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Maud Menten

Par Baneen Haideri

Baneen Haideri

Historienne contributrice/Étudiante chercheuse

Baneen Haideri est étudiante au programme d’histoire publique de l’Université York, où elle se concentre sur l’histoire des sciences, et est une conservatrice scientifique en herbe. Grâce à sa formation en biologie, elle réalise la valeur d’une histoire des sciences riche et inexplorée, et s’est donné pour mission de mettre en avant les histoires scientifiques de différentes cultures. Elle est très fière de son travail communautaire avec les enfants et aspire à apporter la connaissance de la science dans une perspective historique à sa communauté de manière créative. Elle est particulièrement fière de ses recherches dans le cadre du projet Insuline100, qui a mis en lumière les histoires de femmes canadiennes remarquables dans le domaine de la recherche et du développement scientifiques.

Maud Menten en tant que jeune femme. Photo reproduite avec l’aimable autorisation des archives de l’Université de Pittsburgh et du Science History Institute.

Faire œuvre de pionnier ou de pionnière confère un grand ascendant. Le Dr Banting, le premier à isoler l’extrait pancréatique à l’origine de l’insuline salvatrice, est devenu le premier Canadien à recevoir un Nobel. En général, quiconque fait figure de précurseur polarise l’attention et se taille une place de choix dans la société. Dans le domaine de la recherche et du développement, le fait d’être un premier ou une première peut ouvrir des portes vers d’autres études, des innovations et des découvertes, et renforcer la renommée d’un établissement de recherche. Maud Menten est reconnue de nos jours comme une personnalité hors du commun, non seulement pour avoir été une des premières femmes canadiennes à devenir médecin, mais aussi pour sa longue liste d’autres « premières » notables.

Maud Leonara Menten voit le jour à Port Lambton, en Ontario, en 1879. Les archives recèlent peu de détails sur sa vie avant l’obtention d’un baccalauréat ès arts en 1904 et d’une maîtrise en physiologie en 1907 à l’Université de Toronto. Pendant ses études, Maud Menten travaille comme démonstratrice au laboratoire de physiologie de l’Université de Toronto et publie sa première étude avec le professeur de physiologie Archibald Macallum, un éminent scientifique qui contribuera à la mise sur pied du Conseil national de recherches du Canada. Ses diplômes en poche, Menten se retrouve les mains liées. Sa condition de femme l’empêchant de décrocher un emploi au Canada[i], elle rallie le Rockefeller Institute for Medical Research de New York, où elle mène des études sur le cancer. Elle y copublie un article sur les résultats de l’utilisation du bromure de radium dans le traitement du cancer qui paraîtra dans la première monographie de ce prestigieux centre de recherche. Elle retourne étudier à l’Université de Toronto et devient, en 1911, la première femme à obtenir un doctorat en médecine au Canada.

En dépit de ce titre officiel, Maud Menten ne peut pas affirmer sa vocation médicale ou scientifique au Canada en raison du manque de possibilités offertes aux femmes. Aussi se voit-elle contrainte une fois de plus de quitter le Canada. Elle décroche un poste de chercheuse aux États-Unis, à la Western Reserve University aux côtés du Dr George Crile. Chirurgien le plus célèbre des États-Unis et fondateur de la Cleveland Clinic, ce médecin est le premier à avoir réussi une transfusion sanguine. La jeune femme collabore avec lui à une étude portant sur la concentration sanguine en ions hydrogène pour la régulation de l’équilibre acido-basique lors d’une anesthésie. C’est là qu’elle se découvre une nouvelle passion : la biochimie. En 1912, elle se rend à ses frais à Berlin pour travailler avec une figure de proue mondiale de ce domaine, le Dr Leonor Michaelis, à l’Université de Berlin. Au cours de son bref séjour, ses travaux de recherche aboutiront en 1913 à la célèbre « équation de Michaelis-Menten ». Cette équation, l’expression mathématique décrivant la cinétique d’une réaction chimique catalysée par une enzyme, a jeté les bases d’une discipline moderne de la biochimie : l’enzymologie. La compréhension de cette équation a permis la plupart des avancées pharmaceutiques contemporaines. L’équation de Michaelis-Menten est un incontournable pour décrire la cinétique enzymatique et, à juste titre, elle figure dans tous les manuels de biochimie. À l’occasion du centenaire de l’équation de Michaelis-Menten, le FEBS Journal of Science a publié un article affirmant que la conception de cette équation était l’œuvre de Maud Menten uniquement[ii]. Soulignons que la publication ne précise aucunement le titre « Dre », mais indique tout simplement « Mademoiselle » Maud L. Menten. Même si elle travaillait à l’hôpital Am Urban de Berlin pour subvenir à ses besoins, Menten n’occupait pas un poste officiel au laboratoire de Michaelis, ce qui explique que son titre n’a pas été reconnu. Cette intellectuelle douée pour les langues a rapidement maîtrisé l’allemand pour travailler à l’hôpital de Berlin. Polyglotte; elle parlait couramment six langues, dont le halkomelem, la langue de plusieurs Premières Nations au Canada.

