Dans la fleur de l’âge
Resolution du Mystéré de la mortalité élevéé chez les jeunes adultes lors de la pandémie de grippe de 1918
Alain Gagnon, Ann Herring, Stacey Hallman and Matthew Miller
Les jeunes adultes ne sont habituellement pas très susceptibles de mourir de l’influenza. C’est la raison pour laquelle les campagnes de vaccination contre la grippe saisonnière ne sont généralement pas axées principalement sur eux. Pourtant, tout comme les personnes très jeunes et très âgées, les adultes âgés de 20 à 40 ans ont été les plus durement touchés par l’infâme virus H1N1 lors de la pandémie de grippe espagnole de 1918. La courbe de mortalité en forme de W résultante est sans contredit la principale caractéristique de cette pandémie, et elle demeure à ce jour un mystère non résolu. Toutefois, des données facilement accessibles, comme des tables de mortalité par âge simple (le nombre de décès à l’âge de 1, 2, 3, 4 ans, etc.) peuvent aider les chercheurs à comprendre les répercussions inhabituelles de la pandémie de 1918 sur les jeunes adultes. De telles données par âge simple nous aident à comprendre que les personnes dont le risque est le plus élevé ont probablement été exposées à un très jeune âge à un virus de l’influenza pandémique antérieur. Est-ce qu’une exposition à une influenza pandémique en très bas âge augmente les risques de décès au cours d’une pandémie d’influenza subséquente? Les taux de mortalité par année de naissance durant les flambées les plus récentes, comme lors de la pandémie de grippe porcine de 2009, semblent également corroborer cette possibilité. Pour déterminer comment fonctionne cette relation entre deux virus de pandémie d’influenza, faisons un retour en arrière de 100 ans.
Au lendemain de la pandémie de grippe espagnole, le département du Commerce des États-Unis a publié des « Special tables of mortality from influenza and pneumonia » (tables spéciales de mortalité attribuable à l’influenza et la pneumonie) pour la période de septembre à décembre 1918[1]. Selon ce rapport, à Philadelphie, une des villes les plus durement touchées aux États-Unis « […] le taux le plus élevé [par 100 000 habitants] était de 5,383 pour les filles âgées de 1 an, suivi des hommes âgés de 28 ans avec un taux de 4,660 » [traduction]. Bien que les autorités sanitaires canadiennes étaient fortement conscientes de la susceptibilité exceptionnellement élevée des jeunes adultes, aucune table de mortalité par âge simple n’a été compilée pour le Canada ni, à notre connaissance, pour tout autre endroit dans le monde. Mais il y a eu, au moins pour les femmes à Philadelphie, un point d’inflexion intéressant de mortalité par l’influenza à l’âge précis de 28 ans. Les personnes décédées à l’âge de 28 ans de la grippe espagnole étaient nées autour de 1890 (1918 – 28 ans), au moment où une autre pandémie d’influenza, la « grippe russe », faisait rage dans le monde dans les derniers mois de 1889 et les premiers mois de 1890.
Cette coïncidence intrigante suggère que l’exposition à un virus de l’influenza tôt dans la vie peut augmenter le risque de décès au moment d’une réexposition à un autre virus de l‘influenza plus tard dans la vie. Une telle hypothèse, toutefois, aurait semblé ridicule à tout chercheur compétent en 1918. L’idée n’avait simplement aucun sens, car le principe de « l’immunité acquise » était bien compris. Les effets bénéfiques d’une exposition antérieure à un pathogène par l’intermédiaire d’une inoculation et d’une vaccination, qui confèrent une immunité, étaient bien compris depuis qu’Edward Jenner avait inventé son vaccin antivariolique en 1796.
Les médecins se seraient naturellement attendus à ce qu’une exposition antérieure à l’influenza en 1890 favorise la survie durant la pandémie de 1918, et non qu’elle augmente la mortalité. En France, par exemple, un médecin de l’Académie médicale a écrit le 1er octobre 1919 : « […] les personnes d’un certain âge ont été respectées, ce qui semble indiquer que le fait d’avoir été atteint en 18891890 a conféré une immunité sensible[2] ». Il s’agit du principe fondamental de l’immunité acquise et il est toujours largement compris que des expositions antérieures à un virus devraient aider à prévenir une nouvelle infection par le même virus, comme c’est le cas pour la rougeole ou la variole.
