L’insuline et la créaposition
By: Madeleine Mant
En préparant mon cours en vue de la rentrée de septembre 2020, je ressentais une grande insécurité quant à la manière dont j’allais pouvoir, avec des cours en ligne, favoriser un sentiment de communauté. Ce cours n’avait jamais été offert en ligne. En mars 2020, lorsque la propagation de la COVID-19 nous a propulsé dans l’espace virtuel, nous bénéficions déjà d’un esprit de camaraderie, mes étudiants et moi, puisque nous avions passé les derniers mois à établir une relation basée sur la confiance, l’humour et les échanges en personne. À partir de mon bureau de fortune aménagé à la maison, j’ai communiqué à mes étudiants que nous étions tous dans la même barque et que nous allions passer au travers, en mettant constamment à jour nos nouvelles applications. Et nous avons tous traversé la ligne d’arrivée, dans un état de déroute et de soulagement.
Je savais que je n’allais pas devenir spécialiste de la pédagogie numérique au cours des quelques mois d’été, ce qui ne m’a pas empêchée de lire tout ce que je pouvais trouver au sujet des cours en ligne ouverts à tous, de la conception des cours et des intégrations technologiques. En imaginant comment j’allais donner le cours Anthropologie de la santé en ligne, j’ai entrepris d’appliquer les principes de conception universelle de l’apprentissage pour élaborer les travaux à remettre. J’ai parlé précédemment d’un type de travail spécifique, la créaposition (unessay,en anglais). Nous devons ce terme au docteur Daniel O’Donnell1, qui a demandé à ses étudiants d’aborder un thème en puisant dans leurs propres intérêts ou leur cadre de travail, de rejeter la formule classique de rédaction d’une composition et de développer ce thème dans le format de leur choix. Les projets spéculatifs, tels que les créapositions, permettent d’exploiter la créativité des étudiants, en les encourageant à trouver un angle d’approche personnel pour élaborer leurs travaux. D’autres éducateurs2 ont rédigé des rapports sur les défis et les succès des créapositions dans leurs classes et pour exprimer leur grande satisfaction envers les résultats obtenus. La session qui s’amorçait me semblait être la bonne pour tenter l’expérience.
Le cours Anthropologie de la santé offre les connaissances générales du volet académique novateur intitulé Anthropologie de la santé, de l’Université de Toronto à Mississauga. C’est un cours préalable pour suivre des cours axés sur la santé. Les étudiants en sciences sociales en deuxième année constituent le public général de ce cours; parmi eux, nombreux sont les étudiants qui ont choisi une concentration en anthropologie, ainsi que d’autres avec une double concentration en psychologie, en biologie et en sociologie. Le nombre d’inscription pour ce cours est passé à 102 à l’automne dernier, comparativement aux 61 inscriptions à l’automne 2019. C’est l’augmentation du nombre d’étudiants et le nouveau mode d’enseignement en ligne qui m’ont motivée à ajouter des éléments de flexibilité à mon cours.
J’ai présenté les directives suivantes aux étudiants, en leur donnant la possibilité d’élaborer une créaposition ou de rédiger une dissertation :
Réfléchissez à la découverte de l’insuline, aux personnes impliquées et à l’histoire du diabète avant et après la découverte. Sélectionnez les trois événements, personnes, objets ou autres éléments clés qui illustrent/célèbrent/expliquent le mieux la portée de la découverte de l’insuline. Qu’est-ce qui a mené à cette découverte? Comment cette découverte a-t-elle changé le monde?
De plus, j’ai demandé aux étudiants de rédiger un court document pour présenter leur projet, fournir un survol de leurs intentions, une justification du format sélectionné et donner leur impression générale de l’élaboration d’une créaposition.
Environ un tiers des étudiants ont sélectionné l’option créative. Une proportion encourageante. Leur réaction enthousiaste traduit l’importance critique des principes de conception universelle de l’apprentissage, soit les notions de choix, d’engagement et d’expression dans l’élaboration des travaux à remettre.
Si je m’attendais à des résultats surprenants, je n’avais pas prévu le rôle que les créapositions allaient jouer dans l’élaboration de notre communauté d’apprentissage virtuel. Les séances Zoom avec mes étudiants étaient toujours bondées; certains d’entre eux se connectaient régulièrement, voire toutes les semaines, pour me faire part de l’avancement de leurs travaux. Ces échanges démontraient l’engagement naturel des étudiants dans le cadre de la démarche curatoriale, et plus particulièrement la sélection et l’émergence de sens. Ce n’est qu’une fois que les étudiants ont commencé à explorer l’histoire de la découverte de l’insuline qu’ils ont été confrontés au plus important défi du projet, c’est à dire de sélectionner seulement trois événements, personnes, objets ou autres éléments!
Dans la majorité des cas, les étudiants m’ont présenté des projets exceptionnels; je suis ravie de vous présenter les travaux suivants, avec la permission de leurs créateurs. Karma Yachungtsang et Chloe Novogradac ont choisi de présenter l’histoire de Leonard Thompson, un garçon de 14 ans et le premier humain sur qui Frederick Banting et Charles Best ont testé leur extrait pancréatique en 1922. Karma, une étudiante intéressée par des études en médecine, s’est donnée le défi de rédiger une créaposition du point de vue de Banting lors de sa première rencontre avec les parents de Leonard. Dans son texte créatif, elle évoque la trépidation des parents à l’idée de voir leur fils guérir grâce à ce remède miracle :
Mon équipe et moi nous sommes rendus à l’hôpital pour rendre visite à Leonard. Mon cœur a presque failli lorsque j’ai vu cet enfant gisant sans défense dans son lit d’hôpital. À son chevet se trouvaient ses parents, éplorés. Ils s’accrochaient à ses petites mains, comme si leur étreinte allait à elle seule pouvoir prolonger la vie de leur fils.
Chloe a choisi de présenter Leonard après son traitement expérimental, une fois qu’il a repris des forces grâce au pouvoir résurrectionnel de l’insuline. Chloe a imaginé, aux côtés de Leonard, Marjorie, un des meilleurs chiens de laboratoire de Banting et de Best, qu’elle présente comme son égale. Le sacrifice de Marjorie et des autres chiens de laboratoires, à qui Banting et Best avaient enlevé le pancréas afin de provoquer un diabète, est ici présenté comme un des éléments clés de l’histoire de l’insuline. Chloe a dessiné un halo bleu autour de la tête de Marjorie et souligné le bleu des yeux de Leonard pour mettre en valeur le lien qui les unit. Le cercle bleu est significatif puisqu’il s’agit du symbole international du diabète.

