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Willard Boyle : le scientifique

De Howard Akler

Nous sommes en 1969. AT&T, la société mère de Bell Labs, fait la promotion de son nouveau Picturephone. L’appareil, un croisement entre un vieux téléphone à cadran et un petit téléviseur en noir et blanc, indique une hausse marquée des factures de téléphonie; une conférence vidéotéléphonique de trois minutes allait coûter 200 $. Le projet allait éventuellement être abandonné. Pendant ce temps, Jack Morton, chef de la recherche à Bell Labs, l’entité chargée de la recherche et du développement d’AT&T, s’intéresse à des idées novatrices. 

L’immeuble Bell Labs, situé au New Jersey, a été conçu de façon à favoriser la collaboration. Les bureaux de scientifiques de tout acabit donnent sur de longs corridors; le physicien qui se lève pour aller chercher un café va invariablement croiser le chemin d’un informaticien, d’un mathématicien ou d’un ingénieur en électricité. Ces échanges impromptus font avancer les projets. 

C’est pour cette raison qu’on le surnomme la « fabrique à idées ». Parmi les grandes technologies qui ont alimenté l’essor du 21e siècle, de nombreuses ont vu le jour entre ses murs : le transistor, composant clé de la grande majorité des appareils numériques; la cellule photovoltaïque utilisée dans tous les dispositifs à énergie solaire; le premier système de téléphonie cellulaire; UNIX et C qui sont à la base des systèmes d’exploitation informatique et des langages de programmation les puissants que nous connaissons aujourd’hui. Et, bien sûr, le dispositif à transfert de charges (CCD) qui a mené au développement de l’imagerie numérique.

Morton sollicite Willard « Bill » Boyle, qui compte déjà quelques brevets à son actif, tels que le « diode laser » et le « laser constant à rubis ». Boyle va voir George Smith, un de ses collègues dont le bureau se trouve dans le même corridor, et lui demande de venir le voir après le lunch. Les deux en profitent pour faire un remue-méninge. Une des premières idées qui leur vient est le concept de l’effet photoélectrique d’Einstein, qui se produit lorsqu’un faisceau de lumière frappe une pièce de métal et qu’un faible courant électrique la traverse. 

Boyle travaille dans le domaine scientifique de la physique des solides qui étudie le comportement électromagnétique des matières dures comme le métal. Smith, quant à lui, s’investit dans la physique appliquée et se démarque par sa capacité exceptionnelle à résoudre des problèmes d’ingénierie. Ils élaborent ensemble le concept du dispositif à transfert de charges (CCD) qui se sert d’une puce de silicone plat pour capter et emmagasiner la lumière avant de la transformer en un grand ensemble de points numérisés, soit des pixels, en une fraction de seconde.  

Willard S. Boyle, gauche, et George E. Smith en 1974. Image reproduite avec l’aimable autorisation des archives des Laboratoires Bell.

Ils calculent et recalculent les valeurs sur une ardoise. Ils dessinent une ébauche du design. Ils sont confiants d’avoir mis le doigt sur quelque chose d’important. La totalité de leur remue-méninge et de leur concept a pris à peine plus d’une heure. Une fois construit, le prototype donne des résultats au premier essai. Quelques mois plus tard, Boyle présente un article sur le capteur CCD lors d’une conférence intitulée « Le futur des circuits intégrés » (traduction libre de The Future of Integrated Circuits) tenue à New York. Il raconte qu’à ce moment-là, « nous avons fait sauter la baraque! » 

Des homologues scientifiques viennent les consulter avec toutes sortes de questions. De retour au bureau de Bell Labs, Michael Tompsett, un autre collègue, pousse le concept encore plus loin et construit la première caméra à capteur CCD; de nombreuses autres entreprises ont rapidement montré de l’intérêt pour les différentes applications du capteur CCD. Au moment où Boyle et Smith reçoivent le prix Nobel de physique de 2009, les applications du capteur CCD sont non seulement connues mais aussi largement répandues.

Du haut de ses 81 ans, Boyle se remémore les moments clés de sa longue carrière de découvertes scientifiques et, ce faisant, démystifie les mythes du chercheur solitaire et de l’idée de génie qui frappe lorsqu’on s’y attend le moins. 

Après 26 ans de service à Bell Labs, Boyle a occupé plusieurs postes de direction : directeur des sciences et des études exploratoires de l’espace, directeur exécutif du développement des équipements; directeur exécutif de la division des sciences de la communication. Mais peu importe le titre figurant sur sa carte de visite, Boyle connaît la valeur de la collaboration multidisciplinaire.
« Je pense que la plupart des grandes idées ne viennent pas des gens qui travaillent dans leur coin, explique Boyle au quotidien Toronto Star en 2006, mais plutôt des personnes qui possèdent de vastes connaissances dans leur domaine et qui en comprennent la portée. C’est là la condition pour l’essor de l’innovation. »