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Pour que l’histoire devienne une expérience partagée

Par John Heckman – Le Tattooed Historian

Les amateurs d’histoire qui connaissent John Heckman le surnomment « l’Historien tatoué ». Après avoir obtenu son diplôme en histoire et avoir travaillé aux côtés du Corps of Engineers de l’armée américaine, John entame un cheminement en 2015 pour permettre à l’histoire de sortir de ses frontières et rejoindre de nouveaux publics plus diversifiés. Dans le cadre de son travail sur de nombreuses plateformes de médias sociaux ainsi que son balado, Le Tattooed Historian Show, John a eu la chance de collaborer avec des universités, des organismes sans but lucratif, le Service des parcs nationaux des États-Unis, le Département américain de la défense américain et plusieurs autres organismes des États-Unis et du Canada afin de donner vie au passé. Il habite en Pennsylvanie.

« Toute politique est toujours locale », a un jour affirmé Tip O’Neil, homme politique légendaire de Boston. Depuis, cette phrase a fait florès aux États-Unis. Il est vrai que la politique est continuellement présente dans notre vie quotidienne, sous une forme ou une autre. Elle dicte une ligne de conduite, ce qu’il est permis de faire, ce qui est interdit. C’est le proverbial « éléphant dans la pièce », que nous soyons d’accord ou non.

Nos ancêtres étaient aussi des bêtes de politique. Les guerres, les traités, les acquisitions de terres, l’éducation et bien d’autres sujets découlent tous de la politique à un moment particulier de l’histoire. S’il est vrai que « toute politique est toujours locale », ne pourrions-nous pas avancer aussi que « l’histoire est avant tout locale »? Je pense que si nous évoluons dans une société qui nous apprend à comprendre les récits historiques à une vaste échelle, selon une perspective macro, nous avons tendance à négliger les micro-histoires qui se déroulent à l’échelle locale. Ce désintéressement envers l’histoire locale apparaît comme un nouveau signal d’alarme pour quiconque d’entre nous aime le passé.

C’est la curiosité qui alimente notre désir de comprendre les récits historiques. Pour certains, cette flamme s’éteint lorsque l’histoire est cousue de trop de détails techniques. Nous ne pensons à l’histoire que dans le cadre d’une salle de classe et non comme une expérience qui peut être partagée. Depuis des millénaires, les êtres humains se rassemblent pour écouter les récits de leurs ancêtres, tant des héros que des « méchants », et découvrir ce qui a façonné leur monde. Je crois que l’heure est venue de faire de l’histoire une expérience commune qui s’intègre au quotidien.

Defining Moments Canada/Moments déterminants Canada (DMC/MDC) nous a fourni un schéma directeur pour faire de l’histoire locale une expérience partagée. Les visiteurs du site Web ont découvert par l’entremise de microhistoires sur la grippe espagnole à quoi ressemblait la vie de gens ordinaires dans les villes et les villages partout au Canada. En recourant à la cartographie narrative et à la technologie numérique, DMC/MDC a donné un visage aux héros locaux de la Seconde Guerre mondiale 75 ans plus tard dans la foulée de l’événement « JourVE75 ». Ces récits intimes sont souvent méconnus dans notre société, car nous tenons parfois pour acquise l’histoire locale.

Il est temps de remettre en question l’idée selon laquelle l’histoire locale pèse peu sur les grands événements historiques. L’histoire et la mémoire collective prennent racine dans l’histoire locale. Nombre d’entre nous avons été imprégnés par des conteurs qui nous ont relaté les faits du passé. Par exemple, des proches nous ont peut-être raconté ce qu’ils ont vécu pendant la Seconde Guerre mondiale. Ou encore un enseignant nous a peut-être demandé de recueillir des témoignages oraux dans notre entourage au sujet d’un lieu ou d’un moment particulier. Les occasions comme celles-là de se faire raconter des vécus sont innombrables; elles nous font prendre conscience que la macrohistoire peut devenir « micro » en un instant; ce qui semblait lointain devient alors plus tangible, plus accessible. Et voilà comment l’on acquiert une meilleure compréhension du monde qui nous entoure.

Je lance donc une invitation fort simple : faites place aux discussions et échanges dans votre communauté. Il peut s’agir d’entretiens qui se déroulent dans une bibliothèque, dans un café ou au bistrot du coin. Avant la pandémie, j’animais une fois par mois une série de causeries intitulée « The Tattooed Historian Presents » au Garryowen Irish Pub, à Gettysburg, en Pennsylvanie. Cet événement permettait aux gens de la place de se réunir, de boire un verre ou de savourer de délicieux mets tout en écoutant un conférencier leur dévoiler un chapitre de l’histoire locale. Ces soirées ont réuni toutes sortes de personnes venues se détendre, apprendre en s’amusant et nouer des liens.

Comment pouvez-vous vous inspirer de ces modèles et les transposer dans votre quartier ou votre village? Il y a tant d’activités possibles pour valoriser l’histoire locale! Nous pouvons, par exemple, lancer des projets qui mettent à l’avant-scène la vie des personnes qui ont façonné nos quartiers. Ces présentations peuvent se tenir dans une petite entreprise locale – une pierre, deux coups, on soutient les propriétaires qui ont vécu bien des difficultés en ces temps de pandémie… Nous pouvons aussi participer au défrichage d’un petit cimetière local, le dernier lieu de repos de nombreuses personnes qui ont autrefois aimé ce quartier autant que vous. Une fois la corvée collective terminée, tous peuvent se réunir, raconter les hauts faits de leurs proches en montrant où ils sont enterrés, et parler de leur vie. Après tout, chaque pierre tombale porte une épitaphe qui résume une vie; en qualité d’historiens, d’historiennes, nous avons le devoir de faire connaître ces récits biographiques autant que possible.

Admettons que, en chemin vers le travail, vous avez remarqué une borne patrimoniale. Pourquoi ne pas vous y arrêter la prochaine fois? Combien de fois vous arrêtez-vous pour découvrir ces sites patrimoniaux et vous demander ce qui les rend historiques? Combien de fois passons-nous devant sans même leur porter un regard? Si vous vous arrêtez, ne serait-ce qu’un court instant, vous découvrirez peut-être des faits inédits. Peut-être que la personne qui repose éternellement sous cette parcelle de terre a été témoin d’un événement historique qui vous fascine. Qui sait! Une borne en bordure de la route revêt peut-être une importance particulière pour votre famille ou vos proches.

En reconnaissant que l’histoire est locale, nous en faisons une réalité personnelle. Lorsque l’histoire nous touche sur le plan personnel, le passé devient porteur de sens. Nous aspirons à trouver ce lien qui nous rattache à un événement historique digne d’inspirer la créativité, le patriotisme ou l’espoir. Si l’histoire locale est délaissée parce qu’elle ne figure que rarement dans les livres ou les films, nous perdons la fierté à l’égard de nos origines. Des événements historiques se sont produits là où vous vivez, là où vous avez grandi. Certes, il faut parfois jouer au détective pour les retracer. C’est cette quête qui attise la curiosité.

Des projets, comme ceux que je vous ai mentionnés, font ressortir les liens communautaires qui nous unissent. Ils peuvent révéler nos lacunes comme société et nous faire comprendre leurs répercussions sur nos propres communautés. En dévoilant les bons comme les mauvais coups, nous informons les générations futures que nous avons fait de notre mieux pour tirer des leçons du plus grand nombre possible d’histoires. Ces récits peuvent ensuite être transmis à nos enfants. Le fil de l’histoire devient ainsi le fil conducteur de notre existence. Somme toute, nous resterons dans l’histoire… dans l’histoire d’ici, locale.