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Carrie Derick

Par Baneen Haideri

Baneen Haideri

Historienne contributrice/Étudiante chercheuse

Baneen Haideri est étudiante au programme d’histoire publique de l’Université York, où elle se concentre sur l’histoire des sciences, et est une conservatrice scientifique en herbe. Grâce à sa formation en biologie, elle réalise la valeur d’une histoire des sciences riche et inexplorée, et s’est donné pour mission de mettre en avant les histoires scientifiques de différentes cultures. Elle est très fière de son travail communautaire avec les enfants et aspire à apporter la connaissance de la science dans une perspective historique à sa communauté de manière créative. Elle est particulièrement fière de ses recherches dans le cadre du projet Insuline100, qui a mis en lumière les histoires de femmes canadiennes remarquables dans le domaine de la recherche et du développement scientifiques.

Portrait de Carrie Derick, professeur de botanique, 1892-1941. Photo reproduite avec l’aimable autorisation des Archives de l’Université McGill.

Le 14 janvier 1862, une trentaine d’années avant la naissance de Frederick  Banting dans l’ancienne municipalité ontarienne d’Alliston, Carrie Matilda Derick voit le jour à environ 600 km de là, à Clarenceville (aujourd’hui Saint-Georges-de-Clarenceville),  au Québec. Figure d’exception de l’histoire canadienne, notamment de celle des femmes, elle fait œuvre de pionnière en devenant la première femme promue à un poste de professeur titulaire à l’Université McGill. Cet exploit demeurera marqué d’une pierre blanche. Lorsqu’on se penche sur l’intense activité intellectuelle de cette femme, sur ses nombreuses réalisations qui ont ponctué son parcours jusqu’à sa nomination, force est de constater que les questions relatives à l’évolution de la recherche et au développement dans les établissements canadiens dépassent largement en nombre les réponses.

Élève à l’Académie de Clarenceville, Carrie Derick se montre exceptionnellement brillante. Dès l’adolescence, elle se démarque par son intelligence et son charisme. À peine âgée de 15 ans, elle commence sa carrière en enseignement à l’Académie de Clarenceville tout en poursuivant sa formation à l’École normale de McGill, école de formation des enseignants à Montréal. Quatre ans plus tard, à l’obtention de son diplôme, elle reçoit, à 19 ans seulement, la convoitée médaille du Prince de Galles (or) et le prix J. C. Weston. Elle retourne à l’Académie de Clarenceville à titre de directrice. Elle enseignera par la suite à Montréal. En dépit de sa réussite, la jeune femme ressent de l’insatisfaction. Consciente que ses talents ne peuvent s’épanouir pleinement dans son rôle de directrice, elle décide de s’inscrire à l’Université McGill en 1889. Elle décroche un an plus tard un baccalauréat ès arts, se distinguant par sa moyenne générale de 94 %, la plus élevée de l’Université McGill en 1890. La jeune femme se voit récompensée par plusieurs prix en études classiques, en zoologie, en botanique, sans oublier la médaille d’or Logan en sciences naturelles. Cette réussite aurait pu marquer un moment déterminant de sa vie et lui valoir un poste à la hauteur de son intelligence et de ses talents. C’est oublier que la société d’alors restreignait la participation des femmes à la sphère universitaire. Quoi qu’il en soit, Carrie Derick est appelée la même année à enseigner à l’Institut Trafalgar, une école pour filles située à Montréal. Si l’excellence scolaire de Carrie Derick au premier cycle universitaire s’est révélée insuffisante à propulser sa carrière, elle lui aura donné l’élan pour persévérer dans son parcours universitaire. Elle entreprend l’année suivante une maîtrise en botanique à l’Université McGill. À l’occasion d’une excursion botanique, elle devient l’assistante de David Penhallow, professeur de botanique, pour un modique salaire de « 200 $ maximum »[i]. L’Université McGill l’embauche comme démonstratrice en botanique. Elle sera la première femme à occuper un tel emploi, un poste à temps partiel qui ne rend pas justice à ses aptitudes. Pour comble, sa rémunération annuelle se chiffre à seulement 250 $ alors que celle de ses homologues masculins titulaires d’un baccalauréat varie entre 500 et 750 $. Tout en poursuivant ses études de deuxième cycle et son emploi comme démonstratrice, elle enseigne les mathématiques et les sciences à l’Institut Trafalgar pour toucher le salaire minimum. En 1896, elle obtient sa maîtrise en botanique tout en menant de front deux emplois.

Carrie Derick, vers June 1920. Photo reproduite avec l’aimable autorisation des Archives de l’Université McGill.

