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La Course vers Anvers

Septembre 1944

Fin août 1944. Les Alliés semblent avoir gagné la guerre. La défaite des Allemands apparaît imminente. Le 22 août, la fermeture de la Poche de Falaise scelle la victoire des Alliés à la bataille de Normandie. Si cette victoire est incomplète, quelques éléments de l’armée allemande étant parvenus à traverser le cordon, elle demeure néanmoins l’une des plus grandes de la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain de la bataille, les troupes allemandes battent en retraite. Elles mèneront encore quelques petits combats d’arrière-garde, mais n’opposeront jamais plus une résistance sérieuse. Pendant ce temps, l’Armée canadienne avance plus loin et plus rapidement que jamais, si bien que nombre de soldats canadiens croient que la guerre tire à sa fin et s’imaginent célébrer Noël avec les leurs.

Les Alliés ont pour prochain grand objectif de prendre Anvers, le plus grand port d’Europe. Cette ville belge est essentielle sur le plan logistique : ils pourront s’y ravitailler en vivres, en munitions et en carburant, entre autres marchandises, et ainsi poursuivre leur offensive en territoire allemand. Le feld-maréchal Bernard « Monty » Montgomery, commandant supérieur des forces britanniques et canadiennes, planifie une opération aéroportée d’envergure à la mi-septembre pour que les Alliés continuent d’avancer au même rythme. Pendant cette progression, Montgomery ordonne aux troupes canadiennes de s’emparer des ports de la Manche. Une tâche essentielle, mais secondaire, qui vaudra aux Canadiens le surnom d’« armée Cendrillon », en référence au personnage de conte de fées maltraité par ses demi-sœurs qui n’est jamais invité à aller au bal.

L’euphorie s’empare des troupes canadiennes alors que les durs combats livrés en Normandie font place à la poursuite rapide d’un ennemi paraissant vaincu. Le débarquement du jour J allait servir de prélude à 76 jours de combats parmi les plus âprement disputés. Des endroits tels Courseulles-sur-Mer, Le Mesnil-Patry, Verrières, Falaise et Saint-Lambert-sur-Dives resteront à tout jamais liés au courage et au sacrifice des fantassins canadiens. Mais, sitôt la bataille de Normandie terminée, la course s’engage.

« Nous avons fermé notre QG et poursuivi notre campagne vers le nord-est. Les troupes continuaient de se déplacer avec les moyens du bord, et chacun y prenait plaisir. Seules les unités de reconnaissance avancée ont vu leur progression freinée par des poches de résistance. Il s’agit sans doute jusqu’à maintenant de la meilleure journée de l’opération « Rolling up the Rocket Coast » [remonter la côte des fusées]. Les acclamations et les larmes de joie des civils rencontrés sur notre chemin nous ont revigorés et nous ont fait oublier que nous n’avions pas pris de pause repas. Nous avons avancé vers le nord et traversé NEUFCHATEL. Vint ensuite LONDINIERES, où les CANADIENS ont reçu un très bel accueil. Nous n’avons toutefois pas eu le temps d’en profiter. Nous avions atteint le point 499708 [localisation] sur la route reliant LONDINIERES à EU [deux communes]. Nous y avons fait une pause, le temps que les conditions de circulation s’améliorent. Puis, nous sommes repartis. La prochaine grande commune était EU (4879). Un autre endroit que nous avons traversé rapidement et où nous aurions aimé rester! Le bataillon s’est ensuite enfin arrêté et installé pour la nuit. Au terme de cette longue expédition, nous étions tous morts de fatigue, si bien que nous nous sommes tous aussitôt endormis, même si nous n’avions pris part à aucun combat durant la journée.  »

(Journal de guerre, Canadian Scottish Regiment, 1er septembre 1944)

La traversée du nord de la France et de la Belgique ne se déroulera pas comme prévu. En effet, si les Allemands ont paru défaits à plate couture en Normandie, ils sont loin d’avoir dit leur dernier mot. Pourtant, dans l’exaltation de la fin août et du début septembre, les troupes croient pouvoir atteindre Berlin rapidement. Le journal de guerre du 7e Régiment canadien de reconnaissance témoigne de l’humeur du moment :

« Le lieutenant-colonel T. C. Lewis est parti en reconnaissance personnelle avec le lieutenant Cassault et a découvert à Brimeux un pont […] qui n’avait apparemment pas été utilisé depuis longtemps, car il n’était relié à aucune route. Il semble bien que les Allemands ne l’eussent pas remarqué.

