Citez

Sadie Gairns

La diligence, le dévouement et la dévotion à l’œuvre, au service de Banting : Sadie Gairns

« Je ne sais pas ce que je ferais sans elle. Elle me conseille. Elle planifie les moindres détails. Elle assure tout. Combien de fois elle a eu raison de se fier à son intuition féminine! J’éprouve de la honte en tant qu’homme d’être professeur [de recherche médicale]. Aucun autre homme ne saurait compter sur une assistante aussi loyale, authentique et talentueuse que Mademoiselle Gairns. Elle est si généreuse à mon égard et exige si peu en retour que cela m’intimide d’exprimer les sentiments suscités par cette relation. Dit autrement, lorsqu’elle est satisfaite, je sais que j’ai bien fait. Quand elle doute, je doute, mais, quand elle réprouve, je déplore mon sort. Son unique défaut, c’est qu’elle est trop efficace. Elle exige pratiquement une note parfaite. Elle est trop honnête pour ce monde. »

Dr F. Banting, Journal de guerre (2 oct. 1940)

Alors que le Dr Frederick Banting se promenait dans Queen’s Park, à Toronto, pour s’aérer l’esprit et méditer sur un problème lié à la production de l’insuline, une connaissance lointaine l’aborde, notant qu’il est accompagné d’une jeune femme : « Vous êtes le Dr Banting, n’est-ce pas? Et vous, Mme Banting? » Banting rétorque aussitôt : « Elle n’est pas ma femme, mais ma secrétaire, bien plus importante, et aussi beaucoup plus difficile à remplacer[i]. » Cette femme n’était nulle autre que Sadie (Sarah) Gairns, l’assistante de laboratoire qui allait devenir l’alliée la plus fiable de Banting.

Photographie de Mlle Sadie Gairns, vers 1930. Avec l’aimable autorisation du Thomas Fisher Rare Book Library, l’Université de Toronto.

Née à Toronto le 29 avril 1898, Sadie Gairns est la fille de William Gairns et Sarah Tomlinson. Dès son enfance, Sadie est attirée par les études. Elle figure souvent au tableau d’honneur du Jarvis Collegiate Institute pour son mérite scolaire. En 1914, elle obtient une bourse d’études du conseil scolaire et figure à la fois au tableau d’honneur et sur la liste des récipiendaires de bourses de l’Université de Toronto, en plus d’obtenir une mention en français. Au terme de ses études primaires au Jarvis Collegiate Institute au début de l’année 1915, elle s’inscrit à l’Université de Toronto pour y décrocher, en 1919, un baccalauréat ès arts en économie domestique. Sadie entreprend ensuite une maîtrise en physiologie sous la direction de John James Rickard Macleod à l’Université de Toronto. Elle obtiendra son diplôme en 1922.

C’est en octobre 1922 que Velyien Henderson, professeur de pharmacologie à l’Université de Toronto, propose à Sadie Gairns de devenir l’assistante de Banting. On ne lui cache pas que Banting aurait préféré un homme, mais le budget d’alors ne permet pas de payer le salaire d’un assistant masculin, nettement plus élevé que celui d’homologues féminines[ii]. Quoi qu’il en soit, Sadie Gairns accepte le poste et acquiert rapidement une réputation de travailleuse diligente et dévouée. En fait, elle est si dévouée à Banting qu’elle le remplace fréquemment lorsqu’il est débordé par son emploi du temps, quand il est de mauvaise humeur ou encore s’il doit fuir le bâtiment médical pour échapper aux avances pressantes d’une infirmière[iii]. Elle estimait, en somme, que les études de Banting auraient pu être « plus productives s’il n’avait pas été sans cesse sollicité de toutes parts[iv]. »

En 1930, s’ouvre officiellement le département de recherche médicale sous le nom de « Banting et Best » au dernier étage de l’Institut Banting. Rapidement, Sadie Gairns assume la haute responsabilité de veiller au fonctionnement efficace de l’ensemble de ce département. Le biographe Michael Bliss explique cette prise des rênes du département en ces mots : « Dès le début, Sadie Gairns, une assistante de recherche méticuleuse et méthodique, a su tempérer les élans de Banting et lui éviter de commettre des erreurs de jugement. Ses remarquables capacités administratives auront facilité la transition de Banting, de la recherche solitaire dans son laboratoire vers la direction du département à part entière[v]. »

Photographie originale en noir et blanc montrant Banting, assisté de Sadie Gairns, pratiquant une opération chirurgicale sur un chien. Homme non identifié en arrière-plan. The Discovery and Early Development of Insulin, l’Université de Toronto.

