Citez

Graver leurs noms dans le bronze

Médecins et professionnels de la santé en temps d’épidémie

Mathieu Arsenault

Un professeur, quel qu’il soit, peut toujours rappeler à ses élèves l’incomparable linceul de dévouement dans lequel furent ensevelies nos victimes de l’influenza, au mois d’octobre 1918. Dr J. Gauvreau, La Leçon de nos morts[1]

Source: La Patrie, October 5, 1918.

Au tout début du mois d’octobre 1918, alors même que les nouvelles de la guerre sont de plus en plus encourageantes, la presse québécoise commence à alerter la population sur la propagation de l’épidémie d’influenza. Sévissant en Europe depuis déjà plusieurs semaines, les symptômes de la maladie commencent alors à apparaitre dans plusieurs endroits de la province.

Bien qu’il « y ait lieu de considérer la situation comme très menaçante, si rien n’était fait pour l’endiguer[2] », le directeur du Conseil d’hygiène de la province de Québec se veut rassurant. Misant largement sur la responsabilité individuelle des citoyens dans l’application des mesures de prévention usuelles afin de limiter la propagation, Elzéar Pelletier affirme alors que « si tous ceux qui sont malades ou qui ont été en contact avec les malades prenaient soin de leurs sécrétions nasales et buccales, au lieu de les semer partout, la maladie ne pourrait pas prendre, cette année, l’extension qui lui a été si coutumière par le passé.[3] »

Source: La Patrie, October 15, 1918.

Certains commerçants flairant la bonne affaire, des publicités pour toutes sortes de sirops et de remèdes promettant de prévenir – voire même de guérir – la grippe apparaissent dans les journaux de partout au pays. Souvent endossées par des « docteurs » plus ou moins sérieux mobilisés à des fins promotionnelles, ces « choses merveilleuses » ont su capter l’intérêt et l’argent d’une population à la recherche de moyens de se protéger contre une épidémie qui ne semblait vouloir n’épargner personne. À en croire le fabricant américain de l’Élixir de Vin Amer de Triner, il y avait un tel engouement pour ce genre de « remède dont la grande efficacité a été [soi-disant] démontrée durant l’épidémie d’influenza », qu’il y avait pénuries[4]. Bien loin de l’image projetée par ces « guérisseux » et autres gourous de la pharmacopée profitant de l’épidémie pour mousser leurs ventes, une autre classe de spécialistes de la santé était à pied d’œuvre pour lutter contre les ravages de la maladie sur le terrain. Dans l’ensemble des villes et des villages du pays, la presse n’a pas manqué de souligner le dévouement des médecins face à l’épidémie.

Source: Le Progés du Golfe, October 4, 1918.

Dés le 30 septembre, la mort du docteur Hippolyte Sirois, médecin pratiquant dans le village de Trois-Pistoles au Bas-Saint-Laurent, donne à voir l’élan de sympathie qui se manifeste envers le personnel médical se dévouant pour traiter les victimes de cette « pernicieuse et redoutable maladie » appelée grippe espagnole. Quelques jours après le décès du jeune médecin de 34 ans des suites de l’épidémie, un article paraît en première page du Progrès du Golfe afin de remédier à l’annonce de sa mort jusqu’alors présentée « comme un fait divers d’importance plus ou moins négligeable ». Loin d’y voir une fatalité ou une banalité du quotidien, le journal tient à souligner

la mort héroïque et l’abnégation admirable, édifiante, de cet obscur martyr du dévouement professionnel, succombant lui-même aux étreintes de l’impitoyable camarde, qui pour mieux opérer son œuvre de destruction des vies humaines, s’est attaquée sournoisement à la vie de cet homme de l’art, adversaire infatigable qui lui ravissait tant de proies convoitées, pour le terrasser à son tour et le coucher brutalement dans la froide tombe où il repose désormais pour l’éternité.[5]

Au-delà des élans lyriques fidèles au style en vogue à l’époque, ce texte témoigne d’un désir du journaliste d’exalter le dévouement des professionnels de la santé en ces temps d’incertitude face à une épidémie incontrôlable. En plus de souligner un sens du devoir ne faisant reculer le médecin devant les dangers de la contagion, on donne volontiers le dévouement des médecins en exemple, les comparants aux saints martyrs d’autrefois tout comme aux héros des champs de bataille : « Il y a dans la vie de ses héros et de ces martyrs qui humblement se dévouent et se sacrifient pour les autres, d’utiles et précieuses leçons de désintéressement et d’abnégation qu’il est bon de se rappeler de temps en temps[6] ».