Le régiment n’a fait ni une ni deux, et la chasse s’est poursuivie. L’Escadron C a rattrapé un convoi non blindé [allemand], détruit 12 véhicules, capturé beaucoup de magasins et d’équipement et fait de nombreux prisonniers. L’Escadron A s’est pour sa part heurté à une opposition musclée à Samer, mais par son appréciation rapide de la situation et sa hardiesse, le major Bowen a su tuer dans l’œuf les tentatives ennemies. Il a immédiatement déployé dans la place publique toute la puissance de feu disponible, avec pour résultat l’élimination complète du personnel et du matériel allemands. Ce qui aurait pu nécessiter une journée ou deux n’aura finalement pris que quelques minutes à peine.

(Journal de guerre, 7e Régiment canadien de reconnaissance [17th Duke of York’s Royal Canadian Hussars])

Toutes les divisions alliées gagnent rapidement du terrain, et la course vers Anvers se déroule rondement. Le 25 août, les forces américaines et de la France libre libèrent Paris. Le 3 septembre, soit environ une semaine plus tard, les Alliés atteignent Bruxelles et s’en emparent sans coup férir. Le lendemain, la 11e Division blindée britannique réussit un coup de maître : elle capture Anvers. Cette ville abrite le plus vaste arsenal maritime de l’Europe de l’Ouest, et les installations sont toujours intactes lorsque les Alliés en prennent le contrôle. La Brigade blanche de Belgique, sous les ordres d’Eugene Colson, combat aux côtés des Britanniques afin que les Allemands ne détruisent pas le port comme ils l’ont fait pour une dizaine de ports libérés, dont Cherbourg et Le Havre. Le port d’Anvers serait pour les Alliés un point de ravitaillement indispensable, mais il est situé sur l’estuaire d’un fleuve serpentant sur 80 kilomètres à travers un territoire sous occupation allemande. Il ne leur sera donc utile qu’une fois les berges du fleuve également libérées – une mission assignée à l’Armée canadienne.

Avant de s’approprier l’estuaire, les Canadiens doivent d’abord s’emparer des petits ports de la Manche. Ceux-ci, situés au Havre, à Dieppe, à Boulogne, à Calais et à Dunkerque, avaient joué un rôle névralgique dans le ravitaillement des Alliés durant leur avancée vers Anvers. Ces communes avaient été vigoureusement défendues par les Allemands, conscients de l’importance stratégique qu’elles revêtaient pour la force d’invasion alliée. Elles étaient protégées par le mur de l’Atlantique de Hitler : une défense maritime forte, pour contrer les flottes d’invasion, doublée d’une tout aussi redoutable défense terrestre, pour prévenir une attaque intrafrontalière.

Le Havre est la première à tomber. Le 1er Corps d’armée britannique, placé sous le commandement canadien, s’est rapidement emparé du port. Ce dernier a toutefois été en grande partie détruit par les démolitions allemandes, les bombardements de la Royal Navy et les attaques du Bomber Command de la RAF. Les bombardements aériens ont été particulièrement dévastateurs, tuant plus de 2 000 résidents. Le 1er septembre, les Canadiens prennent Dieppe, site du tristement célèbre raid de 1942. Ils n’auront pas eu à se battre.

Les victoires à Boulogne et Calais, toutefois, seront plus chèrement acquises.

Pour capturer Boulogne, les forces alliées lancent le 17 septembre l’opération Wellhit. La ville est bien protégée : elle est ceinturée de batteries côtières et du mont Lambert, qui la surplombe à l’arrière. Si la garnison allemande de Boulogne compte sensiblement le même nombre de soldats que celle du Havre, on ne peut en dire autant des troupes canadiennes, qui représentent moins de la moitié des troupes britanniques déployées au Havre. Par surcroît, les Canadiens bénéficient de beaucoup moins de soutien de la part de la Royal Navy et de la Royal Air Force que n’en ont bénéficié les Britanniques. Ainsi, malgré quoique l’attaque canadienne soit bien coordonnée et bien exécutée, l’opération prendra six jours plutôt que deux.

Boulogne conquise, les Canadiens reprennent immédiatement leur campagne vers le nord pour l’opération Undergo : la prise de Calais. Comme pour les autres forteresses allemandes, la qualité des troupes est faible : hommes âgés, conscrits étrangers, soldats malades. Habituellement, ces défenseurs capitulent à la première occasion. À Calais, cependant, la forteresse est solide, si bien que les troupes allemandes parviendront à se défendre efficacement, et même parfois à décimer les rangs canadiens. Les Canadiens possèdent toutefois de meilleures armes. L’une des plus redoutables : le char lance-flammes Crocodile. Puisque personne ne veut être brûlé à mort, il ne suffit souvent que de quelques jets de flammes pour convaincre les Allemands de rendre les armes.

