Citez

Fouilles de la grippe espagnole

Alan Heginbottom

Les propriétés propres au virus de la grippe qui ont déclenché la pandémie de 1918-1919 intriguent les scientifiques et les historiens depuis de nombreuses années. Cette souche virale avait pour caractéristique d’être extrêmement infectieuse, contagieuse et virulente. Par conséquent, la pandémie a engendré la propagation rapide de la maladie et un taux de mortalité très élevé partout dans le monde. L’une des caractéristiques particulières de la grippe de 1918 était que les jeunes adultes étaient infectés en plus grand nombre et conséquemment, ce groupe a subi un taux de mortalité très élevé.

Les chercheurs s’intéressent toujours aux causes de cette maladie. L’étude la plus prometteuse implique essayer de retrouver des échantillons de cette version spécifique du virus dans l’espoir de reproduire son code génétique pour ensuite le comparer à ceux d’autres souches de grippes. Évidemment, le but ultime est de bien se préparer à la possible réapparition du même virus, en établissant des protocoles pour la vaccination ciblée et le traitement de la maladie.

Au cours des dernières décennies, deux démarches ont été entreprises pour récupérer le virus. La première impliquait l’analyse d’échantillons de tissus conservés qu’on avait prélevés sur des individus ayant succombé à la grippe en 1918-1919. Celle-ci a été très peu fructueuse. La seconde démarche consistait à obtenir de nouveaux échantillons de tissus prélevés directement sur le cadavre de victimes enterrées sous le pergélisol. Ce faisant, on espérait que le virus avait été conservé adéquatement parce que gelé depuis presque cent ans.

Le cimetière restauré de Longyearbyen tel qu’il était en juillet 2004.

Voici l’histoire de l’une de ces démarches, une tentative menée par des Canadiens qui visait à prélever les restes du virus sur des cadavres préservés dans le pergélisol. Je me suis joint à l’équipe suite à mes travaux de recherche portant sur le pergélisol de l’Arctique canadien, où j’ai étudié les effets des perturbations de surface sur le pergélisol et analysé l’impact environnemental de l’activité humaine et de la construction dans les zones de pergélisol.

Qu’est-ce que le pergélisol?

Le pergélisol désigne le sol gelé en permanence (pendant au moins deux ans) situé dans les régions polaires et alpines du globe, mais qui est encore plus répandu dans les régions arctiques de l’Amérique du Nord et de l’Asie où il s’étend du niveau de la mer vers le sommet des collines et des montagnes. On retrouve le pergélisol dans les régions montagneuses situées autant à haute qu’à basse latitude. L’épaisseur du pergélisol varie de moins d’un mètre à ses limites extérieure et intérieure jusqu’à des milliers de mètres dans les régions polaires. Le pergélisol contient une quantité variable de glace tant à l’intérieur du sol ou de la matrice rocheuse que dans des masses distinctes de glace plus ou moins pure. La couche superficielle du sol dégèle et regèle selon un cycle annuel. L’épaisseur de cette « couche active » varie de quelques centimètres à quelques mètres selon la latitude et l’altitude.

Le coin supérieur du cimetière où se trouve la fosse commune  contenant les cadavres des victimes de la grippe espagnole.  Remarquez le monticule de terre au-dessus de la fosse, délimité par de petites roches. La clôture entourant le cimetière se compose de tiges de forage reliées par des chaînes. A l’avant-plan, on aperçoit le ruban à mesurer et le ruban à drapeau qui servent au levé géophysique avec géoradar. On peut voir la ville de Longyearbyen à l’arrière-plan.

La surface du sol en zone de pergélisol peut être endommagée par le piétinement, le passage de véhicules, etc., particulièrement lors de la période de dégel en été. De tels dommages peuvent nuire au régime thermique du sol et mène habituellement à l’affaissement de celui-ci et à une accumulation d’eau à la surface. Ces réactions peuvent entraîner de futurs changements et cette perturbation peut se répandre.

Références

https://en.wikipedia.org/wiki/Permafrost (visité le 2 Feb 2019)

https://ipa.arcticportal.org/products/gtn-p/ipa-permafrost-map (visité le 2 Feb 2019)

Des cadavres dans le pergélisol

Il existe plusieurs exemples de découvertes de corps humains et d’animaux enterrés et préservés dans le pergélisol. Certains d’entre eux sont encore en très bonne condition. En ce qui concerne le virus de la grippe espagnole de 1918-1919 se trouvant dans des restes humains, la viabilité des échantillons dépend de plusieurs conditions :

Réferences

(visité le 9 mars 2019)

https://en.wikipedia.org/wiki/Yukagir_mammoth (visité le 9 mars 2019)

Recherches portant sur la grippe

On a essayé à plusieurs reprises de récupérer le virus de la grippe des corps enterrés sous le pergélisol.

La première démarche a été effectuée par

Johan Hultén, à Brevig Mission en Alaska, aux États-Unis en 1951. Malheureusement, elle n’a pas eu de succès. Hulten a fait une  deuxième tentative en 1997 qui, cette fois-ci, a porté fruits. 