En assumant le rôle de secrétaire et administratrice du département de recherche médicale Banting et Best, Sadie se consacre aussi entièrement à Banting. Au dire de Bliss, « elle démontre une loyauté indéfectible à l’égard de Banting plus que toute autre femme dans sa vie », ajoutant qu’elle « prenait en charge la gestion du département, conseillait Banting sur la politique départementale, le soutenait lorsque son caractère s’assombrissait ou qu’il déprimait, avançait les travaux sur le cancer et le conseillait amicalement sur sa vie privée[vi] ». Bref, Sadie Gairns s’est révélée indispensable au travail de Banting, au point qu’elle a fini par supplanter Charles Best en tant qu’associée de recherche. La relation qu’elle entretenait avec Banting, considérée comme fraternelle par plusieurs, a prêté à des interprétations subjectives; certaines sources primaires révélées récemment indiquent toutefois que le couple avait une relation ambiguë, voire intime.

Photograph de Banting et Sadie Gairns, vers 1930. The Discovery and Early Development of Insulin, l’Université de Toronto.

À l’automne 1938, la loyauté de Sadie à l’égard de Banting est éprouvée lorsqu’il lui annonce son intention d’épouser Henrietta Ball, une autre de ses assistantes de recherche. Lasse du papillonnage de Banting, Sadie menace alors de quitter le laboratoire et lance une mise en garde : sa relation avec Henrietta connaîtra le même sort que son premier mariage[vii]. Dans une lettre, Sadie, exaspérée, s’épanche : « Je ne suis plus la même depuis notre expérience à Calgary… » et renchérit en se demandant pourquoi elle continuerait de travailler avec lui, alors qu’il s’est pris d’affection pour Henrietta. S’efforçant d’expliquer sa motivation, Banting lui répond : « Je ne vous épouserai jamais pour une seule raison : afin que vous n’ayez pas à endurer les tribulations d’avoir un enfant […] Mais souvenez-vous toujours que je vous ai aimée, que j’ai une confiance totale en vous et que je vous tiens en estime, à un degré plus élevé que n’importe quelle autre personne au monde. » Sadie, alors âgée de 41 ans, collabore étroitement avec Banting depuis déjà seize ans. Le second mariage de Banting avec Henrietta en juin 1939 semble toutefois l’ébranler.

Peu après ce second mariage, la déclaration de la Seconde Guerre mondiale avive l’esprit patriotique de Banting, qui veut alors participer à l’effort de guerre. Durant cette guerre, Banting met à profit son esprit scientifique pour prêter main-forte à Wilbur Franks, l’inventeur de la combinaison anti-g, un vêtement antigravité porté par les pilotes pour empêcher les évanouissements lors des manœuvres de combat entraînant une accélération soudaine à haute vitesse. Banting devait faire une démonstration de cette nouvelle combinaison pressurisée à Londres, en février 1941. Il se trouve que Sadie Gairns est l’une des rares personnes à s’opposer à ce voyage à l’étranger, menaçant même de quitter le département s’il se décidait à partir. Elle craignait que Banting ne revienne pas au pays s’il se rendait en Angleterre. Malgré ses craintes et ses objections, Banting donne suite à son projet en évoquant « l’adieu douloureux de Mademoiselle Gairns, même si je crois qu’elle était fière. Elle a fait de son mieux pour se contenir. Lorsque je lui ai dit que je voulais me rendre aussi utile que possible, elle m’a répondu : “C’est bien là le problème; vous serez peut-être si utile là-bas qu’ils ne vous laisseront peut-être plus partir[viii]” ». Le 20 février 1941, un bombardier Lockheed Hudson quitte Gander, à Terre-Neuve, avec Banting à bord. Peu après le décollage, les moteurs tombent en panne et l’avion s’écrase à 16 kilomètres au sud de Musgrave Harbour.

