La maladie est à la mode partout
Les Souvenirs de Jacques-Ferdinand Verret sur la vie quotidienne au temps de la grippe espagnole
Mathieu Arsenault
Parmi les curiosités que recèlent les archives nationales du Québec, l’ouvrage Mes Souvenirs est de celles qu’on ne se lasse pas de consulter. Rédigé entre 1879 et 1946, ce journal intime bien particulier est l’œuvre de Jacques-Ferdinand Verret, un petit commerçant sans histoire habitant le village de Charlesbourg, en banlieue de la ville de Québec. Il est difficile de savoir ce qui à partir du 1er janvier 1879, a poussé cet homme dans la jeune vingtaine à écrire ses mémoires, ou plutôt comme il l’écrit lui-même, à se mettre « en frais de relater les divers faits qui partageront [sa] vie »[1]. Quoi qu’il en soit, ce journal est une véritable chronique des événements de la vie villageoise, tout comme de l’actualité nationale et internationale que Verret observe depuis son magasin de Charlesbourg, lors de ses promenades en ville, ou encore dans les journaux qu’il lit assidument.

Journal de Jacques-Ferdinand Verret.
LES SOUVENIRS DE JACQUES-FERDINAND VERRET

Source : BAnQ, Fonds Jacques-Ferdinand Verret (P819).
Fils du boulanger et marchand Jacques Verret, Jacques-Ferdinand a quitté l’école dès 16 ans afin de travailler dans l’entreprise familiale. Malgré qu’il soit alors relativement peu scolarisé, le jeune Verret maîtrise assez bien l’écriture du français et de l’anglais; talent que son père met à profit en le chargeant d’entretenir la correspondance pour le magasin. Ce travail où il apprend à tenir les livres de compte et à administrer l’entreprise familiale a donné un style particulier au journal de Jacques-Ferdinand. Écrit à la façon d’un livre de compte, ses Souvenirs sont organisés de manière minutieuse et rédigés dans un style sobre – parfois simpliste – où l’exactitude et la précision dans l’ampleur des détails de la vie quotidienne est étonnante. Développant ce style particulier pendant la dizaine d’années où il écrit sa chronique, Verret délaisse l’écriture en janvier 1888. Approchant la trentaine, il entre alors dans une nouvelle époque de sa vie; marié à Lucie Bédard en 1891, il s’investit de plus en plus dans l’entreprise familiale et se passionne pour l’horticulture et l’apiculture. À la mort de son père en 1900, Jacques-Ferdinand prend la relève du magasin qui est désormais reconnu pour la qualité de son miel.
Ce n’est qu’en 1912 que Jacques-Ferdinand Verret reprend l’écriture de ses Souvenirs. Lorsqu’il recommence à tenir ses chroniques à l’âge de 52 ans, il est un commerçant bien établi et un apiculteur de renom. Sa passion pour l’élevage des abeilles et la production de miel se reflète dans son journal où il note consciencieusement l’état de ses ruches et les menus travaux saisonniers. À partir de 1914, le journal de Verret témoigne de l’impact qu’a la Première Guerre mondiale sur la vie quotidienne à Charlesbourg. Dès septembre 1914, il note par exemple que la guerre cause « beaucoup d’embêtements » pour l’approvisionnement du magasin. Comme il l’écrit le 8 septembre, le conflit mondial vient tout changer, et les anciennes relations d’affaires font place à l’affrontement :
J’ai refusé aujourd’hui d’honorer la traite de Benary parce qu’il est d’Allemagne et qu’on nous a dit de ne pas envoyer d’argent en Allemagne afin de ne pas aider à l’ennemi en lui fournissant des fonds pour nous écraser.2
Malgré les inconvénients de la guerre, Verret fait preuve de débrouillardise afin de continuer à tenir boutique comme à l’accoutumé :
Octobre 26. – Une agréable surprise : pendant cette guerre effroyable qui sévit en Europe, nous sentons le contrecoup au Canada. J’étais inquiet de connaître si je pourrais me procurer les graines nécessaires : or je suis informé qu’un lot de sept gros colis est arrivé à Québec venant de Kelaway, Angleterre. L’Angleterre a encore le contrôle de l’Atlantique. Il va sans dire que les graines sont plus chères […]. Le risque de guerre dans le transport et la valeur du change compte pour beaucoup.