Durant le mois d’octobre tout particulièrement, l’accumulation de nouvelles annonçant le décès de médecins un peu partout à l’échelle de la province contribua à accentuer cet élan d’admiration pour les professionnels de la santé. À la mi-octobre, la mort du docteur Conrad Ringet âgé de 34 ans et pratiquant à Rimouski, offre l’occasion à la presse locale de renouveler son plaidoyer envers les médecins qui, un peu partout en province, « ont déjà payé de leur vie la lutte obscure et pénible, qu’ils avaient héroïquement entreprise pour faire face au fléau envahisseur qui fait rage et ravages d’un bout à l’autre de notre pays ». Dans un contexte marqué par la Grande Guerre qui rage en Europe depuis quatre ans, c’est tout naturellement que la figure du médecin se battant contre un nouvel ennemi viral se fond avec à celle du soldat : « Le médecin, plus que tout autre, est gravement exposé à succomber dans la mêlée; c’est un soldat d’avant-garde qu’un seul minuscule et redoutable germe morbide sournoisement inoculé dans son organisme peut tuer tout aussi fatalement qu’une balle ou un éclat de bombe meurtrière lancée au hasard par les engins de guerre de l’ennemi. » Regrettant la disparition de ces médecins « courageux jusqu’à l’héroïsme », la presse ne manque pas de souligner la jeunesse de ces hommes dans « la fleur de l’âge » auxquels l’avenir se montrait souriant[7]. Loin d’être des cas uniques, la mort des docteurs Sirois et Ringet ne sont que deux exemples parmi une longue liste de collègues. Le phénomène était tel que vers la fin du mois d’octobre, un bilan s’imposait : « Le spectacle fut impressionnant. Un mois durant, l’un après l’autre, vingt-sept sont tombés! Sans doute le goût du métier, sinon l’amour du devoir, les a rendus vigilants jusqu’à la témérité.[8] » Le sort tragique des médecins morts en combattant l’épidémie ne manquant pas d’inspirer jusqu’au littéraires évoquant une lutte acharnée, mais souvent menée à armes inégales :

Nos docteurs voudraient la circonvenir

Afin d’en libérer la métropole,

Mais qui pourrait l’empêcher de grandir?

Ne savons-nous pas qu’elle est espagnole…?[9]

Regrettant qu’il ait « fallu édifier ce navrant martyrologe » pour que l’« altruisme qui fait le médecin indifféremment traiter le fiévreux, le variolé ou le pestiféré[10] » soit pleinement reconnu par la population, le docteur Joseph Gauvreau suggérait qu’au lendemain de l’épidémie, il faudrait « dresser la liste complète de ces héros du devoir fait humblement, par charité chrétienne, et par humanité ». Le but avoué étant de commémorer leur sacrifice en posant « bien en vue dans un endroit publique, – ainsi sur les murs de l’hôtel du gouvernement à Québec, – une tablette commémorative du dévouement des médecins qui ont donné ces semaines-ci leur vie pour leurs frères souffrants », n’oubliant pas d’y « associer les noms des infirmières victimes, [elles] aussi, du devoir[11] ». À considérer cette proposition visant à ériger un mémorial commémorant les médecins et les infirmières qui sont « tombés au champ d’honneur », on prend la mesure de la reconnaissance envers le sacrifice de toute une « armée » de professionnels de la santé combattant l’épidémie dans les villes, les hôpitaux temporaires et les campagnes du Québec. Aux médecins et aux infirmières, il conviendrait d’ailleurs d’ajouter les religieuses, les garde-malades et les citoyennes engagées qui ont manifesté, en bien des occasions, le même courage face à la maladie affligeant leurs familles et leurs communautés.

