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Coup dur pour les Premiéres Nations

Mais quelle sorte de gouvernement est-ce?

La grippe espagnole, les Premières Nations et la politique du gouvernement fédéral

Mary-Ellen Kelm

Les Premières Nations ont leurs propres histoires concernant la pandémie grippe qui a sévi en 1918, et vous pourrez les entendre, racontées dans leurs mots ailleurs sur ce site Web. Mais voici une histoire de la grippe, tirée d’archives publiques, qui concerne le gouvernement et qui en dit long au sujet de la relation entre les fonctionnaires fédéraux, les institutions et les Premières Nations — une relation de ségrégation, d’isolation et de traumatisme, comme la qualifie l’historienne Mary Jane McCallum.

Margaret Gagnon n’était qu’une petite fille en 1918 lorsque la grippe a balayé sa communauté Lheidli T’enneh à Shelley, au nord de la ville de Prince George au centre de la Colombie-Britannique. Bien des années plus tard, elle ne pouvait se rappeler ce qui était arrivé lorsqu’elle était tombée malade. Elle se rappelait seulement que c’était l’automne lorsque la maladie s’en est prise à elle, et que ce ne fut qu’au printemps qu’elle avait pu recommencer à marcher dans son village. Alors que la neige fondait et que le niveau des rivières était à leur maximum, elle vit ce qu’il était devenu : un lieu où les maisons étaient froides et désertes. Sa famille étant plongée dans le désarroi, Margaret fut forcée d’aller au pensionnat autochtone de Lejac au lac Fraser, à 160 km de chez elle.[1]

Tout comme elle a affecté les autres communautés au pays, la grippe a aussi dévasté les familles autochtones dans les réserves du Canada.[2] Le taux de mortalité chez les Premières Nations était toutefois plus élevé : huit fois plus élevé que parmi la population générale de la Colombie-Britannique. Pourtant, les Premières Nations pouvaient compter sur ce que d’autres gens n’avaient pas, c’est-à-dire un système de santé publique géré par ce qui était alors le Département des Affaires indiennes. Mais le rôle omniprésent du gouvernement dans la vie des Autochtones a rendu ceux-ci moins susceptibles d’obtenir les soins dont ils avaient besoin pour survivre à la grippe. En songeant à l’histoire de Margaret, l’on peut voir que son récit ne prend sens qu’une fois qu’on le situe dans le contexte plus large de la relation entre le Canada et les Premières Nations.

À la fin du 19e siècle, le système de santé fédéral pour les « Indiens inscrits » s’est développé de façon fragmentaire. Lorsqu’Ottawa a commencé à investir le domaine des soins de santé à la demande pressante des chefs des Premières Nations, les fonctionnaires du gouvernement cherchaient d’abord à empêcher les maladies épidémiques comme la variole de se déclarer dans les réserves. Un système de santé a donc vu le jour dans l’ouest du Canada : le gouvernement fédéral payait les médecins, les infirmières et autres intervenants pour faire des visites, fournir des médicaments et vacciner les Autochtones habitants dans les réserves.[3]

En 1905, le fonctionnaire et écrivain Duncan Campbell Scott est devenu comptable en chef au Département des Affaires indiennes. Lorsqu’il a vu combien d’argent le gouvernement dépensait pour les soins de santé des Premières Nations, il s’est demandé pourquoi. Puisque la plupart des communautés autochtones au sud du pays avaient alors acquis une immunité commune à des maladies comme la variole — pour laquelle il existait un vaccin efficace —, de nombreux fonctionnaires médicaux croyaient qu’ils développeraient eux-mêmes une immunité contre la tuberculose en temps voulu. Il n’était donc pas nécessaire, selon Scott, de dépenser de l’argent pour eux.

Pendant la décennie qui a précédé l’épidémie de grippe de 1918, Scott avait considérablement amputé le budget des services de santé. Il a cessé de rémunérer les médecins du Département pour les visites qu’ils rendaient et leur versait plutôt un salaire très faible. Ce faisant, les meilleurs médecins ont simplement quitté le service, alors que les autres combinaient leurs activités dans les réserves à une pratique privée ou à du travail à forfait pour une entreprise locale.[4] Les soins de santé pour les Premières Nations étaient rarement leur priorité. Lorsqu’une maladie aussi virulente que la grippe espagnole a frappé en 1918, les médecins du Département des Affaires indiennes ont donc eu du mal à soigner les Autochtones dans les réserves, alors que leurs patients privés les réclamaient eux aussi. Margaret Gagnon se rappelle qu’on lui ait dit que le médecin du Département des Affaires indiennes ne faisait jamais de visites à l’extérieur de Prince George. Il n’avait pas le temps, très peu d’énergie et encore moins de motivation pour se déplacer jusqu’à Shelley.