La première rencontre entre Banting et Best a également fait l’objet de quelques travaux. Johann Misersky a créé une bande dessinée pour présenter comment le cours de l’histoire a été déterminé à pile ou face. Qinyu Liang, Yunfei Lin et Xinye Peng ont, quant à eux, programmé un jeu interactif mettant en vedette un Frederick Banting plutôt ironique qui espère que Best n’est pas allergique aux chiens.


Le destin des chiens de laboratoires de Banting et de Best a interpelé de nombreux étudiants, surtout ceux qui ont des animaux de compagnie. Emilia Missing a monté une bande dessinée comique intitulée « À quoi ça sert, un chien? » (A Dog’s Purpose), dans laquelle elle montre la contribution de Marjorie à la science, tandis que Maria Erica Fortes a recréé Le lab (The Lab), une œuvre que Banting a peinte en 1925, en y ajoutant Marjorie et en renommant la toile L’autre lab (The Imitation Lab).

Les étudiants ont expérimenté à l’aide de plusieurs médiums : Katya Godwin a conçu des motifs originaux et s’en est servi pour broder les événements clés de la découverte de l’insuline sur son sarrau de laboratoire : (1) l’éclair de génie de Banting (îlots de Langerhans, molécule de glucose, chien de laboratoire et le journal dans lequel il a noté son idée en plein milieu de la nuit le 31 octobre 1920; (2) la découverte à l’Université de Toronto (pancréas, conduits ligaturés, structure des protéines de l’insuline); et (3) le lien entre l’insuline et l’industrie (le logo de la compagnie Lilly, pompe à insuline, de l’argent).