Plus la guerre se prolonge, plus ses effets se font toutefois ressentir au Canada. Après plus de trois ans de conflit, Verret constate que la situation générale dans le pays est plutôt difficile. En plus du prix élevé des aliments de base et de la pénurie de certains produits, le marchand s’inquiète des mauvaises récoltes de l’automne 1917 :

Lucie Bédard et Jacques-Ferdinand Verret en 1920. Source : Archives personnelles de J.-F. Verret (edithbedard.ca)
Octobre 19, 1917 – C’est une bien mauvaise année quant à la récolte. Tout le pauvre monde est dans la désolation. […] Ajoutons à cette misère la conscription qui fait pleurer les mères et rend inquiets les jeunes gens. Depuis l’ouverture de la guerre, il y a plus de trois ans, jamais encore un voile de tristesse aussi grande n’était tombé sur nous. L’inquiétude est grande et on craint que cela devienne intolérable. La guerre est un grand fléau. Sera-t-elle suivie de la famine même pour nous ?
En lisant le journal de Jacques-Ferdinand, on s’aperçoit que les privations engendrées par la guerre affectent de plus en plus les Canadiens restés au pays. À l’automne 1917, Verret est pourtant loin de se douter qu’au prix et à la rareté des aliments, au rationnement des combustibles, et à l’imposition de la conscription s’ajoutera bientôt un nouveau fléau bien pire encore.
LA PESTE D’OCTOBRE 1918
À partir du mois d’octobre 1918, impossible de ne pas noter un changement drastique dans les préoccupations quotidiennes de Jacques-Ferdinand. Soudainement, les malheurs de la guerre passent au second plan :
La guerre causait beaucoup d’angoisses, la presque famine, le mauvais pain, les viandes trop maigres causaient bien des murmures, mais la peste comme disent les litanies des Saints, est encore pire.
Le 5 octobre, Verret prend mesure de l’ampleur de la pandémie, croyant lui-même avoir attrapé cette vilaine grippe qu’il attribue « à la mauvaise température de septembre et un peu à la rareté et à la mauvaise qualité des vivres. » Quelques jours plus tard, il note une première victime dans son entourage, son cousin Ernest Paradis. Jeune homme de 23 ans actif, travailleur, et sobre, Ernest faisait partie des conscrits envoyés au camp militaire de Valcartier vers la fin du mois de septembre. Aussi, à peine une dizaine de jours après son arrivée sur la base militaire, le jeune homme tomba malade et mourut d’une « pneumonie » dans les casernes de Québec. Selon Verret, il est probable que son cousin soit « parti de chez lui avec les germes de la maladie car toute sa famille était malade ». À l’époque, il était toutefois bien connu que les casernes où s’attroupent les militaires sont de véritable foyer d’infection.

Source : La Patrie, 29 octobre
Octobre 5 – Malade, je me soigne et garde la chambre. On est dans une période épidémique de grippe : des milliers de personnes sont malades et quelques-uns en profite pour nous quitter.
Rapidement, Verret se rend compte que la maladie fait des ravages autour de lui. Le 13 octobre, il se plaint « qu’il est difficile aujourd’hui de se procurer des infirmières et des gardes-malade, quand il y a à peu près 500 malades dans la paroisse. » Au-delà du nombre élevé de malades, c’est le jeune âge des victimes répertoriées par Verret qui est particulièrement frappant :
10 octobre : La grippe fait ses ravages: trois mortalités aujourd’hui
Eugénie Duhaut 23 ans,
Marie Anne Bédard 31 ans,
Paul Villeneuve 20 ans.
14 octobre : Deux funérailles hier après-midi, deux enfants de la famille Lazare Houde (Rolande 11 ans et Anna 23 ans).
Deux autres ce matin, Omer Bauvet 25 ans,
Léopold Villeneuve 20 ans.
21 octobre : Germaine Paquet 23 ans, fille d’Édouard Paquet.
22 octobre : Léopold Légaré 25 ans, fils de Narcisse Légaré.
Bien que Verret ne fasse pas un décompte exhaustif de toutes les victimes de la grippe à Charlesbourg, il n’en demeure pas moins frappé par leur jeune âge. Malgré tout, c’est sans conteste la mort de son beau-frère Hector Linteau qui l’affecte le plus. Dès le 9 octobre, Verret note la virulence de la grippe dans la famille de sa sœur Alice. Bien que les enfants semblaient « prendre du mieux » quelques jours plus tard, la situation de leur père s’aggravait.