Les 7e et 8e Brigades canadiennes lancent leur attaque à Calais le 25 septembre. Elles ciblent d’abord les défenses ouest. Il leur faudra toutefois trois jours pour atteindre le canal en périphérie de la ville. Le lendemain, le commandant allemand, le général Schroeder, demande une trêve pour permettre l’évacuation des civils. Le général Crerar est méfiant, mais, ayant toujours à l’esprit le lourd bilan du Havre, il accepte une trêve de 24 heures. Crerar rouvre les hostilités dès la fin du cessez-le-feu, et les Allemands font presque aussitôt reddition. Le 30 septembre, au crépuscule du soir, Calais est entre les mains des Canadiens.

Ces derniers terminent leur série d’opérations au cap Gris-Nez. Les impressionnantes batteries allemandes qui y sont postées contiennent de gros canons qui protègent les havres de Boulogne et de Calais et qui peuvent atteindre l’Angleterre, de l’autre côté de la Manche. Le 29 septembre, quelques jours seulement après deux raids préliminaires menés par plus de 800 aéronefs, la 9e Brigade d’infanterie canadienne passe à l’attaque. Néanmoins, les Canadiens avancent lentement. Ils font parfois face à de féroces opposants qui refusent de capituler. Les combats s’achèvent tout de même avant la fin de la journée.

Ces batailles, si importantes soient-elles pour l’Armée canadienne, se déroulent en marge de la principale campagne des Alliés, qui a lieu ailleurs. À la fin de la campagne de Normandie, ce sont les soldats canadiens qui sont les plus proches des ports de la Manche : il est donc logique que ce soit eux qui se rendent dans les trois petites villes côtières. L’enjeu est en outre politique : comme ce sont les Britanniques et les Américains qui possèdent les plus grandes armées, on s’attend à ce que ce soit eux qui mènent la charge. La prise des ports fait partie intégrante de la stratégie des Alliés, certes, mais ce ne sont pas ces offensives qui feront gagner la guerre.

Ce qui pourrait forcer l’ennemi à capituler, ce sont les frappes de l’opération Market Garden (qui fera plus tard l’objet du film Un pont trop loin). Le 17 septembre, soit le même jour où les Canadiens donnent l’assaut pour prendre Boulogne, le feld-maréchal Montgomery (« Monty »), croyant les Allemands sur le point de rendre les armes, lance une opération aéroportée majeure dans le but de capturer plusieurs ponts menant à l’Allemagne, dont celui d’Arnhem, aux Pays-Bas. Les parachutistes britanniques ne parviendront toutefois pas à garder la mainmise sur ce dernier pont. Le pari était audacieux, mais malgré l’échec relatif de l’opération, Monty avait vu juste : toutes les opérations alliées du mois suivant s’appuieront sur Market Garden. Par ailleurs, si aucun fantassin canadien n’aura participé à cet effort, deux compagnies d’ingénierie canadiennes, parmi lesquelles le sapeur Donald Sommerville, auront joué un rôle crucial dans le sauvetage de parachutistes britanniques acculés près d’Arnhem.

Pendant que cette opération se déroule, les troupes canadiennes manquent de ressources humaines et matérielles  pour s’acquitter de leur mission. Dans ce contexte, et devant un adversaire coriace, le succès des opérations canadiennes de capture des ports de la Manche tient donc souvent à l’héroïsme individuel. Pensons ici à l’artilleur Alexander Anderson, signaleur du 14e Régiment d’artillerie de campagne, qui, au péril de sa vie, veille à ce que ses frères d’armes reçoivent les ordres dont ils ont besoin pour soutenir le plus efficacement possible l’attaque de l’infanterie sur le mont Lambert, près de Boulogne, le 17 septembre. Il se verra plus tard décerner une Médaille militaire pour « sa grande bravoure, son sang-froid et son mépris de sa propre sécurité ». Également le 17 septembre, le lieutenant Lawrence Hanway, des Governor General’s Foot Guards, patrouille dans le nord et l’est d’Eecloo, en Belgique. Ses deux premiers chars sont abattus par des bazookas (petits lance-roquettes portables) allemands. Hanway persiste : il termine sa mission dans un troisième char. Pour sa « détermination et son sens profond du devoir », il sera plus tard décoré de la Croix militaire.

Fin septembre 1944. L’opération Market Garden n’a pas donné les résultats escomptés, et l’Armée canadienne se trouve à la frontière néerlandaise. La course vers Anvers a été remportée, mais la vraie bataille n’est pas encore commencée. Du début d’octobre aux premiers jours de novembre, les Canadiens prendront part à ce qui s’avérera probablement leur plus importante campagne de la Seconde Guerre mondiale : ils devront dégager les voies d’accès à Anvers, dans ce que l’on nommera la bataille de l’Escaut.