Lorena Vela a créé un livre d’histoire et des casse-têtes pour enfants pour mettre en lumière l’importance du toucher dans l’apprentissage des enfants.
An Insulin Unessay – Storybook de Moments Déterminants Canada sur Vimeo.
Les travaux des étudiants ont aussi mis de l’avant les contributions de J.J.R. Macleod, à titre de superviseur, et du biochimiste James Bertram Collip, qui a purifié l’extrait d’insuline en vue des tests sur des sujets humains. Caroline Phung et Estee Chan ont représenté Collip dans l’habit d’un magicien qui sort un lapin de son chapeau au grand étonnement de Banting, Best et Macleod, dans une série d’illustrations soutenues par des commentaires enregistrés. Les expériences de Collip avec des lapins de laboratoire sont un des éléments clés pour résoudre le mystère de l’extrait.

Dans une créaposition intitulée Celui qui reste un peu dans l’ombre (The Slightly Forgotten), Lillian Phinney a caché des œufs de Pâques dans des illustrations de Collip, tels que des papyri de l’Égypte ancienne, mettant ainsi l’emphase sur l’histoire du diabète au fil du temps. Les contributions de Collip sont loin d’être aussi bien connues que celles de Banting et de Best, mais pas pour les étudiants du cours Anthropologie de la santé!

Les frises chronologiques de Salena Parso et les bandes dessinées de Sharyar Mahmood se penchent sur l’histoire du diabète avant que Banting n’y joue un rôle, alors que l’ensemble des infographiques d’Aysha Afzal présentent l’héritage contemporain de l’insuline : il n’existe toujours aucune cure pour le diabète et les facteurs socioéconomiques nuisent à l’accès aux soins.