Mais si la grippe s’était déclarée seulement dix ans plus tôt, un médecin n’aurait pas eu à se déplacer du tout pour soigner Margaret et sa famille. En effet, jusqu’en 1911, la communauté Lheidli T’enneh vivait là où elle avait toujours résidé, au confluent du fleuve Fraser et de la rivière Nechako, juste à côté de la ville de Prince George. Cependant, en 1911, le gouvernement canadien a modifié la Loi sur les Indiens pour forcer le déplacement de toute réserve jugée trop près de la population eurocanadienne. Les dirigeants de la ville de Prince George ont saisi l’occasion pour vendre ces terrains de grande valeur aux nouveaux arrivants. Afin d’influencer le vote du conseil de bande Lheidli T’enneh, ils ont mis le feu à leurs maisons et ont forcé les Autochtones à se déplacer dans un endroit connu sous le nom de Shelley, à une certaine distance en amont sur le fleuve. Parmi les nombreuses raisons invoquées pour justifier leurs actions, ils ont dit vouloir protéger les habitants de Prince George des maladies, particulièrement de la tuberculose affectant les populations autochtones.[5]

En 1918, le système de santé d’abord conçu pour desservir les besoins des Premières Nations protégeait déjà davantage celle de la population eurocanadienne. À ce moment, ce n’était plus la variole qui inquiétait les fonctionnaires du gouvernement, mais plutôt la tuberculose. Le tubercle bacillus peut infecter n’importe quelle partie du corps, mais c’est la tuberculose pulmonaire que l’on associe le plus souvent à la tuberculose. Transmise par les gouttelettes de salive ou de mucus projetés par une personne qui tousse, éternue ou crache, la tuberculose est une maladie extrêmement contagieuse, plus particulièrement dans des conditions ou l’hygiène est déficiente et les logements surpeuplés. Bien que la maladie fût encore associée aux taudis urbains en 1918, le taux d’infection par tuberculose étaient en baisse chez la majorité des Canadiens. Dans les réserves et les pensionnats autochtones par contre, la tuberculose était toujours en progression.[6]

Les responsables de la santé de l’époque croyaient que l’un des meilleurs moyens de protéger la santé des Canadiens et de composer avec les taux élevés de cette maladie chez les Premières Nations était de financer des infirmeries dans les pensionnats.[7] Mais le problème était que les pensionnats en eux-mêmes agissaient comme « centres de propagation » de la maladie : ces établissements concentraient en un même lieu des enfants malades, les affaiblissaient par une mauvaise alimentation, le travail forcé et les abus divers. Les pensionnats favorisaient donc la transmission du bacille de la tuberculose auprès des enfants en santé, en plus de renvoyer certains enfants malades dans leurs familles où ils contribuaient à transmettre la maladie à leur entourage. Pour des familles qui furent durement touchées par la grippe comme celles de Margaret, envoyer les enfants dans les pensionnats ne faisait que compromettre encore plus leur santé mentale, spirituelle et physique.[8] Margaret parlait peu de son expérience au pensionnat Lejac, mais sa camarade de classe, l’Aînée Saik’uz Mary John, s’en rappelle comme d’un lieu où régnaient la solitude et la faim. Le pensionnat Lejac n’existe plus, mais son cimetière demeure, sur la rive balayée par le vent qui souffle sur le lac Fraser.[9]

En conclusion, on constate que l’histoire de Margaret ne constitue pas une tragédie isolée, mais plutôt une tragédie systémique. Le gouvernement fédéral a constamment pris des décisions qui ont eu des effets néfastes sur la santé des membres des Premières Nations, même lorsqu’il administrait un système de santé qui était censé être conçu pour leur bien-être. Ce faisant, le gouvernement fédéral a permis à la grippe espagnole de faire des ravages dans les communautés autochtones, dans lesquelles le taux anormalement élevé de maladies ont continué de marquer le quotidien des Premières Nations dans les réserves partout au pays bien après la fin de l’épidémie de grippe espagnole.


[1] Entrevue enregistrée avec Margaret Gagnon par Mary Ellen Kelm, septembre 1993, Prince George, C.-B.

[2] Bibliothèque et Archives Canada, National Health and Welfare, RG 29. vol. 853-096.1 May 1919; «Vital Statistics, 1919,» British Columbia, Sessional Papers, 1920.

[3] Mary-Ellen Kelm, Colonizing Bodies: Aboriginal Health and Healing in British Columbia, 1900-1950. (Vancouver: University of British Columbia Press, 1998), 104-152; James B. Waldram, D. Ann Herring et T. Kue Young, Aboriginal Health in Canada: Historical, Cultural, and Epidemiological Perspectives. 2ème édition. (Toronto: University of Toronto Press, 2006),173-209.

[4] Kelm, Colonizing Bodies, 111.

[5] Frank Leonard, A Thousand Blunders: The Grand Trunk Railway and Northern British Columbia, (Vancouver: University of British Columbia Press, 1996), 175; Frank Peebles, “City’s 100th anniversary built on village’s ashes,” Prince George Citizen, 17 mars 2015.

[6] Waldram, Herring et Young, Aboriginal Health, 69.

[7] Maureen K. Lux, Separate Beds: A History of Indian Hospitals in Canada, 1920s-1980s. (Toronto: University of Toronto Press, 2016), 23.

[8] Ian Mosby et Tracey Galloway, “‘Hunger Was Never Absent’: How Residential School Diets Shaped Current Patterns of Diabetes among Indigenous Peoples in Canada,” Canadian Medical Association Journal 189, no. 32 (14 août 2017): E1043–45.

[9] Bridget Moran, Stoney Creek Woman: the Story of Mary John. Vancouver: Arsenal Pulp Press, 1988.