À titre de témoin privilégié des aptitudes hors du commun de Carrie Derick, le professeur Penhallow recommande auprès des instances de l’Université McGill qu’une charge de cours à temps plein lui soit donnée au département de botanique. Or, la recommandation est rejetée par le conseil d’administration qui décide plutôt de reléguer Carrie au poste de démonstratrice, poste qu’elle occupait jusqu’alors à temps partiel. La seule différence réside dans la proposition d’un temps plein pour un maigre salaire annuel de 750 $. Donald A. Smith, plus tard lord Strathcona, cet homme d’affaires philanthrope qui a permis aux femmes de poursuivre des études à l’Université McGill, intervient pour trancher le débat. Il autorise le versement de 250 $ supplémentaires pour porter le salaire annuel de Carrie Derick, désormais chargée de cours à temps plein, à 1000 $. Celle-ci continue d’exercer ses fonctions de démonstratrice à temps partiel pendant les huit années suivantes. Les chargés de cours de l’Université McGill étaient tenus de participer aux activités de recherche. Fait plutôt inhabituel, Carrie Derick ne menait aucune recherche pour l’établissement, même si elle faisait partie du corps professoral. Nul doute que cette femme incroyablement douée aurait été l’auteure d’une invention ou d’une découverte scientifique. Toutefois, des considérations pratiques l’ont détournée de la recherche scientifique pour la pousser à chercher des moyens de tirer un revenu décent de son travail. Or, ni son salaire ni son poste n’étaient à la hauteur de ses compétences. En 1904, Carrie Derick obtient finalement un poste de professeure adjointe avec une augmentation de salaire de 250 $. Cette nomination est assortie d’une condition : elle doit donner un cours supplémentaire l’été. Or, elle avait coutume de consacrer ses étés à la recherche et au perfectionnement des connaissances. Faute de possibilités au Canada, elle se rendait à l’étranger. Elle a ainsi passé trois étés à l’Université Harvard, sept au Wood’s Hole Marine Biological Laboratory, au Massachusetts, et un été au Royal College of Science, à Londres. De 1901 à 1902, elle poursuit des études de troisième cycle à l’Université de Bonn, en Allemagne. Ses études terminées, elle n’obtient malheureusement pas le diplôme, car l’université n’accordait pas de doctorat aux femmes à cette époque.

Carrie M. Derick se tenant à l’extérieur d’un bâtiment. Cette photographie a peut-être été prise par le journaliste Watson Davis lors de la réunion de la British Association of Science, Toronto, Canada, août 1924. Photo reproduite avec l’aimable autorisation des archives de la Smithsonian Institution.

En 1909, elle assume la charge d’enseignement de son collègue et mentor, le professeur Penhallow, frappé par la maladie pour un montant additionnel de 500 $ par année. Un an plus tard, son ancien directeur de maîtrise rend l’âme. Assurant la présidence intérimaire du département de botanique, elle touche un salaire annuel de 2 000 $, une rémunération nettement inférieure à celle des autres directeurs de département. Après trois ans d’intérim (1909-1912), elle décide de postuler au poste de direction. La nomination par l’Université McGill d’un botaniste américain, Francis Lloyd, à la tête du département et l’allocation d’un salaire annuel de 3 000 $ jettent Carrie Derick dans la consternation. Certains hommes influents au sein de l’Université McGill la soutiennent au cours de cette épreuve, mais en vain. Pour museler toute tentative d’opposition, l’université lui offre le poste de professeure de morphologie botanique, un domaine ne cadrant ni avec son champ d’expertise ni avec ses sujets de recherche de prédilection, sans aucune hausse de salaire. En dépit de cela, Carrie Derick devient la première femme canadienne à être nommée professeure par l’Université McGill. Cruelle ironie, le titre de « professeure » qu’on lui confère en était un de civilité, car il « ne lui accordait pas le droit de siéger comme membre de la faculté et ne comportait aucune hausse de salaire »[ii]. On lui demande expressément de ne pas enseigner comme une professeure, mais plutôt de travailler comme démonstratrice. D’ailleurs, le nouveau président du comité lui confie des projets dignes d’une personne de peu d’expérience. Cette situation engendre des frictions inévitables. Carrie Derick expose ses griefs au département de botanique de l’Université McGill pour faire valoir ses droits et exprimer sa désapprobation. L’Université lui accorde finalement un poste de professeure titulaire.

En 1928, elle obtient satisfaction sur un second point : son titre devient « professeure de morphologie comparée et de génétique »; elle estimait ce changement nécessaire, car le titre « lui donnerait la reconnaissance qu’elle mérite »[iii]. On ne lui attribue aucune découverte ou invention; pourtant, elle laisse en guise de legs un ensemble de premières réalisations. Pour obtenir le titre de « première femme professeure », Carrie Derick a dû vaincre le scepticisme ambiant et bousculer l’establishment. Elle est la première scientifique à avoir jeté les bases de l’étude de la génétique au Canada. Elle est également la première à avoir créé un cours sur « l’évolution et la génétique » au Canada. En 1910, elle est l’une des rares femmes à intégrer la prestigieuse liste American Men of Science, un témoignage éloquent de ses compétences. Reconnue pour sa force de caractère et son militantisme féministe, elle dérangeait certaines personnes occupant des postes de direction. « Comme elle m’a fait rougir, cette vieille fille de McGill », avait lancé le premier ministre du Québec, Lomer Gouin, lorsque Carrie Derick lui avait reproché sa critique de la planification des naissances[iv]. Fervente partisane de la planification familiale, elle a encouragé l’emploi de méthodes de régulation des naissances en réaction à la taille importante des familles au Québec durant la première moitié du 20e siècle.