La troisième démarche a eu lieu à  Longyearbyen sur les îles arctiques de  Svalbard en Norvège, en 1997-1998. Elle a été entreprise par un groupe international de chercheurs dirigés par Dre Kirsty Duncan qui, à l’époque, était professeure à l’université de Windsor et spécialiste en changements climatiques, en météorologie et en santé. Elle est présentement la ministre fédérale des Sciences et des Sports. Les autres membres de son équipe provenaient du Canada, de la Norvège, du Royaume-Uni et des États-Unis.

Le cimetière de Longyearbyen

Le cimetière de Longyearbyen, ici vu de la route, en octobre 1998. La fosse où se trouvent les corps des victimes de la grippe espagnole est située dans le coin arrière. On peut également voir les restes d’anciennes structures de la mine de charbon.

En septembre 1918, un navire de ravitaillement faisait son dernier voyage de la saison vers la communauté minière de Longyearbyen (78oN, 15oE). A son bord, se trouvaient des fermiers et des pêcheurs norvégiens qui s’en allaient passer l’hiver à travailler dans les mines de charbon. Pendant le voyage, plusieurs sont tombés malades de la grippe et sont décédés avant d’atteindre  Longyearbyen. On les a enterrés dans une grande fosse commune dans le cimetière local. Le lieu de la fosse a été clairement indiqué et le nom des victimes inscrit sur des pierres tombales. Avec la permission des autorités norvégiennes et de la famille des défauts, l’équipe a planifié l’excavation de la fausse et a procédé à prélever des échantillons de tissus sur les corps.

Une analyse préliminaire, fondée sur une étude bibliographique poussée et sur des discussions avec des experts, de la condition probable du pergélisol au cimetière a permis de conclure qu’à la présumée profondeur du site, le sol était resté froid ou gelé de manière presque continue depuis que les corps avaient été enterrés. De plus, le sol est humide ou trempé sur une base annuelle depuis ce temps. On a dû tenir compte de ces facteurs pour déterminer si le matériel biologique aurait pu survivre.

L’équipe de chercheurs faisaient face à une question cruciale : quelles étaient les chances que les corps aient été enterrés au niveau du pergélisol considérant la difficulté de creuser dans le sol gelé?

En Norvège, on enterre habituellement les corps à une profondeur de deux mètres. A  

Longyearbyen, une ville manière, on ameublissait le sol en commençant par un forage puis, on le dynamitait pour créer une fosse où enterrer les corps. Par la suite, l’excavation et le remplissage se faisaient avec des outils manuels. Puisque les décès ont eu lieu à une époque où les travailleurs faisaient ce qu’on leur disait de faire, il était donc probable que cette fosse commune avait été bien préparée.

Les travaux préparatoires

L’équipe a tenu plusieurs réunions dans différentes villes dont Windsor en Ontario, Atlanta en  Géorgie et Londres en Angleterre. Le but de ces rencontres était d’analyser les façons de travailler en terrain pergélisolé, comment déterrer les corps correctement, comment en prélever des échantillons, comment les manipuler et où et quand il serait préférable d’en faire l’analyse.

Étant donné l’information connue sur l’état probable des corps et après avoir développé des plans de travail tant pour le travail sur le terrain qu’en laboratoire, l’équipe a décidé de démarrer le projet.

L’excavation des corps à Longyearbyen

Comment récupère-t-on un corps enfoui dans le pergélisol? Très prudemment!

Les chercheurs et les archéologues ont dû faire face à plusieurs défis lors de l’excavation du pergélisol. L’une des approches envisagées consistait à utiliser le feu ou l’injection de vapeur pour dégeler le sol. Cependant l’équipe de Longyearbyen a rejeté cette idée car on risquait  d’endommager le site, les tombes et les corps en plus de mettre les chercheurs en danger  advenant le cas où des particules infectées par le virus soient libérées. De plus, l’utilisation de la chaleur aurait rendu difficile la restauration du site. L’équipe de Longyearbyen a plutôt choisi d’utiliser un marteau-piqueur électrique (un brise béton) pour creuser dans le sol gelé pour ensuite enlever les débris à l’aide d’une pelle. Afin de permettre la restauration du site à son état original, l’équipe a décidé de retirer la pelouse se trouvant  au-dessus de la tombe par section carrée qu’on a ensuite entreposées sur des feuilles de  contreplaqué pour pouvoir les remettre en place une fois le travail terminé. De plus, tous les  matériaux excavés ont eux aussi été entreposés de cette façon. Le lieu d’entreposage devait être adjacent au site et les matériaux placés de façon à ne pas endommager la végétation  environnante. L’équipe a aussi pris d’importantes précautions pour ne pas abîmer la surface au sol du cimetière et ses environs immédiats.

Les chercheurs ont d’abord procédé à une inspection sur place et, en octobre 1997, on a effectué un levé géophysique alors que le sol était déjà gelé. Pour procéder aux principaux travaux  d’excavation en août 1998, on a protégé la surface du sol avec des films de polyéthylène perforés, des panneaux d’échafaudage pour faire un chemin et on a évité la surface naturelle autant que possible.