Maud Lenora Menten, 1879-1960, Société canadienne de biochimie. Photo reproduite avec l’aimable autorisation des Archives de l’Université de Toronto.

En 1913, Maud Menten retourne à la Western Reserve University auprès du Dr Crile grâce à une bourse de perfectionnement en recherche. En 1916, elle obtient un doctorat en biochimie de l’Université de Chicago, où elle étudie les effets de l’adrénaline sur l’hémoglobine. Ne parvenant toujours pas à décrocher un emploi au Canada, Menten se voit offrir en 1918 un travail comme démonstratrice de laboratoire à l’Université de Pittsburgh, qu’elle accepte même si le poste sous-utilise ses qualifications et son expertise, et fait fi de sa réputation. Bien qu’elle ne soit pas encore au sommet de ses compétences, elle est promue professeur adjointe de pathologie en 1923. En 1926, employée comme pathologiste clinique à l’Hôpital pour enfants de Pittsburgh, elle continue d’enseigner et de mener des études, tout en publiant simultanément. Elle aura publié une centaine d’articles à la fin de sa carrière.

Entre autres contributions et découvertes importantes, elle a été coautrice d’une étude qui a établi un lien entre les infections bactériennes, comme la salmonellose, et l’hyperglycémie. En 1944, Dre Menten est la première à réussir une électrophorèse, un processus de séparation des protéines. Dans une étude qu’elle mène en collaboration sur l’hémoglobine humaine, les résultats révèlent que la mobilité électrophorétique de l’hémoglobine de sujets sains diffère de celle de sujets malades. Or, l’on attribue généralement à Linus Pauling, un chimiste américain et prix Nobel, la paternité de l’électrophorèse qu’il emploie dans son étude sur la drépanocytose, une paternité dorénavant contestée par les spécialistes.

Une autre « première » d’envergure de Menten est le co-développement d’une méthode de réaction par colorant (colorants azoïques) utilisée dans les laboratoires de pathologie pour détecter le cancer et l’hépatite. La scientifique a contribué à l’essor de l’histochimie enzymatique avec cette méthode révolutionnaire, qualifiée d’« éclair de génie » par Pearse dans son manuel d’histochimie[iii].

En dépit de sa liste impressionnante de codécouvertes et contributions avant-gardistes, Dre Maud Menten n’a été promue professeure titulaire qu’en 1950, à l’âge de 71 ans, année où elle prend sa retraite de l’Université de Pittsburgh. Elle rentre alors au Canada pour se consacrer au domaine dans lequel elle excelle : la recherche. Elle renoue avec sa première passion, la recherche sur le cancer, à l’Institut de recherche médicale de la Colombie-Britannique. Toutefois, sa santé chancelante la forcera à démissionner en 1954.

Malgré l’excellence de son travail novateur et sa contribution à de nombreuses études sans contredit dignes d’un prix Nobel, Maud Merten n’a obtenu aucune distinction. Bien des personnalités, notamment le Dr Banting, n’appréciaient pas la célébrité que leur avaient value leurs travaux. Maud Menten en faisait partie. Pour ces scientifiques d’exception, les résultats de leurs travaux suffisaient à les combler. Lorsqu’on lui faisait part d’un titulaire du prix Nobel, elle avait coutume de demander : « qu’a-t-il fait depuis? ».[iv]

Maud Menten dans sa vieillesse.
Menten, Maud Leonora 1879-1960. Photo reproduite avec l’aimable autorisation du Smithsonian Institute.