Carrie M. Derick, professeur de botanique, 1892-1941, vers 1920. Photo reproduite avec l’aimable autorisation des Archives de l’Université McGill.

Les nombreuses réalisations de Carrie Derick, même si elles n’ont pas mené à une découverte majeure digne d’un Nobel, lui ont valu bien des honneurs. La volonté de réussir peut prendre le pas sur les résultats scolaires. C’est le cas notamment du Dr Banting qui a découvert l’insuline même s’il n’était pas un élève particulièrement brillant. Toutefois, le milieu dans lequel il a évolué lui a été favorable. Il a pu y trouver les ressources indispensables à sa découverte révolutionnaire. Carrie Derick s’est démarquée dès son plus jeune âge par ses résultats scolaires exceptionnels. La passion pour la recherche a animé cette femme de sciences tout au long de sa carrière universitaire. Admirée pour ses capacités intellectuelles, elle a dû surmonter bien des obstacles et fermer les yeux sur les « promesses d’avancement non tenues »[v]. Elle a ouvert la voie de la recherche et du développement au Canada aux futures générations de femmes.

Le 10 novembre 1941, Carrie Derick s’éteint à Montréal, à l’hôpital Royal-Victoria, sans laisser de postérité pour témoigner de la persévérance à toute épreuve d’une femme qui a dédié sa vie à la recherche scientifique. La détermination et la résilience caractérisent la vie de cette femme célibataire qui a laissé un legs intellectuel inestimable. Fondatrice du département de génétique à l’Université McGill, elle a réalisé des travaux connus à l’échelle internationale. Cofondatrice du Conseil national des femmes du Canada, elle restera dans les mémoires comme une pionnière de la génétique et une militante pour l’égalité des genres.

Bibliographie

Ainley, Marianne Gosztonyi. Despite the Odds: Essays on Canadian Women and Science, Montréal, Véhicule Press, 1990.

Ainley, Marianne Gosztonyi, Marelene Rayner-Canham, et Geoff Rayner-Canham. Creating Complicated Lives: Women and Science at English-Canadian Universities, 1880-1980, McGill-Queen’s University Press, 2012.

Dickinson, T.A. et Guinel, F.C.. « Reflections on Women Scientists Today Drawn from Looking at Carrie Derick, Canada’s First Woman University Professor » dans The Canadian Botanical Association (50(3)). Consulté le 1er juin 2021, au https://www.mcgill.ca/science/files/science/carriederickcbabulletin5032017.pdf.

Le travail de Carrie en faveur du contrôle des naissances a souvent recoupé de nombreuses croyances liées à la promotion de l’eugénisme dans le Québec du début du 20e siècle. Pour en savoir plus, consultez le site https://eugenicsarchive.ca/database/documents/522771cb3b76dc0000000001.

Sarazin, Fiona, et Ingrid Birker. « Carrie Derick ». Consulté le 2 avril 2021, au www.mcgill.ca/science/files/science/carrie-derick-2018.pdf.


[i] Marianne Gosztonyi Ainley, « Despite the Odds: Essays on Canadian Women and Science », dans Despite the Odds: Essays on Canadian Women and Science, Montréal, Véhicule Press, 1990, p. 77.

[ii]  Ibid. ,p. 85.

[iii] Marianne Ainley, Marelene Rayner-Canham et Geoffrey Rayner-Canham, « Women and Science in Academe, 1880-1920 », dans Creating Complicated Lives: Women and Science at English-Canadian Universities, 1880-1980, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2012, p. 58-59.

[iv] « Derick, Carrie », dans la base de données The Eugenics Archives (Archives sur l’eugénisme).
Consulté le 22 juin 2021 au eugenicsarchive.ca/database/documents/522771cb3b76dc0000000001. La défense de la planification des naissances à laquelle s’est livrée Carrie Derick recoupe souvent de nombreuses croyances liées à la promotion de l’eugénisme dans le Québec du début du 20e siècle. Pour approfondir le sujet, prière de consulter la page eugenicsarchive.ca/database/documents/522771cb3b76dc0000000001.

[v]  Marianne Gosztonyi Ainley, « Despite the Odds: Essays on Canadian Women and Science », dans Despite the Odds: Essays on Canadian Women and Science, Montréal, Véhicule Press, 1990, p. 78.