Leone Farrell
Par Baneen Haideri

Baneen Haideri
Historienne contributrice/Étudiante chercheuse
Baneen Haideri est étudiante au programme d’histoire publique de l’Université York, où elle se concentre sur l’histoire des sciences, et est une conservatrice scientifique en herbe. Grâce à sa formation en biologie, elle réalise la valeur d’une histoire des sciences riche et inexplorée, et s’est donné pour mission de mettre en avant les histoires scientifiques de différentes cultures. Elle est très fière de son travail communautaire avec les enfants et aspire à apporter la connaissance de la science dans une perspective historique à sa communauté de manière créative. Elle est particulièrement fière de ses recherches dans le cadre du projet Insuline100, qui a mis en lumière les histoires de femmes canadiennes remarquables dans le domaine de la recherche et du développement scientifiques.

La découverte et le développement d’un médicament salvateur ne peuvent porter fruit que s’il en découle une production en série pour répondre aux besoins des personnes souffrant d’une maladie. Tel était le constat auquel était confronté le Dr Frederick Banting peu de temps après avoir découvert l’insuline. La nouvelle de sa découverte s’était ébruitée avant la mise au point d’une méthode de production à grande échelle, et l’ampleur de la demande d’insuline des personnes diabétiques du Canada et de l’étranger l’avait pris au dépourvu. Il fallait donc perfectionner la méthode d’extraction de l’insuline pour en assurer une production de masse. C’est alors que les Connaught Laboratories sont entrés en jeu en proposant de collaborer avec le Dr Banting et son équipe pour produire en série l’insuline salvatrice. Quelques décennies plus tard, ces laboratoires allaient produire à grande échelle un tout autre médicament destiné à éradiquer une maladie paralysante : le vaccin contre la poliomyélite (ou polio). La biochimiste et microbiologiste Leone Farrell a travaillé sans relâche pour mettre au point une méthode, couramment appelée la « méthode de Toronto », qui allait permettre de produire en série un vaccin contre la polio. Grâce à cette méthode, le nombre d’enfants infectés par la polio au Canada est passé de 50 000 dans les années 1950 à presque zéro en 1965. Or, ce n’est que tout récemment que l’histoire de cette héroïne scientifique méconnue a été tirée de l’oubli. La pandémie mondiale de COVID-19 et la course à la vaccination auront sans doute suscité l’envie de consulter les archives pour remonter le fil de l’histoire.
Leone Norwood Farrell est née en 1904 à Monkland, en Ontario, mais a grandi à Toronto. Élève brillante promise à un brillant avenir, elle a remporté les premiers prix en anglais et en histoire ainsi qu’une bourse d’études en sciences lors de l’obtention de son diplôme d’études secondaires du Parkdale Collegiate Institute. Sa vie avant ses études à l’Université de Toronto demeure un mystère. En 1928, elle a décroché un baccalauréat ès arts, puis une maîtrise en chimie en 1929 et un doctorat en biochimie en 1933 de l’Université de Toronto, et rares sont les femmes de cette époque parvenues à une telle réussite universitaire. Avant d’entamer son doctorat à l’Université de Toronto, Leone Farrell a poursuivi des études au Conseil national de recherches du Canada et à l’École d’hygiène et de médecine tropicale de Londres, au Royaume-Uni. Après l’obtention de son doctorat, elle s’est jointe à l’équipe de recherche des Connaught Laboratories en 1934. Elle s’est alors consacrée à la mise au point d’un vaccin à base d’anatoxine pour contrer la dysenterie, une infection intestinale causée par une bactérie, le staphylocoque. C’est au cours de ces travaux qu’elle a conçu la « méthode de Toronto », une méthode, simple mais très efficace, de culture des bactéries et de leurs toxines qui consiste à soumettre celles-ci à un doux balancement dans des appareils spécialement conçus. La « méthode de Toronto » a permis à l’équipe de Leone Farrell de produire efficacement de grandes quantités de vaccins en très peu de temps, accélérant ainsi leur production.
Le développement et l’amélioration des vaccins sont dès lors devenus les champs d’expertise de Leone Farrell. Dans les années 1940, celle-ci a participé à la production couronnée de succès de vaccins contre le choléra et à base de pénicilline. Le vaccin contre la coqueluche avait été mis au point en 1912 en Belgique pour lutter contre cette maladie qui causait la mort d’un enfant de moins de 5 ans sur 200 au début des années 1900. Dans les années 1940, cependant, les Connaught Laboratories ont perfectionné la méthode de production de ce vaccin, et Leone Farrell a alors utilisé l’appareil qu’elle a inventé pour « balancer » les bouteilles de culture. La production à grande échelle du vaccin amélioré par les Connaught Laboratories est ainsi devenue possible. Grâce à la production massive du vaccin au moyen de la méthode de « balancement de bouteilles », l’on ne signalait pratiquement plus de décès liés à la coqueluche au Canada dans les années 1950.