Un fil conducteur se dégage dans la carrière de cette femme au génie acclamé : toutes ses contributions majeures sont des collaborations avec des hommes. Menten n’a cessé de faire évoluer la science par ses innovations et découvertes, mais il n’existe aucun document faisant état de tentatives de conserver son génie au Canada. Faute d’obtenir un poste dans un établissement canadien acceptant les femmes, elle s’est expatriée à l’étranger, où elle s’est forgé une solide réputation dans un éventail de projets et de postes. Ce n’est qu’après avoir pris sa retraite de son poste universitaire qu’elle a enfin mené ses recherches dans son pays natal, le Canada, dont elle n’a jamais abandonné la nationalité.

Nul ne sait si Dre Menten a été mariée ou si elle a eu un enfant, car aucun document n’en fait mention. Elle a rendu l’âme en 1960 à l’âge de 81 ans, à Leamington, en Ontario. On connaît fort peu de la vie personnelle de cette femme. Ses collègues se souviennent d’elle comme d’une personne emplie de compassion, se consacrant corps et âme à la recherche sans se soucier de recueillir la reconnaissance, la renommée ou une quelconque récompense. À l’instar du Dr Banting, elle est allée là où elle pouvait mener des études susceptibles de se traduire en résultats concrets. Tout comme lui, elle n’a guère prêté attention aux bénéfices pouvant découler de ses études. Toutefois, contrairement à lui, elle n’a pas reçu de prix ou de distinctions pour ses nombreuses découvertes et contributions novatrices. Son nom ne résonne pas familièrement aux oreilles des Canadiens et Canadiennes. En 1979, une plaque commémorative a été posée à l’Université de Toronto pour rappeler le travail acharné et les réalisations de Maud Menten. De nos jours, on se souvient fièrement d’elle comme l’une des premières femmes canadiennes à avoir reçu un doctorat en médecine de cette université.

Bibliographie

Cornish-Bowden, A.et J Lagnado. « Maud Leonora Menten: A Woman at the Dawn of Biochemistry », The Biochemist, vol. 35, no 6 (2013), p. 46-47. doi.org/10.1042/bio03506046.

Deichmann, U., S. Schuster, J.-P. Mazat et A. Cornish-Bowden. « Commemorating the 1913 Michaelis-Menten PaperDie Kinetik Der Invertinwirkung: Three Perspectives », Federation of European Biochemical Societies Journal, vol. 281, no 2 (2013), p. 435-463. doi.org/10.1111/febs.12598.

Pearse, Anthony Guy Everson. Histochemistry: Theoretical and Applied (vol. 2), Churchill Livingstone, 1re éd., 1953.

Skaloot, Rebecca. « Some Called Her Miss Menten », PittMed, octobre 2000.
Site consulté le 5 mars 2021, au www.pittmed.health.pitt.edu/oct_2000/miss_menten.pdf.


[i] Cornish-Bowden, A.et J Lagnado. « Maud Leonora Menten: A Woman at the Dawn of Biochemistry », The Biochemist, vol. 35, no 6 (décembre 2013), p. 46-47. doi.org/10.1042/bio03506046.

[ii] Ute Deichmann et coll., « Commemorating the 1913 Michaelis-Menten PaperDie Kinetik Der Invertinwirkung: Three Perspectives », Federation of European Biochemical Societies Journal vol. 281, no 2 (2013), p. 435-463.
doi.org/10.1111/febs.12598.

[iii] Pearse, Anthony Guy Everson. Histochemistry: Theoretical Abd Applied, (vol. 2), Churchill Livingstone, 1re édition, 1953.

[iv] Rebecca Skaloot, « Some Called Her Miss Menten », PittMed, octobre 2020.
Site consulté le 5 mars 2021, au www.pittmed.health.pitt.edu/oct_2000/miss_menten.pdf.