Au fil des années, les données sur la mortalité attribuable à l’influenza par âge simple, comme celles compilées aux États-Unis pour la pandémie de 1918, ont été remplacées par des tables utilisant des groupes d’âge de 5 ans, 10 ans ou même plus (par exemple, au lieu d’être considérés séparément, les âges de 25, 26, 27, 28 et 29 ans peuvent être regroupés dans un « groupe d’âge de 25 à 29 ans »). La plupart de nos connaissances au sujet de la principale caractéristique de la pandémie d’influenza de 1918, sa signature de mortalité en forme de W bien connue, proviennent de telles tables. Même aujourd’hui, les programmes de surveillance, comme celui de la Surveillance de l’influenza du Canada, communiquent[3] habituellement des données sur les cas d’influenza ou les hospitalisations au moyen de grandes catégories d’âges (p. ex., 0 à 4, 5 à 14, 15 à 39, 40 à 64, 64+). Le fait d’avoir regroupé plusieurs âges ensemble sous forme de grands groupes a donné lieu à une perte regrettable de précision et de perspective. Cette démarche, selon nous, c’est comme si les biologistes d’aujourd’hui échangeaient leurs microscopes électroniques contre le modèle à lentille unique du XVIIe siècle inventé par Antonie van Leeuwenhoek.
Il existe de solides arguments quant à une étude de la mortalité attribuable à l’influenza au moyen de données sur l’âge simple au lieu de groupes d‘âge. La figure 1 indique des estimations de taux de mortalité par années de naissance pour la ville de Toronto (rouge) et la population catholique de Montréal (bleu) durant le mois d’octobre 1918 au plus fort de la pandémie de grippe espagnole. Les données servant à préparer cette figure ont été recueillies au cours de recensements ainsi que dans des registres paroissiaux par un groupe d’étudiants de l’Université de Montréal et de l’Université Western4. La courbe de mortalité familière en forme de W indiquée par toutes les enquêtes antérieures est évidente lorsqu’on examine les lignes régulières passant à travers les points pour chaque ville. Mais cette figure amène une observation critique : il y a un point d’inflexion à l’âge de 28 ans pour les deux villes. Bien qu’il y ait des exceptions, cette constatation a été reprise dans divers autres endroits, notamment New York, la Nouvelle-Zélande et la Suède. Notre groupe de recherche utilise actuellement des données provenant de la « Human Mortality Database »5 pour montrer ce point d’inflexion dans un certain nombre de pays en Europe (voir également 6,7).
Figure 1. Taux de mortalité par âge à Montréal (bleu) et Toronto (rouge) durant le mois d’octobre 1918.

Pourquoi ce risque accru pour les jeunes adultes? Le travail de pionnier accompli par les premiers chercheurs offre des aperçus utiles quant aux réponses à cette question. Dans les années 1950, un groupe d’immunologistes dirigé par Thomas Francis Junior a proposé le concept de « péché originel antigénique »[8]. Selon cette idée, une première infection d’influenza conditionne une réaction immune au virus pour le reste de la vie. Ils sont arrivés à cette conclusion en fonction de leur analyse d’échantillons de sérum provenant d’études sur le terrain de gens infectés par l’influenza. Leurs études ont révélé une constatation surprenante : les échantillons de sérum indiquaient que les gens dans l’étude avaient des réponses immunologiques minimales contre la souche virale actuelle, mais plutôt une réponse dirigée vers une souche dont ils avaient souffert précédemment au cours de leur enfance. En fait, on a eu recours au concept de « péché originel antigénique » pour expliquer une autre caractéristique distinctive de la pandémie de grippe espagnole. Bien que les personnes âgées présentaient un risque élevé de décès en 1918 (comme on le voit clairement sur la figure 1), leur risque était néanmoins plus faible par rapport aux flambées saisonnières des années antérieures. En faisant référence au concept de « péché originel antigénique », de nombreux chercheurs ont ainsi supposé que les personnes plus âgées ont été partiellement épargnées durant la pandémie d’influenza H1N1de 1918 parce qu’elles avaient acquis une protection durant l’enfance en raison d’une exposition à un virus de type H1, qui aurait circulé au cours des décennies qui ont précédé la flambée de grippe russe de 1889-1890. Cela aurait beaucoup de sens : une exposition tôt dans la vie à une souche particulière du virus de l’influenza conditionnerait le système immunitaire afin qu’il réponde à cette souche particulière ou une souche similaire. Mais qu’en est-il si les souches sont très différentes?
Revenons à la relation entre la grippe espagnole de 19818 et la pandémie d’influenza russe de 1889-1890. Rappelons-nous que le point d’inflexion de la mortalité attribuable à l’influenza à l’âge de 28 ans signifiait que ces gens étaient nés en 1890. Il s’avère que les personnes nées autour de 1890 ont probablement été d’abord infectées par une souche d’influenza pandémique qui, selon les chercheurs, était H3N89.9 Cette souche est très différente du virus H1N1, dont on sait qu’il est responsable de la pandémie d’influenza de 1918. Selon le concept de « péché originel antigénique », le système immunitaire de ces gens était prêt à réagir à un virus très différent tôt dans leur vie. Par conséquent, au moment où ils ont été exposés à l’infâme souche H1N1 en 1918, ils ont établi une réaction immunitaire inadéquate.