Au début du 20e siècle, les cas de poliomyélite (mieux connue sous le nom de polio ou de paralysie infantile) avaient pris les allures d’une flambée épidémique; la maladie affligeait principalement les enfants qui en subissaient des conséquences plus graves comparativement aux adultes. Une épidémie de polio a sévi en 1916 aux États-Unis, tuant 6 000 personnes sur les quelque 27 000 infectées. Le Canada a alors fermé ses frontières avec son voisin du Sud. D’autres vagues d’épidémies de polio ont déferlé au Canada jusque dans les années 1950, le pic ayant été atteint en 1953 avec près de 9 000 infections. En plus d’entraîner des fermetures de frontières, l’épidémie de polio a eu des répercussions socioéconomiques. Il fallait notamment protéger les enfants, plus touchés par cette maladie, en fermant des écoles pour endiguer la propagation du virus. Fait intéressant, des chercheurs américains ont constaté en 1949 que le poliovirus pouvait se développer dans différents types de tissus et pas seulement dans ceux d’origine nerveuse, comme le voulait la croyance d’alors. Cette découverte leur a valu un prix Nobel. C’est le Dr Jonas Salk, médecin épidémiologiste et directeur du laboratoire de virologie de l’école de médecine de l’Université de Pittsburgh, qui a inventé le premier vaccin antipoliomyélitique. Il a fait figure de pionnier en utilisant le « virus tué » (inactivé) pour mettre au point le vaccin. Cette percée majeure a apporté bien des honneurs à ce scientifique devenu une personnalité de la santé publique. Le Dr Salk a démontré que l’injection d’une souche de poliovirus inactivé provoquait la production d’anticorps en guise de réponse immunitaire. À l’instar du Dr Banting, il s’est toutefois buté à un problème de taille : beaucoup de personnes appelées à être guéries, mais trop peu d’élixir. Tout comme le Dr J. G. Fitzgerald, directeur des Connaught Laboratories, avait croisé à un moment déterminant le Dr Banting, découvreur de l’insuline, c’est Leone Farrell, des mêmes laboratoires, qui allait trouver une solution au problème posé par la production limitée du vaccin contre la polio. Le Dr Salk ne pouvait produire que quelques grammes du virus inactivé, cultivé, à cette époque, sur des cellules de rein de singe, ce qui comportait un risque de réactions allergiques pour les personnes vaccinées. À l’époque, aucun établissement aux États-Unis ne pouvait produire à large échelle les quantités de virus inactivés nécessaires aux essais cliniques ou aux campagnes de vaccination de masse. Leone Farrell a perfectionné ses méthodes de production de masse de vaccins en utilisant le « Medium 199 », une solution nutritive entièrement synthétique pour la culture tissulaire initialement développée par les scientifiques des Connaught Laboratories dans la recherche sur le cancer. Elle a décidé de recourir à cette solution pour cultiver le poliovirus en grandes quantités en utilisant les appareils conçus pour balancer des bouteilles de cultures. Cette méthode, surnommée la « méthode de Toronto », a immédiatement connu un succès retentissant. Elle a par la suite été normalisée pour la production des vaccins contre la polio pendant plusieurs décennies.


Lorsqu’il a réussi à démontrer l’efficacité de l’extrait d’insuline dans le traitement du diabète, le Dr Banting est parvenu à obtenir de ses employeurs une meilleure équipe administrative, un approvisionnement régulier en chiens de laboratoire et une meilleure collaboration avec les autres chercheurs. À l’inverse, Leone Farrell a dû mener plusieurs tâches de front, même après avoir mis au point sa « méthode de Toronto » éprouvée. Si elle devait créer les conditions propices à la production de masse de vaccins, encore fallait-il qu’elle recrute le personnel de laboratoire, qu’elle obtienne le meilleur équipement possible et qu’elle organise l’approvisionnement de 200 singes par semaine. Les cultures de poliovirus préparées aux Connaught Laboratories étaient acheminées au Dr Salk aux États-Unis. Grâce aux grandes quantités reçues, il a été possible de mener un essai clinique sur environ 1,8 million d’enfants – l’une des plus vastes expériences médicales de l’histoire. L’essai se révélant concluant, le vaccin pouvait dès lors être produit en grande quantité et administré aux enfants canadiens. Leone Farrell avait demandé aux directeurs de Connaught de ne pas breveter le processus de production de masse, sans doute pour que d’autres laboratoires, au Canada ou à l’étranger, puissent produire suffisamment de vaccin en vue d’éradiquer la polio et d’autres maladies infectieuses, un geste qui n’est pas sans rappeler l’hésitation du Dr Banting à breveter le processus d’extraction de l’insuline.
Devenu une célébrité du monde médical, le Dr Salk a fait la manchette du magazine Time en 1954. Quant à Leone Farrell, sa vie et ses travaux révolutionnaires sont demeurés dans l’ombre. Il reste que devant les résultats fructueux de ses recherches, Leone Farrel éprouvait la satisfaction d’une mission pleinement accomplie. Lorsque le Dr Salk s’est rendu aux Connaught Laboratories à Toronto pour témoigner sa gratitude envers l’« équipe Farrell », il n’a pu rencontrer Leone Farrell et les autres femmes ayant participé à la production des vaccins. Hélas, ces dernières n’avaient pas été invitées à la cérémonie, car celle-ci se déroulait dans un réfectoire réservé aux hommes à l’école d’hygiène de l’Université de Toronto. Les femmes s’étaient vu proposer de rencontrer le médecin américain à l’extérieur de la salle, mais Leone Farrel, restée digne, avait poliment décliné l’offre avec un « non merci »[i]. Le désintérêt à l’égard de cette biochimiste et microbiologiste a perduré pendant près d’un siècle. La contribution de Leone Farrell aura finalement été reconnue à juste titre lors de la soudaine recrudescence de l’intérêt pour les maladies infectieuses et la prise de conscience du rôle crucial des vaccins.