Le levé géophysique au sol

Le site où les victimes de la grippe espagnole ont été enterrées est marqué par une butte  gazonnée, délimitée par de petits cailloux, en plus des pierres tombales, soit six croix et un pilier en pierre. Cependant, afin de s’assurer que les caractéristiques de la surface correspondaient au lieu exact de l’excavation et qu’on avait creusé assez profondément, l’équipe a effectué un levé  géophysique en octobre 1997. On s’est servi d’un géoradar et de l’équipement fourni par la société canadienne Sensors and Software Inc. située à Mississauga en Ontario. 

En préparation pour l’analyse du géoradar, on a délimité une grille d’un mètre carré au-dessus de l’endroit déterminé, s’étendant de 10 à 15 mètres à l’extérieur du la région où les corps étaient enterrés. Plus de 70 lignes de levés ont été tracées à 50 cm d’intervalle, en direction nord-sud et est-ouest. Des données géoradar ont été recueillies à chaque 20 mm le long des lignes afin de s’assurer que des réponses localisées provenant du sol perturbé apparaissent dans les données. L’équipe de chercheurs a analysé les données tant du profile que du plan pour trouver les régions perturbées et les limites de l’excavation.

Les résultats de l’analyse étaient encourageants. En effet, il était évident qu’on avait déjà creusé à cet endroit et que le sol avait été perturbé jusqu’à une profondeur de 2 à 2,5 mètres, comme on le pensait. Nous avons donc conclu que les tombes se trouvaient bel et bien là où les pierres tombales indiquaient leur présence. Cependant, on ne pouvait pas encore visualiser les cercueils. 

Références:

Davis, et al, (2000): Ground Penetration Radar Surveys to Locate 1918 Spanish Flu Victims in Permafrost; Journal of Forensic Sciences 45(1):68-76. https://www.sensoft.ca (visité le 2 Feb 2019)

Les excavations et les résultats

L’équipe a procédé à l’excavation en août 1998, sous une grande tente gonflable pour des raisons de sécurité et de confidentialité et pour protéger le site des intempéries. Les pierres tombales ont été enlevées et entreposées jusqu’à ce qu’on puisse les remettre en place. La pelouse et les  cailloux ont été enlevés en respectant leur ordre comme prévu et on a commencé l’excavation. 

Malheureusement, les chercheurs ont atteint le dessus d’un cercueil à une profondeur de seulement 30 cm plutôt qu’à 1 ou 1,5 mètre, comme on espérait. On a retrouvé les autres cercueils à une profondeur semblable. Les corps n’avaient pas été enterrés dans le pergélisol mais plutôt, dans la couche active plus près de la surface. Par conséquent, ils n’étaient pas toujours restés gelés depuis 1918 et donc, la possibilité de prélever des échantillons viables était plutôt faible. L’équipe a quand même prélevé des échantillons et les a envoyés à Londres en Angleterre pour être analysés. Tous les cercueils et tous les corps sont restés sur place; les échantillons ont été recueillis in situ, grâce à l’utilisation d’outils médicaux spécialisés.

Suite à la prise d’échantillons, l’équipe a procédé au remplissage du trou, a retiré la tente, tous les outils ainsi que l’équipement d’entreposage pour finalement replacer la pelouse, les cailloux et les pierres tombales. En 2004, le site était encore assez stable.

En conclusion

Que s’est-il passé? Plusieurs questions se posent. Est-ce que les cercueils ont « flotté » vers la surface à cause du dégel et du regel annuel de la surface active? Ou avaient-ils été enterrés dans une fosse moins profonde que ce qu’on avait anticipé, si on se base sur ce qu’on sait de la manière norvégienne d’enterrer les morts?

A mon avis, la deuxième explication est la bonne. Si les cercueils avaient flotté vers le haut à cause du cycle de gel et dégel, on aurait pu constater des perturbations à la surface du sol. De plus, les données obtenues par le géoradar auraient démontré que le sol avait été perturbé jusqu’à une  profondeur de plus de deux mètres. 

Mon hypothèse est que les hommes chargés de préparer le site, sans doute des travailleurs miniers, ont foré puis dynamité le sol jusqu’à la profondeur standard de 2 à 2,5 mètres. Par  contre, ils n’ont peut-être pas continué l’excavation à la main selon les directives données. Ils  auraient plutôt creusé une fosse peu profonde dans laquelle ils ont placé les cercueils pour ensuite les recouvrir de terre.

Pourquoi? On sait qu’on enterrait les morts très rapidement à cause du risque d’infection. Les  hommes qui devaient creuser les trous avaient sans doute peur de ce risque et travaillaient donc aussi vite que possible. Il se peut aussi que le travail n’ait pas été supervisé. Finalement, au mois d’octobre, les températures extérieures chutent et les travailleurs étaient probablement pressés d’en finir pour retourner au chaud.