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Éviter une pandémie de pensée historique

Par John Heckman

Les amateurs d’histoire qui connaissent John Heckman le surnomment « l’Historien tatoué ». Après avoir obtenu son diplôme en histoire et avoir travaillé aux côtés du Corps of Engineers de l’armée américaine, John entame un cheminement en 2015 pour permettre à l’histoire de sortir de ses frontières et rejoindre de nouveaux publics plus diversifiés. Dans le cadre de son travail sur de nombreuses plateformes de médias sociaux ainsi que son balado, Le Tattooed Historian Show, John a eu la chance de collaborer avec des universités, des organismes sans but lucratif, le Service des parcs nationaux des États-Unis, le Département américain de la défense américain et plusieurs autres organismes des États-Unis et du Canada afin de donner vie au passé. Il habite en Pennsylvanie.

La pandémie a eu, et continue d’avoir, un impact profond sur notre vie de tous les jours. Je constate en effet que des événements de ce type, de cette amplitude, révèlent la vraie nature de notre grande collectivité. La crise de santé publique qui fait rage laisse entrevoir une grave crise personnelle et sociale. Il semble qu’en tant que membres de nos collectivités, nous sommes davantage préoccupés par la commodité que par le bien commun. Nous perdons patience et nous rebutons face aux défis à relever. La COVID-19 est le miroir de la nature humaine; elle nous montre ses qualités, ses failles et ses maux. 

Comment allons-nous faire, alors, pour évoluer dans un monde postpandémie? Nous explorons encore aujourd’hui diverses stratégies de réouverture et de déconfinement et poursuivrons ces efforts de retour à la normale pendant encore quelques temps. Mais la nouvelle réalité, celle qui vient après la pandémie, nous semblera peut-être bien étrange. Il est possible que l’anxiété vienne teinter notre perception des foules, des petits espaces clos, des gestes d’affection entre ami.es. Nous tentons tant bien que mal de sortir de cette pandémie, mais la question qui se pose est comment allons-nous explorer et nous réconcilier avec notre vraie nature?

C’est non seulement notre génération, mais aussi celles qui vont suivre, qui va tenter de s’épanouir dans un monde postpandémie façonné par nos expériences partagées. Je sens que les domaines de la santé et des sciences humaines vont devoir s’unir dans la lutte visant à assurer le bien-être des gens. Il existe, sur le site Web de Moments déterminants Canada, un excellent article intitulé « La COVID et la nouvelle ère de l’éducation », dans lequel nous pouvons lire : « Il est nécessaire de traiter les conditions médicales, bien entendu, mais c’est loin de suffire; en plus des vaccins et des traitements médicamentés, les solutions doivent résoudre les problèmes socio-économiques sous-jacents qui favorisent ce type d’interactions entre les maladies. » De ces conditions sous-jacentes découlent des biais qui nuisent à notre perception empathique de l’histoire et teintent notre compréhension du passé et nos interactions avec les membres de divers groupes démographiques. Il nous faut non seulement nous préoccuper de la prochaine vague de COVID, mais aussi d’interpréter les faits historiques du passé avec le respect qui est dû et faire preuve de respect envers tous.

Alors que les jours défilent et que nous nous approchons de ce que nous espérons être la fin de cette pandémie, je nous invite collectivement à observer les mouvements et les tendances sociales. De dures réalités nous attendent; préparons-nous à vivre des moments de grand inconfort. Les discussions saines, basées sur des faits probants, profitent à nos sociétés, alors que les opinions réactionnaires, les grandes déclarations infondées et vides de faits nuisent grandement à l’établissement d’une histoire sociale saine. En fait, notre vision de l’histoire contemporaine a elle aussi besoin d’un vaccin!

Vous est-il déjà arrivé de patienter dans votre voiture derrière quelqu’un qui a le droit de tourner à droite sur un feu rouge et qui ne le fait pas? Le conducteur ne bouge pas, son clignotant indique son intention de tourner; peut-être pense-t-il qu’il doit attendre que le feu passe au vert avant de tourner? Pendant ce temps, la file de voiture allonge derrière vous et vous êtes pris dans cet embouteillage. Aucune issue devant. Vous ne pouvez faire marche arrière sans vous éloigner de votre destination. Vous disposez donc de deux options : enfoncer votre klaxon et crier au conducteur d’avancer ou faire preuve de patience jusqu’au feu vert. En klaxonnant, vous risquez de faire sursauter le conducteur et le pousser à commettre une action dangereuse. En patientant, vous leur donnez le bénéfice du doute en vous disant que le progrès prend parfois une dose de patience et de prudence.

Nous voilà pris dans le trafic et plusieurs d’entre nous expriment leur impatience. Des sources d’informations de toutes sortes nous bombardent à la fois d’articles et de renseignements sur la santé et les problèmes de nature historiques. Les nouvelles des conditions de vie dans les pensionnats autochtones du Canada et des États-Unis ont montré qu’il est grand temps d’avoir une conversation constructive à propos du passé au même moment où nous débattons de la santé des individus. À titre de société, nous devons nous assurer de ne pas laisser le déni et le dédain nuire à l’acquisition des connaissances et des vérités historiques. Certains d’entre nous, pris dans cet embouteillage, vont klaxonner et crier lorsqu’il est fait mention de quelque chose qui, à leurs yeux, semble nous ralentir. C’est pour cette raison précise qu’une bonne éducation publique a le mandat de paver une voie vers l’avenir fondée sur les connaissances, et non pas les hyperboles. Notre formation d’historiens nous donner les outils pour écouter, pour le meilleur et pour le pire, le fil narratif de l’histoire et en raconter les récits le plus fidèlement possible. 