Si un tel mémorial n’a jamais vu le jour, c’est sans doute parce qu’une fois l’épidémie enrayée, la fin de la Guerre mondiale et les efforts pour ériger des monuments aux soldats qui sont morts et qui ont souffert dans la boue et les tranchées outre-mer ont quelque peu éclipsé le combat qui fut mené au pays contre la grippe. Ainsi, en dépit de l’élan d’admiration témoignée au moment de l’épidémie, le docteur Gauvreau ne pouvait que regretter, plus de 15 ans plus tard, qu’on n’ait « pas encore trouvé le tour de graver dans le bronze, les noms des trente-sept médecins qui sont tombés victimes de leur dévouement durant la grande épidémie de grippe espagnole en 1918[12] ». Aujourd’hui, il n’appartient qu’à nous de redonner vie à la mémoire de ces trente-sept médecins et de tous ceux et celles dont l’on ignore encore le sacrifice. Le nom et l’histoire de centaines de femmes – infirmières, religieuses ou de garde-malades – qui ont fait preuve du même dévouement; qui ont fait le même sacrifice afin de soulager leurs communautés en ces temps d’incertitude, attendent d’être graver dans le bronze.

Dans l’espace d’un mois seulement, en octobre 1918, les journaux ont recensé 25 médecins morts de la grippe espagnole. Qu’en est-il des victimes durant les mois de les femmes – infirmières, religieuses ou de garde-malades – que l’on pourrait ajouter à cette liste?

Source: Le Progrés du Golfe, November 30, 1918.

ENDNOTES

[1] Joseph Gauvreau, « La leçon de nos morts », Le Progrès du Golfe, 30 octobre 1918, p. 6.

[2] Elzéar Pelletier, « Des moyens préventifs », Le Devoir, 4 octobre 1918, p. 2.

[3] Le Progrès du Golfe, October 4, 1918, p. 1

[4] « De la prévoyance », La Liberté, Winnipeg, 4 décembre 1918, p. 6.

[5] Le Progrès du Golfe, 4 octobre 1918, p. 1.

[6] Le Progrès du Golfe, October 4, 1918, p. 1.

[7] Le Progrès du Golfe, October 18, 1918, p. 1.

[8] Joseph Gauvreau, « La leçon de nos morts », Le Progrès du Golfe, 30 octobre 1918, p. 6.

[9] Armand Leclaire, « La Grippe Espagnole », Le Passe-Temps, 16 novembre 1918, p. 458.

[10] Joseph Gauvreau, « La leçon de nos morts », Le Progrès du Golfe, 30 octobre 1918, p. 6.

[11] Georges Pelletier, Le Devoir, cité dans Joseph Gauvreau, « La leçon de nos morts », Le Progrès du Golfe, 30 octobre 1918, p. 6.

[12] Joseph Gauvreau, L’œuvre des gouttes de lait paroissiales, No 198, décembre 1935, p. 198.

REFERENCES
  1. Joseph Gauvreau, “La leçon de nos morts”, Le Progrès du Golfe, October 30, 1918, p. 6.
  2. Elzéar Pelletier, “Des moyens préventifs”, Le Devoir, October 4, 1918, p. 2.
  3. Le Progrès du Golfe, October 4, 1918, p. 1.
  4. “De la prévoyance”, La Liberté, Winnipeg, December 4, 1918, p. 6.
  5. Le Progrès du Golfe, October 4, 1918, p. 1.
  6. Le Progrès du Golfe, October 4, 1918, p. 1.
  7. Le Progrès du Golfe, October 18, 1918, p. 1.
  8. Joseph Gauvreau, “La leçon de nos morts”, Le Progrès du Golfe, October 30, 1918, p. 6.
  9. Armand Leclaire, “La Grippe Espagnole”, Le Passe-Temps, November 16, 1918, p. 458.
  10. Joseph Gauvreau, “La leçon de nos morts”, Le Progrès du Golfe, October 30, 1918, p. 6.
  11. Georges Pelletier, Le Devoir, quoted in Joseph Gauvreau, “La leçon de nos morts”, Le Progrès du Golfe, October 30, 1918, p. 6.
  12. Joseph Gauvreau, L’œuvre des gouttes de lait paroissiales, no. 198, December 1935, p. 198.