La démarche curatoriale et la découverte de l’insuline : voilà « quelque chose de bien curieux »
J’ai longuement repensé au moment historique qui a eu lieu à l’été 1921 pendant que je me préparais pour la reprise des cours à l’automne. Lors d’un été excessivement chaud, l’Université de Toronto a vu Frederick Banting et Charles Best faire des expériences qui allaient les mener à une découverte incroyable, celle de l’insuline. Le biochimiste James Bertram Collip, co-découvreur de l’insuline, fait mention d’un « quelque chose de bien curieux » en parlant de la découverte d’un principe actif expérimental dérivé du pancréas d’un chien. Bien qu’il n’ait pas encore trouvé de nom pour cette substance, Collip a établi un processus pour purifier l’extrait pancréatique et le rendre sécuritaire pour des essais cliniques sur des humains. La découverte de l’insuline implique de l’organisation, de la patience, de la curiosité, de la frustration et le sacrifice de nombreux lapins et chiens de laboratoire. Par-dessus tout, cette découverte est le fruit d’une grande créativité.
Beaucoup de chercheurs et d’éducateurs souriront en reconnaissant l’état d’esprit auquel Collip fait référence lorsqu’il cherche à comprendre et à cerner un « quelque chose de bien curieux ». Cet état d’esprit prend tout son sens dans l’atteinte d’un objectif concret, comme c’était le cas de Collip, tel que la création d’un composé chimique spécifique. Mais dans un contexte pédagogique beaucoup plus large, ce « quelque chose » peut aussi s’entrevoir dans l’élaboration d’une communauté de classes en ligne, dans les efforts visant à déterminer comment transposer en mode asynchrone des activités conçues pour des échanges en personne ou dans l’élaboration de stratégies appropriées d’évaluation formative et sommative. Cette année pour la rentrée, nous sommes confrontés à une myriade de défis et d’inconnu.
Cet automne, dans mon cours Introduction à l’anthropologie de la santé, je prévois donner à mes étudiants un projet de créaposition[1]. Nous devons le terme unessay au Dr Daniel O’Donnell[i] qui l’a créé pour décrire un devoir qui consiste à rejeter la « formule » classique de rédaction d’une composition pour permettre aux étudiants de puiser dans leurs intérêts afin d’aborder un thème de leur choix (de trouver leur propre angle d’approche). Selon O’Donnell, il est préférable d’évaluer le caractère convaincant et efficace des créapositions. Les éducateurs qui ont fait appel à cette stratégie ont vu des étudiants produire des travaux de rédaction créative, des pièces de théâtre, des listes Buzzfeed, des créations artistiques, des chansons, des jeux de société, des bandes dessinées et bien plus. L’absence de conventions de format attise la curiosité et la créativité et l’octroi du choix des sujets d’étude concorde avec les principes de conception universelle de l’apprentissage. Un des piliers de la conception universelle est l’expression, la latitude qui permet à chaque étudiant de remettre ses travaux dans le format de son choix. Dans ce sens, la créaposition fournit un cadre de travail flexible et opportun.
Au cours du prochain trimestre, nous célèbrerons le centenaire de l’idée originale de Frederick Banting, cette idée qui l’a soudainement tiré du lit le matin du 31 octobre 1920 et qui l’a éventuellement mené à découvrir l’insuline. Je présenterai à ma classe la chronologie des événements qui comprend la découverte de l’insuline (une idée de génie) en 1920 et l’obtention du prix Nobel en 1923. Mes étudiants devront prendre en charge la réflexion et répondre aux questions suivantes :
Réfléchissez à la découverte de l’insuline, aux personnes impliquées et à l’histoire du diabète avant et après cette grande découverte. Sélectionnez trois événements, personnes ou objets clés qui illustrent/célèbrent/expliquent le mieux la découverte de l’insuline. Qu’est-ce qui a mené à cette découverte? Comment cette découverte a-t-elle changé le monde?
L’insuline et le diabète sont des sujets d’étude d’envergure; ce travail est conçu pour permettre aux étudiants d’aborder le sujet selon l’angle d’approche de leur choix. L’apprentissage de la santé est un processus intime et profondément humain; les étudiants connaissent peut-être quelqu’un qui souffre de diabète ou en souffrent eux-mêmes. Ce travail les pousse à explorer et mettre en lumière l’impact personnel de cette maladie dans un contexte géographique et historique plus vaste. C’est l’occasion de raconter l’histoire d’un corps ou de plusieurs corps. Étudier l’insuline et son contexte se veut une entreprise d’appartenance et de fierté : il s’agit d’une découverte canadienne!
La démarche curatoriale et le cadre de travail de sélection, d’archivage, d’émergence de sens et de partage s’alignent remarquablement bien avec une créaposition sur l’insuline. Sélectionner des preuves – des artéfacts, des articles, des événements – implique de dégager, à partir d’une quantité astronomique de sources, des informations pertinentes. Les étudiants peuvent travailler seuls ou en petits groupes pour produire leur créaposition, et ainsi prendre en charge leur apprentissage et participer à la création d’une communauté en ligne. En faisant appel à la pensée critique et en se penchant sur l’émergence de sens, les étudiants vont devoir choisir le meilleur moyen de véhiculer ce qu’ils ont appris. J’aimerais pouvoir célébrer les travaux dans le cadre d’une grande exposition à la fin du trimestre, pour faire valoir tous les projets créatifs et les partager avec toute la classe.
La démarche curatoriale permet aux étudiants de suivre leur instinct puisque la créaposition est une démonstration de la confiance de l’instructeur. Cet exercice requiert bien entendu des directives claires; l’instructeur est chargé d’expliquer comment le caractère convaincant et efficace constitue le critère du succès d’une créaposition. J’ai hâte de mettre ma classe au défi puisque ce projet exige également un investissement créatif de la part de l’instructeur. Je m’attends à vivre et faire vivre un parcours fascinant au cours du trimestre; je ferais le point sur ce sujet en décembre pour partager le fruit du travail accompli. C’est la démarche curatoriale dynamique et formative à son meilleur.
Cet automne, les instructeurs et les étudiants devront chercher et tenter de comprendre ce « quelque chose de bien curieux » tout en s’adaptant aux divers formats, styles d’enseignement et méthodes de connexion que la situation actuelle nous pousse à adopter. C’est le temps de laisser parler notre créativité. Je sais que je suis prête à expérimenter.
[1] Créaposition est une traduction libre et créative du terme anglais unessay créé par le Dr Daniel O’Donnell (Ndlt).
Tous les documents et liens de référence sont offerts en anglais seulement.
- O’Donnell, Daniel Paul. The unessay. http://people.uleth.ca/~daniel.odonnell/Teaching/the-unessay.
Consultez les liens suivants pour voir d’autres exemples d’interprétations et de réflexion sur l’utilisation et l’évaluation de la créaposition :
- Kissel, Marc. The UnEssay. https://marckissel.netlify.app/post/on-the-unessay/
- Kissel, Marc. Creative Unessay Project. http://anthropology.populr.me/unessay-project-bioanth
- Gillreath-Brown, Andrew. The Unessay. https://andrewgillreathbrown.wordpress.com/2020/05/15/the-unessay
- Clark, Emily Suzanne. The Unessay. https://esclark.hcommons.org/the-unessay/
- Ullyot, Michael. The Unessay. http://ullyot.ucalgaryblogs.ca/2012/10/04/the-unessay/
Cordell, Ryan. Unessay Projects. http://s17tot.ryancordell.org/assignments/unessays/