Cette observation aide à donner un sens au manque apparent d’immunité acquise à l’influenza pour les jeunes adultes en 1918 que nous avons mentionné plus haut. En général, l’immunité acquise ne fonctionne pas très bien avec le virus de l’influenza, car elle est en constante mutation selon un processus que les experts appellent la « dérive antigénique », et c’est la raison pour laquelle un nouveau vaccin est nécessaire chaque année pour acquérir une protection. Parfois, cependant, le virus acquière de nouveaux segments d’ADN à partir de ses « réservoirs » d’animaux, comme les porcs ou la sauvagine, et envahit ses hôtes, qui n’ont qu’une faible immunité, voir aucune, à celui-ci, et se répand rapidement partout dans le monde. Ce processus, qui s’appelle la « dérive antigénique », mène à des pandémies et engendre un virus auquel les personnes nées durant la pandémie précédente répondent de manière inadéquate; elles auraient une susceptibilité inhérente empêchant leur système immunitaire d’établir une défense adéquate.
Le mécanisme immunologique précis derrière cette réponse immunitaire inadéquate est largement inconnu. Cependant, des preuves selon lesquelles le phénomène pourrait ne pas être propre à la pandémie de 1918 s’accumulent rapidement. Comme notre groupe de recherche l’a démontré récemment, les gens nés au moment de la pandémie de « grippe asiatique » H2N2 de 1957 présentaient une mortalité excessive (comparativement aux flambées de grippe saisonnière habituelles) aux États-Unis et au Mexique durant la pandémie de « grippe porcine » H1N1 de 2009 causée par un parent proche – en fait, un descendant – du virus H1N1 de 1918[10]. De même, les gens nés autour de 1918, alors âgés d’environ 50 ans en 1968, présentaient la mortalité excessive la plus élevée durant la pandémie de grippe de Hong Kong cette année-là, causée par le H3N2 toujours en circulation[11].
En plus d’aider à résoudre le mystère de la courbe de mortalité en forme de W durant la pandémie d’influenza de 1918, ces études de la mortalité attribuable à l’influenza par âge simple, plutôt que par grands groupes d’âge, sont très pertinentes pour l’évaluation des risques et les campagnes d’immunisation en matière de santé publique contemporaine. Elles offrent des informations clés pour les autorités médicales en établissant des priorités pour traiter les patients infectés et peuvent aider à convaincre les gens d’âges particuliers de se faire vacciner en fonction de leur signature d’influenza en bas âge.
ENDNOTES
[1] DAVIS, W. H. et J. B. Mitchell. « Special tables of mortality from influenza and pneumonia: Indiana, Kansas, and Philadelphia, Pa. September 1 to December 31, 1918 », Department of Commerce, U.S. Bureau of Census. (Govt. print. off., 1920).
[2] MOREL, P. et C. Quétel. « La grippe “espagnole” de 1918 à Caen et son impact au Bon-Sauveur ». Ann. Normandie 27, pp. 205 à 217 (1977).
[3] Site Web de la Surveillance de l’influenza :
[4] HALLMAN, S. « The Demographic Links Between the 1890 and 1918 Influenza Pandemics in Ontario ». Electron. Thesis Diss. Repos. (2015).
[5] « Human Mortality Database ». University of California, Berkeley (É.-U.) et Institut Max Planck de recherche démographique (Allemagne). Disponible à l’adresse www.mortality.org or www.humanmortality.de.
[6] OEPPEN, J. et C. Wilson. « Epidemiological evidence for viral exposure in childhood as a risk-factor in subsequent influenza pandemics ». Population Association of America, Los Angeles, 30 mars au 1er avril 2006.
[7] GAGNON, A. et coll. « Age-Specific Mortality During the 1918 Influenza Pandemic: Unravelling the Mystery of High Young Adult Mortality ». PLoS ONE 8, e69586 (2013).
[8] FRANCIS, T., Junior. « On the Doctrine of Original Antigenic Sin. Proc. Am. Philos. Soc. 104, pp. 572 à 578 (1960).
[9] WOROBEY, M., G.-Z. Han et A. Rambaut. « Genesis and pathogenesis of the 1918 pandemic H1N1 influenza A virus ». Proc. Natl. Acad. Sci. 201324197 (2014). doi:10.1073/pnas.1324197111
[10] GAGNON, A. et coll. « Pandemic Paradox: Early Life H2N2 Pandemic Influenza Infection Enhanced Susceptibility to Death during the 2009 H1N1 Pandemic ». mBio 9, e02091-17 (2018).
[11] GAGNON, A., J. E. Acosta, J. Madrenas, et M. S. Miller. « Is Antigenic Sin Always “Original?” Re-examining the Evidence Regarding Circulation of a Human H1 Influenza Virus Immediately Prior to the 1918 Spanish Flu. » PLoS Pathog 11, e1004615 (2015).