13 octobre : C’est une grande consolation pour une famille malade de voir qu’elle n’est pas complètement abandonnée et ma sœur Alice nous reçut avec une grande joie, ma femme et moi. Et ma femme n’est pas la première venue au chevet des malades. À part sa charité et son dévouement, elle a des connaissances médicales assez étendues.
En dépit des soins qui lui sont prodigués, Hector Linteau succombe à la maladie au matin du 18 octobre, à l’âge de 36 ans. Ce jour-là, Verret se confit longuement sur la force physique et la douceur de caractère du mari de sa sœur dont la vie a été brisée par la grippe.
Grâce au récit qu’il fait des funérailles de son beau-frère, Verret donne un aperçu de la façon dont les familles portaient le deuil au temps de l’épidémie de grippe. À une époque où les morts sont encore exposés à la maison, Verret précise que « ce n’est pas une mince affaire de garder et veiller un mort dans une maison où il y a encore quatre ou cinq malades, et dans un temps où personne n’entre dans la maison ». Une autre particularité de son récit est la grande rapidité avec laquelle la famille doit procéder à l’inhumation. Organisant les funérailles de son beau-frère décédé la veille, Verret décrit « une journée de grands énervements » :
19 Octobre – Ce matin M. le Curé me fait dire que l’église est fermée jusqu’à nouvel ordre. Qu’il n’y aurait pas demain dimanche, d’office religieux, que le vicaire était malade et me demandait de voir aux détails des funérailles. J’ai reçu ensuite la visite de mon ami l’abbé Galerneau, qui m’expliqua les difficultés de la situation et me conseilla de faire l’inhumation aussitôt que possible des restes de ce pauvre Linteau.

Source : BAnQ, Journal de J.-F. Verret 1918, fonds P819
Comme l’église est fermée afin de limiter la propagation de l’épidémie, il est décidé de procéder à l’inhumation le jour même, quitte à faire le service funéraire plus tard, lorsque l’épidémie sera finie. L’enterrement a lieu au cimetière vers 16h00 :
On recommande de ne pas être plus que 25 personnes aux funérailles : malgré tout nous étions plus de trente. On se rendit donc directement de la maison au cimetière : l’abbé Galerneau fit les prières d’usage et notre pauvre ami Hector a été déposé pour dormir son dernier sommeil dans mon lot au cimetière. Il dormira à nos côtés. Ses trois petits garçons désiraient aller au cimetière, fonds P819 on les habilla bien chaudement et je les pris en soins. […] La mère est encore malade et bien fatiguée.
Au plus fort de l’épidémie, la mort est omniprésente à Charlesbourg comme ailleurs dans la province. Les souvenirs laissés par Verret témoignent de ces temps difficiles où l’on comptait « 3, 4 et 5 funérailles par jour et des malades dans toutes les maisons ». À la mi-octobre, aucun effort ne semble permettre d’enrayer l’épidémie, à tel point que Verret commence à croire que cette « peste » est peut-être un plus grand mal que la guerre elle-même :
Nous allons perdre plus de personnes ici que nous en perdons sur le champ de bataille.
LA VIE QUOTIDIENNE AU TEMPS DE LA GRIPPE
Outre les malades qu’elle emporte dans la tombe, la grippe qui « est à la mode partout » est aussi une grande nuisance pour les activités quotidiennes. La grippe est mauvaise pour les affaires. Non seulement y a-t-il « peu de promeneur » dans les rues, mais Verret note aussi que chez son frère Moïse, « tout son personnel est malade », le forçant à fermer boutique. Le 14 octobre, Jacques-Ferdinand s’alarme que « pour la première fois depuis 61 ans, la boulangerie Verret est arrêtée par la maladie [puisque] tout le personnel est malade ». Il n’y a toutefois pas que l’entreprise familiale qui souffre de l’épidémie, car la vie au village apparaît comme suspendue :
Octobre 17 – C’est bien triste au village et un peu partout je veux croire : des malades dans toutes les maisons et des grands malades. On ne voit presque personne sur la route et personne dans les champs. La main de Dieu frappe lourdement. Nous avons des dizaines de malades dans la famille Verret.