L’on sait très peu peu de choses sur Leone Farrell mis à part son travail aux laboratoires Connaught et ses publications de recherche. Toutefois, son histoire suscite un intérêt croissant, car elle révèle aussi les écueils franchis par une femme dans l’univers de la recherche et du développement. Par exemple, voulant postuler pour un emploi au service de renseignements de la marine en 1941, Leone Farrell aurait avoué son intention de se déguiser en homme pour survivre dans le « monde des hommes ». « Mon intention, a-t-elle déclaré, a toujours été d’être une “femme chimiste” – sans en avoir l’air […] On m’a accusée d’être un caméléon[ii]. » Leone Farrell n’a certes pas été la seule à faire l’objet d’une discrimination fondée sur le genre dans le domaine de la recherche et du développement dans les établissements canadiens. Reste à savoir si de nos jours les femmes, collectivement, ont dû adopter la même attitude de « caméléon » pour exercer leurs talents et faire carrière.
La maladie d’Alzheimer a atteint Leone Farrell vers la fin de sa vie, mais c’est un cancer du poumon qui l’a emporté en 1986, à l’âge de 82 ans. Comme la plupart des femmes œuvrant dans le domaine de la recherche scientifique au Canada au cours de la première moitié du 20e siècle, Leone Farrell ne s’est pas mariée et n’a eu aucun enfant. Elle a vécu seule dans une maison de retraite à un âge avancé. Si elle n’a jamais bercé son propre enfant, la méthode de doux balancement des vaccins contre la polio et d’autres maladies (méthode de Toronto) que cette scientifique a mise au point a contribué à sauver la vie de millions d’enfants au Canada et à l’étranger, les protégeant contre la « paralysie infantile » (polio), la coqueluche et d’autres maladies infectieuses.
Bibliographie
Austen, Ian. « Canada’s Key Role in Creating a Once Awaited Vaccine », The New York Times, 31 juillet 2020.
www.nytimes.com/2020/07/31/world/canada/leone-farrell-chemist.html.
Black, Karen. « Making a vaccine is not the same as mass-producing it. This Canadian Scientist Solved the Problem for the Polio Vaccine – Then She Was Largely Forgotten », The Toronto Star, 29 novembre 2020.
www.thestar.com/news/gta/2020/11/29/making-a-vaccine-is-not-the-same-as-mass-producing-it-this-canadian-scientist-solved-the-problem-for-the-polio-vaccine-then-she-was-largely-forgotten.html.
Collège universitaire de l’Université de Toronto, « Early Women Scientists ». Consulté le 7 mars 2021, au www.uc.utoronto.ca/news/early-women-scientists.
Science History Institute, « Jonas Salk and Albert Bruce Sabin ». Consulté le 12 janvier 2021, au www.sciencehistory.org/historical-profile/jonas-salk-and-albert-bruce-sabin.
Museum of Health Care at Kingston, « Polio ». Consulté le 7 mars 2021, au www.museumofhealthcare.ca/explore/exhibits/vaccinations/polio.html.
Racaniello, Vincent. « Polio and Nobel Prizes », Virology Blog about Viruses and Viral Diseases, 7 septembre 2007. www.virology.ws/2007/09/07/polio-and-nobel-prizes/.
[i] Karen Black, « Making a Vaccine Is Not the Same as Mass-Producing It. This Canadian Scientist Solved the Problem for the Polio Vaccine — Then She Was Largely Forgotten », The Toronto Star, 29 novembre 2020.
www.thestar.com/news/gta/2020/11/29/making-a-vaccine-is-not-the-same-as-mass-producing-it-this-canadian-scientist-solved-the-problem-for-the-polio-vaccine-then-she-was-largely-forgotten.html.
[ii] www.nytimes.com/2020/07/31/world/canada/leone-farrell-chemist.html