/03/saltwater-people-1983-delliot-sr-compressed.pdf, p. 47; en anglais)

L’on constate que les lunes, les saisons, la période des récoltes sont quelques-unes des sources d’apprentissage et que plusieurs des enseignements sont liés au respect, au rapport, à la réciprocité et aux relations. Ces « 4R » (Barnhardt & Kirkness, 1991) servent de fondement aux valeurs et aux croyances de nombreuses nations autochtones, y compris les Métis et les Inuits. Si les « 4 R » ont été associés à des contextes d’apprentissage postsecondaire autochtone, ces valeurs peuvent également être transmises dans les milieux d’apprentissage et d’enseignement non autochtones.  

Une façon d’aborder ces liens consiste à examiner le concept d’etuaptmumk. Aussi appelé « approche à double perspective », ce concept a été développé en 2004 par l’aîné mi’kmaq Albert Marshall. Désireux de montrer aux Autochtones comment vivre harmonieusement dans « deux mondes », il préconisait l’apprentissage des savoirs autochtones et non autochtones – pour tirer profit du meilleur des deux mondes. D’abord mise au point pour favoriser la compréhension et l’utilisation des savoirs autochtones et non autochtones (occidentaux), l’approche à double perspective a ensuite été adaptée et intégrée à d’autres disciplines et approches pédagogiques dans les trois types d’apprentissage : formel, informel et non formel.

Dans l’apprentissage formel, le concept d’etuaptmumk et les principes sur lesquels il repose font référence à la capacité d’intégrer les connaissances scientifiques des deux visions du monde. Pensons, par exemple, à l’emploi de marégraphes pour mesurer la hauteur des marées ou à l’utilisation des sonars pour prévenir des accidents ou cartographier les fonds marins – issus de savoirs occidentaux. Les savoirs autochtones sont étayés par une multitude de connaissances tirées d’observations détaillées. Ainsi, pour prédire l’amplitude des marées, les Autochtones tiennent compte, entre autres facteurs, de la direction et de la vitesse des vents, de la saison, des phases de la lune, de la forme du littoral. Chacun de ces systèmes de connaissances, utile en soi, contribue à notre meilleure compréhension de ces phénomènes.

L’étude des méthodes de chasse traditionnelles et contemporaines des Autochtones fournit un autre exemple d’application du concept d’etuaptmumk. Lorsqu’en 1999, les Makah, une nation autochtone du nord-ouest de l’État de Washington, ont recouvré leur droit ancestral de chasser la baleine, ils se sont heurtés à une opposition farouche des partisans d’un vaste mouvement de protection de l’environnement qui critiquait leurs méthodes de chasse jugées non traditionnelles. Les journaux télévisés montraient les harponneurs autochtones chasser la baleine à partir d’un bateau à moteur. L’on pourrait y voir là un exemple de mise en commun des méthodes de pêche occidentales (non autochtones) et des pratiques traditionnelles autochtones. Un tel exemple d’intégration des points forts des méthodes occidentales et autochtones (ou d’application du concept d’etuaptmumk) peut susciter un malaise, des divergences de vues, voire des discussions. Un échange dirigé où de tels exemples sont analysés se révèle essentiel pour rappeler que les Autochtones doivent apprendre à utiliser les méthodes occidentales pour survivre dans le « monde de l’homme blanc ». Le feu écrivain ojibwé Richard Wagamese nous raconte que son grand-père comparait les chevaux (introduits par les Européens) à l’éducation :

[Traduction] « Nos braves et nos guerriers devaient voler des chevaux pour combattre pour une bonne cause. Si tu voles le cheval d’un homme, tu le prives instantanément de son moyen de déplacement. En même temps, tu obtiens la mobilité nécessaire pour continuer de défendre ta maison, ta terre et ta famille.

Nous étions alors des voleurs de chevaux.

Dans ce monde moderne, mon grand-père m’a fait savoir qu’il est impératif que je continue de voler des chevaux. Le seul moyen de m’assurer un avenir plus stable et de conserver mon identité autochtone est d’être un voleur de chevaux.

La technologie est un cheval. Au dire de Mishomis, chaque ordinateur, chaque gadget sophistiqué créé par l’homme blanc est une monture. Si je peux voler le cheval de la technologie, je pourrai continuer de lutter pour une bonne cause, me défendre, défendre ma maison, ma famille et mon peuple.

La langue anglaise représente aussi un cheval. L’éducation, les compétences professionnelles, la finance, l’emploi, l’administration, la télévision, la radio et les communications sont autant de chevaux élevés par cette technologie supérieure. “Apprends à monter ces chevaux, m’a-t-il dit. Apprends à les monter, à les dompter, à t’en servir, mais n’oublie jamais d’honorer la culture et la tradition qui t’ont donné la vie”.

Voler des chevaux… Le vieil homme était d’une grande sagesse.

En tant qu’adultes et modèles de comportement, nous devons donner le bon exemple. À tout moment, nous devons nous rappeler que les yeux des jeunes sont fixés sur nous. Lorsque nous utilisons les chevaux du monde moderne tout en conservant notre identité culturelle, nous leur montrons que c’est possible. »

Apprendre à voir le monde selon deux perspectives exige des personnes non autochtones qu’elles envisagent le bien-fondé des principes et des modes de vie autochtones et apprennent à s’en servir. Dans des contextes éducatifs non formels, de récentes études, liées surtout à la durabilité et à la gérance environnementale, indiquent que la science « occidentale » et d’autres disciplines continuent d’utiliser les principes et les fondements des savoirs autochtones lorsqu’elles tentent de rétablir l’homéostasie de la Terre. Dans différents domaines, notamment l’agriculture, les arts, le théâtre, la géographie et la musique, on a adopté et adapté les valeurs et l’épistémologie autochtones, et ce, non seulement pour faire avancer le processus de réconciliation, mais aussi pour reconnaître les mérites des connaissances millénaires, partie intégrante de la mémoire collective.

En dernier lieu, le concept d’etuaptmumk s’applique aussi dans des contextes informels lorsque nous recourons à la technologie pour accéder à des sites Web ou utilisons des applications pour apprendre des mots, des phrases dans une langue autochtone; un autre exemple d’application d’etuaptmumk est lorsque nous combinons des approches traditionnelles de guérison (comme la préparation et la consommation d’infusions d’écorce, de feuilles ou de graines) avec la prise de l’aspirine pour soulager la migraine.

Les principes qui sous-tendent le concept d’etuaptmumk sont à l’œuvre lorsque nous prêtons une oreille attentive au monde qui nous entoure et considérons la sagesse de la Terre, des anciens, des gardiens du savoir et des membres de la communauté avec lesquels nous interagissons, auprès desquels nous apprenons. Ces principes sont également mis en avant par les membres de la communauté non autochtone, les aînés ainsi que les enseignantes et enseignants qui ont uni leurs voix et décidé dans leur sagesse de s’engager à tracer le chemin de la réconciliation en transformant l’attention en intention.