À quel moment la crise qui sévit devient-elle une pandémie de pensée historique, telle que je l’ai décrite au début de mon texte? Ce glissement prend naissance lorsque nous écoutons, non plus pour comprendre, mais pour répondre, pour réagir. Cette crise de santé publique nous met les nerfs à rude épreuve et nous bouleverse; or le choc provient de la compréhension (ou plutôt de l’incompréhension?) des moments de l’histoire exprimés par le biais des gens qui nous entourent. Il est primordial que les sciences sociales maintiennent cet espace où il est possible de parler des dures vérités sans crainte de représailles.

Dans un second temps, la recherche d’informations ne devrait pas être un processus linéaire. Par exemple, lorsque vous effectuez des recherches en ligne, il est possible que vous sélectionniez des sources qui sous-tendent votre point de vue aisément. Mais ce faisant, vous ne questionnez pas l’identité de l’auteur, à qui s’adressent les informations, la structure du contenu, etc. Certains d’entre nous choisissent de les croire sur parole. Ce n’est pas une bonne présentation de l’histoire; c’est de la propagande. Lorsque nous cherchons à relier les idées que nous nous sommes faites à des informations qui leur correspondent, il n’y a plus d’apprentissage; nous nous rangeons du côté des idées creuses. Plutôt que d’effectuer des recherches ciblées, élargissez votre horizon! Demandez-vous : « Qui a écrit ce texte? », « Quelle est l’intention de l’auteur en publiant ce texte? », « À qui s’adresse l’auteur? ».

Enfin, nous entrons dans une ère de pandémie de la pensée historique à partir du moment où nous réduisons le financement des ressources utiles aux sciences sociales. Le remède pour prévenir ce type de pandémie coûte cher, qu’il s’agisse de restaurer un bâtiment historique, acquérir de nouveaux équipements d’archivage pour empêcher la moisissure d’abîmer des documents et des artéfacts ou défrayer les coûts d’entretien des cimetières. Certaines sphères de notre société ont déjà perdu le financement de projets ayant pour but de faire valoir le fil narratif historique, ce qui nuit à la préservation des nombreuses facettes de l’étude de l’histoire.

Moments déterminants Canada est au compte des organismes qui mènent sans relâche la charge pour soigner les sciences sociales. Grâce à la démarche curatoriale, un cadre de travail que le site Web de MDC résume avec brio, nous pouvons tous devenir de meilleurs ambassadeurs du passé. Nous pouvons donner le feu vert au fil narratif historique et lui permettre de circuler librement en quelques étapes faciles. Consultez la section Enseigner le JourVE75 du site Web pour en apprendre davantage sur cette démarche. Une fois familiarisé avec ces ressources, à vous de faire quelque chose de similaire pour aider d’autre personnes ou proposer votre temps et devenir bénévole pour aider ceux et celles qui créent ces fantastiques présentations du passé.

Comment développer nos aptitudes en matière de démarche curatoriale? Premièrement, penchez-vous sur la pertinence et l’utilité des documents sources originaux. Sachez qu’un document source original constitue une preuve probante d’un moment historique; il a été créé par à l’époque en question ou par quelqu’un qui a vécu à l’époque donnée. Ensuite, assurez-vous de conserver ces artéfacts historiques adéquatement et établissez comment ils constituent des sources pertinentes. Examinez alors les données de chacune des sources sélectionnées. Ces données permettent-elles d’établir des liens clairs pour tenter de mieux comprendre le passé? Est-ce pertinent pour l’atteinte de votre objectif? Comment vous serviront-elles à aider autrui à mieux comprendre l’histoire? Finalement, trouvez une manière pertinente et authentique de partager le fruit de vos découvertes.

Chacun d’entre nous à sa façon bien à lui ou elle de partager des découvertes. En ce qui me concerne, j’ai choisi de transposer l’expérience traditionnelle d’apprentissage d’une salle de classe au vaste univers des médias sociaux. Je me suis rendu compte que mes créations et travaux ont inspiré d’autres individus à rassembler des communautés en ligne pour parler du passé. J’ai été surpris de voir que ma passion motive des gens à atteindre de nouveaux objectifs et je suis profondément ému d’avoir joué un tel rôle. Il ne tient qu’à vous de contribuer à votre façon. Vous pourriez, par exemple, lancer un balado, écrire un blogue ou partager des photos historiques épatantes sur un site Web. Vous possédez une voix et un style uniques; vous avez le pouvoir de partager l’histoire avec d’autres personnes et favoriser un dialogue collectif.

Lorsque vous choisissez de faire rayonner le passé, vous ouvrez de nouvelles avenues pour que le trafic progresse vers l’avant et pour ceux qui vont un jour traverser ce même carrefour. Nous nous tenons à la croisée des chemins, un moment critique de notre évolution où nous devons comprendre de quoi est faite notre trame sociale et personnelle. Tout comme nous devons garder les yeux sur la route en conduisant, nous devons aussi, de temps à autre, jeter un regard en arrière dans le rétroviseur. Il va de soi de garder en tête d’où nous venons afin de comprendre où nous allons.