Au milieu de cette triste atmosphère, il semble malgré tout que chacun fait de son mieux afin de continuer à vivre le plus normalement possible. C’est ainsi que Jacques-Ferdinand s’affaire à ses tâches quotidiennes ; il travaille au magasin, s’occupe de ses abeilles et voit aux dernières récoltes au jardin. Ce n’est d’ailleurs pas sans une certaine satisfaction qu’il constate que le rationnement du sucre causé par la guerre est bon pour les affaires : vu le manque de sucre, la demande pour le miel est très grande et personne ne s’occupe du prix.

Source : La Vérité, 5 octobre 1918
Vers la fin du mois d’octobre, soit environ trois semaines après que la grippe ait fait son apparition à Charlesbourg, les gens commencent à prendre espoir. Verret affirme même que « la situation semble s’améliorer ». Aussi, les habitants du village semblent moins s’inquiéter de la transmission de la maladie. Alors que les églises demeurent fermées partout dans la province, Verret assiste à une messe basse pour la Toussaint qui attire quelque 400 à 500 paroissiens. Le lendemain, il se rend à la messe basse noire où se rassemble une centaine de personnes, et ce « en dépit des règlements du conseil d’hygiène ». Quant à la guerre, les nouvelles qui traversent l’Atlantique se font de plus en plus encourageantes, de sorte qu’au début du mois de novembre, Verret a espoir d’être arrivé « au bout de la Grande Guerre avec tous ses fléaux toutes ces misères ! » Les bonnes nouvelles semblent donc se succéder lorsque le dimanche 4 novembre, il affirme qu’« il n’y a plus de maladie ici » à Charlesbourg.
Durant le mois de novembre, le chroniqueur note surtout le bonheur qu’apportent les célébrations marquant la signature de l’Armistice, la fin de la guerre et la victoire des Alliés. À la fin du mois, Jacques-Ferdinand se réjouit aussi d’entrevoir la fin des privations imposées par la guerre : « On commence à se croire en temps de paix. Le pain, le bon pain de froment qui depuis quelques mois était remplacé par un mélange de substituts qui n’était guère agréable à manger nous est revenu. » Et pourtant, malgré cet enthousiasme, les autorités publiques se font prudentes et continuent à limiter les rassemblements afin d’éviter une recrudescence de l’épidémie. C’est pour cela qu’en décembre, le curé du village annonce qu’il n’y aura pas de messe de minuit à Noël; ce que déplore vivement Verret pour qui il semble que l’épidémie soit chose du passé. Il n’est d’ailleurs pas le seul paroissien à questionner cette décision, puisque le dimanche suivant, il note dans son journal :
M. le Curé au prône déclare que s’il n’y a pas eu de messe de Minuit à Noël, c’était dans un but de protection pour la santé de ses paroissiens, que la grande majorité de ses paroissiens étaient des personnes intelligentes qui avaient compris la situation et qui avaient accepté sa décision sans se plaindre : quant aux quelques imbéciles qui s’étaient plaints, il ne valait pas la peine de s’en occuper. Pas besoin de dire que les gens ont été surpris d’autant de sollicitude de la part de leur curé. On y est si peu habitué. Je crois qu’il a fait cette déclaration pour excuser son acte étrange.
Cette critique assez vive du curé et de sa décision d’annuler la messe semble à prime abord être assez surprenante considérant la nature plutôt conservatrice de l’auteur des Souvenirs. Mais la déception de Verret a été partagée par plusieurs paroissiens pour qui il était important d’assister à la messe de Noël comme à l’accoutumée. C’est que le terrible épisode de la grippe espagnole avait fortement ébranlé les familles et désorganisé la vie sociale et communautaire pendant plus d’un mois. En cela, le journal de Verret donne à voir la résilience d’une communauté qui tant bien que mal, malgré les nombreuses pertes et les deuils qui accablaient presque toutes les familles, cherche à se relever et à se remettre du passage de cette terrible épidémie de l’automne 1918.
ENDNOTES
[1] Jacques-Ferdinand Verret et Remi Ferland (ed.), Mes Souvenirs : Tome I (1879-1882) (Sainte-Foy : Édition de la Huit, 2001), p. 2.
[2] Les citations de Jacques-Ferdinand Verret sont tirées de ces journaux personnels conservés par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et disponibles en ligne. Voir BAnQ, Journal personnel de Jacques-Ferdinand Verret 1916-1918, fonds P819.