Au lendemain du décès de Frederick Banting, au printemps 1941, Sadie Gairns démissionne de son poste, en partie rongée par le chagrin, en partie furieuse d’apprendre que Charles Best succède à Banting à la tête du département de recherche médicale. Selon l’ouvrage Writing History: A Professor’s Life, de l’historien Michael Bliss, Sadie « estimait que Best avait très modestement contribué à la découverte de l’insuline et s’était ensuite disqualifié pour une quelconque gloire y étant associée en harcelant Banting par tous les moyens possibles pour lui donner plus de pouvoir et d’influence au sein de l’université[ix] ». Aussi Sadie a-t-elle fait savoir à Bliss qu’elle en voulait à Best pour la mort de Banting, car c’est lui qui aurait dû faire ce voyage fatidique en Angleterre, mais, se désistant à l’ultime moment, c’est Banting qui a pris sa place[x].

Photographie de Mlle Sadie Gairns assise à son bureau, vers 1930. The Discovery and Early Development of Insulin, l’Université de Toronto.

Par la suite, la vie de Sadie Gairns demeure un mystère. Elle cesse de travailler et mène peu à peu une vie recluse. Sa seule sortie consiste en une visite annuelle à l’Exposition nationale canadienne, un événement qui a suscité l’intérêt de Banting après son invitation à l’inauguration officielle en 1923. Bliss soupçonne Sadie Gairns d’avoir vendu une série d’œuvres d’art de Banting, plusieurs d’entre elles étant des cadeaux que le scientifique lui avait offerts au fil des années de travail en commun. Le 3 novembre 1986, Sadie Gairns a rendu l’âme à Toronto, à l’âge de 90 ans. En examinant ses avoirs – elle n’avait plus aucune famille –, Bliss et un avocat ont découvert dans un des placards des boîtes renfermant une demi-douzaine de croquis de Banting valant alors environ 3 000 $ chacun[xi]. En 2018, The Lab (Le laboratoire), un tableau offert à Sadie Gairns que Banting avait réalisée, figurant le laboratoire principal où il a codécouvert l’insuline, a été vendu aux enchères pour la somme de 313 250 $.

Proche et fidèle collaboratrice de Banting pendant dix-neuf ans, Sadie Gairns a vu son nom apparaître dans sept articles de recherche publiés entre 1924 et 1934. Banting a même insisté pour que son nom figure dans l’article intitulé « Factors Influencing the Production of Insulin » (facteurs influençant la production de l’insuline), publié par l’American Journal of Physiology en mars 1924, malgré l’opposition de sa dévouée assistante réitérée à maintes reprises. On en sait trop peu au sujet de cette femme dont l’assistance a été décrite par Banting comme précieuse et indispensable[xii].

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À l’obtention de son diplôme de premier cycle de l’Université de Toronto, Sadie mûrit ses réflexions qu’elle résume dans ce mot publié dans l’annuaire des finissants qui préfigure son futur : « Les années passées à expérimenter, à produire et à s’amender lui ont valu le titre d’amie […] Elle laisse à présent une notice qui présage sa future carrière. »
(Annuaire de l’Université de Toronto, 1919)

[i] Michael Bliss, Banting: A Biography, Toronto, University of Toronto Press, 1992, p. 241.

[ii] Ibid., p. 117.

[iii] Ibid., p. 141 et 241.

[iv] Ibid., p. 140.

[v] Ibid., p. 186-187.

[vi] Ibid., p. 240-241.

[vii] Ibid., p. 249.

[viii] Ibid., p. 299.

[ix] Michael Bliss, Writing History: A Professor’s Life, Toronto, Dundurn Press, 2011, p. 196.

[x] Ibid., p. 197.

[xi] Bliss, Banting: A Biography, p. 5.

[xii] cwrc.ca/islandora/object/ceww%3A2a4bb22f-a06f-42e1-b627-1c49b4c42999/share