Sharuthie Ramesh a élaboré une visite de musée virtuelle intitulée le Musée de l’anthropologie de la santé (Museum of Anthropology of Health), avec une bande-sonore complète : https://thewonderfulworldofinsulin.carrd.co/#, tandis que Murtaza Janjua a composé un rap avec musique originale :
[traduction]
Leur découverte a permis d’améliorer la qualité de vie
Des familles soulagées, de meilleurs jours, de meilleures nuits
Si l’insuline ne provient pas directement du pancréas
Y’a rien de mieux que de se l’injecter comme un as
Nicole Ambrosi a créé une animation image par image pour mettre en scène une leçon d’histoire. Dans sa réflexion, elle note que le film est composé de 681 photographies et a déclaré que : « Cet ouvrage est sans contredit un des plus longs travaux que je n’ai jamais réalisé, sur la plus bizarre station de travail qui soit, mais c’était une expérience fantastique. »
An Insulin Unessay – Stop Motion de Moments Déterminatns Canada sur Vimeo.
Shelby Scarpelli a imaginé les trois principaux conflits qui ont ponctué le parcours de Banting (avec ses collaborateurs Best, Collip et Macleod) dans le cadre de trois combats de boxe présentés sous la forme de manchettes sportives en noir et blanc, avec des commentaires sur le progrès de la recherche. C’est le chien de Shelby qui joue le rôle du commentateur .
An Insulin Unessay – Banting the Boxer de Moments Déterminants Canada sur Vimeo.
Finalement, Caitlin Penny présente l’histoire du diabète avec un récit d’horreur et de suspense au sujet de la « teneur en sucre mortelle ».
« Le diabète siphonne inlassablement la vie de ses victimes. Mellitus, ce miel qui attire les fourmis, est un ajout insolite que nous devons au docteur Thomas Willis, aux temps médiévaux, des siècles après la civilisation des Grecs. Une douce mise à mort qui prend naissance dans le sang. »
Read Caitlin Penny’s full story. [anglais seulement]
Parmi les autres travaux, je compe des balados, des vidéos Animaker et Renderforest, de la poésie et des présentations thématiques. Tous ces travaux mettent en lumière l’héritage du diabète et de l’insuline, de la Grèce et de l’Égypte anciennes à aujourd’hui.
Dans les nombreuses discussions entretenues avec mes étudiants au cours de la session, à propos des travaux, de craintes, de créativité et des défis s’y rapportant, j’ai pu voir et suivre l’évolution de leurs processus d’apprentissage. Certains d’entre eux terminaient alors leur parcours académique et m’ont remercié de leur avoir donné la chance de mettre en œuvre un nouveau format de travail. D’autres étudiants m’ont confié avoir choisi la créaposition uniquement parce qu’ils ne voulaient pas rédiger une dissertation de plus. Quelques étudiants ont avoué avoir préconisé la dissertation, un format connu et donc perçu comme rassurant. Ma méthode de présentation des travaux était loin d’être parfaite. Nombreux sont ceux qui m’ont demandé comment j’allais noter les créapositions. S’il était clair que ces étudiants avaient consulté les critères d’évaluation, dans lesquels je soulignais l’importance de présenter du contenu et faire émerger du sens avec clarté, c’est une grande question épistémologique qui nourrissait leurs craintes : est-ce que j’allais évaluer ces travaux plus « sévèrement » que les dissertations? Ou bien les créapositions constituaient-elles un format de travail plus « clément ». Pour élaborer la grille d’évaluation, j’ai eu recours à la méthode prônée par Ryan Cordell, selon laquelle une créaposition doit mettre l’emphase sur du contenu convaincant et efficace.3 Le travail présente-t-il clairement (sans avoir à consulter le court survol du projet de l’étudiant) les trois événements, personnes ou objets clés sélectionnés? Est-il possible, en regardant le travail, d’apprécier le niveau de compréhension de l’étudiant par rapport à son sujet? Les étudiants montrent-ils leurs sélections ou les racontent-ils?En encourageant les étudiants à expérimenter, je leur donnais également la permission d’échouer. Le document de survol qui accompagnait leur créaposition leur permettait également de clarifier leurs intentions, de présenter leur résultat et leur processus créatif, ainsi que les recherches effectuées.
Avoir recours à des travaux comme les créapositions habilite les étudiants à choisir un angle d’approche bien à eux pour prendre en main leur apprentissage. Pendant la session, j’ai mis fin à de nombreux appels en disant : « J’ai hâte de voir vos travaux! J’ai confiance en vous! » Nous n’avons pas encore pu nous voir en personne, mais grâce aux relations que nous avons tissé à la session d’automne et aux encouragements offerts dans le contexte de la pandémie, je sais que nos échanges ont été aussi significatifs que ceux que nous aurions eus en classe.
Les activités commémoratives permettent d’aborder la signification des sujets et de discuter de l’histoire, des dates et des lieux. Cette année, nous célébrerons le centenaire de moments profondément marquants de l’histoire médicale en retraçant l’évolution des recherches de Banting et de Best au cours de l’été 1921. En 2021, nous sommes également témoin du plus grand programme de vaccination de masse de l’histoire du Canada. La croisée de ces deux événements majeurs en matière de santé ouvre la voie à une occasion rêvée d’impliquer des élèves et des étudiants de tout grade dans des discussions sur la santé des personnes, l’accès aux soins de santé et des récits sur la santé, des sujets qui transcendent à la fois le temps et l’espace (virtuel). La découverte de l’insuline est un sujet qui se prête admirablement bien à l’étude dans le contexte d’un travail spéculatif comme la créaposition. Tout comme Banting, Best, Collip et Macleod, qui ont dû triompher des essais et des erreurs dans leur quête d’un traitement pour le diabète, plusieurs étudiants du cours Anthropologie de la santé ont osé explorer une nouvelle facette de leur apprentissage. Bien que la créaposition ne soit pas un format adapté à tous les sujets d’étude, les thèmes de prise de risques et de l’expérimentation offrent aux adeptes de la démarche curatoriale de nombreuses façons de plonger dans un domaine d’étude.
Références
1 – Daniel Paul O’Donnell, The unessay, http://people.uleth.ca/~daniel.odonnell/Teaching/the-unessay
2 – Marc Kissel, The UnEssay, https://marckissel.netlify.app/post/on-the-unessay/; Andrew Gillreath-Brown, The unessay, https://andrewgillreathbrown.wordpress.com/2020/05/15/the-unessay/; Patrick Sullivan, The UnEssay: Making room for creativity in the composition classroom,” College Composition and Communication, 67(1): 6-34; Donica Belisle, Beyond the essay: a research creation assignment, http://activehistory.ca/2021/01/beyond-the-essay-a-research-creation-assignment/.
3 – Ryan Cordell, The Unessay, https://s18tot.ryancordell.org/assignments/unessay/