La découverte de l’insuline au Québec
Auteur: Louis Lebel
En 2021, Moments Déterminants Canada marque le centenaire de la découverte de l’insuline. C’est en 1921 que le Dr Frederick Banting et son équipe ont effectué les expériences qui ont mené à la création et au développement de ce qui a permis, depuis 100 ans, à des millions de personnes souffrant du diabète de survivre à leur maladie. Nous marquons cette découverte en créant des ressources pédagogiques et du contenu éducatif pour permettre aux enseignants d’encourager la prochaine génération d’innovateurs canadiens.
En juillet dernier, on m’a donné la tâche de trouver du contenu francophone qui serait équivalent à celui que nous avions déjà en anglais à propos de la découverte de l’insuline. Je devais trouver des articles de journaux annonçant la découverte ou le prix Nobel de l’équipe de chercheurs canadiens, et de trouver les liens canadiens-français de cette découverte. Il devait y avoir des chercheurs au Québec ou ailleurs au Canada Français ayant eu un rôle ou leur mot à dire, et les journaux francophones du pays devaient en avoir fait une large couverture vu la découverte révolutionnaire.


J’ai donc commencé ma recherche en fouillant l’historiographie du Canada-Français et en m’adressant aux experts de l’histoire médicale du Québec; qu’en disent les historiens? Eh bien j’ai vite trouvé ma réponse : rien, ils n’en disent rien. À l’exception des manuels d’histoire canadienne qui racontent la découverte de Banting, l’histoire canadienne-française n’aborde quasiment pas le sujet de l’insuline et du diabète. Aucun chercheur ne s’est penché sur la question des débuts de l’insuline au Québec et il semble que la figure emblématique de Banting, qui représente pour les Canadiens le combat contre cette maladie, n’a pas d’équivalent au Canada-Français. J’ai cherché des histoires personnelles de patients de l’insuline, comme nous avons, côté Canada anglophone, les histoires de Leonard Thompson ou Elizabeth Hughes, mais, encore une fois, rien. Bizarre. La découverte de l’insuline a pourtant eu des impacts internationaux et a mené aux premiers lauréats canadiens du prix Nobel, on s’attendrait peut-être à ce que l’histoire s’en rappelle un peu plus.
Je me suis ensuite tourné vers la couverture médiatique de la découverte. L’histoire ne s’est peut-être pas beaucoup penchée sur la question, mais qu’en disaient les gens à l’époque? Les journaux ont certainement parlé de l’innovation de Banting, des premiers patients et du prix Nobel? Comme aucun ouvrage ne se consacre à la question et qu’aucune collection de ces articles n’existe, j’ai moi-même scruté les archives des grands journaux de Montréal et de Québec dans les mois de la découverte et des grands évènements qui avaient suscité de la couverture médiatique ailleurs au Canada. Cette fois-ci, j’ai trouvé; mais j’ai été surpris de trouver des articles courts contenant un minimum de détails.


Des évènements qui en Ontario faisaient la une, se trouvaient en 8e page au Québec ou même n’y figuraient pas du tout dans les nouvelles du jour ou de la semaine. En scrutant des mois et des mois d’éditions de ces grands journaux, je n’ai trouvé que quelques mentions passagères en référence au diabète et à l’insuline malgré que la prévalence de cette maladie fût semblable au Québec et dans le reste du Canada. Les premiers articles décrivant la découverte sont plutôt sceptiques, quand ceux que l’on retrouve dans les journaux de Toronto sont enthousiastes et détaillés. Comment expliquer ce manque d’engouement pour l’insuline dans les journaux francophones?


1921 : l’année de la découverte d’un remède… à la tuberculose?
Les journaux francophones des années 1920 ne parlaient pas beaucoup du diabète et de la découverte de l’insuline, mais j’ai découvert que rare était la semaine durant laquelle aucun article ne parlait de la tuberculose dans la province. De la publicité pour des pseudoremèdes, des levées de fonds pour un hôpital pour tuberculeux, des articles faisant le point sur les mesures du gouvernement ou sur les nombres de cas; la tuberculose était partout.

J’ai appris, par ces articles, que l’épidémie de la tuberculose faisait rage à Montréal, supposément une des villes les plus touchées par cette maladie en Amérique du Nord. Les statistiques publiées chaque mois dans Le Devoir rapportaient près de 100 cas (et quasiment autant de décès) par mois dans les années 1920 et Montréal comptait 10 000 souffrants en 1922. Les directeurs du service d’hygiène de la province multipliaient les études et les conférences afin de sensibiliser la population avec des tracts et des brochures prônant la bonne hygiène.



Cette maladie occupait une grande part de la conversation publique portant sur l’hygiène et la santé, tout comme dans les pays d’Europe tels que la France. Justement, c’est dans ce pays qu’en 1921 une équipe de chercheurs de l’Institut Pasteur ont découvert l’innocuité chez les humains du Bacille Calmette-Guérin, vaccin anti-tuberculose développé quelques années auparavant pour soigner la population bovine. Dès juillet 1921, les essais cliniques démontrent l’efficacité de ce vaccin chez les nouveau-nés en France et dès 1924, le vaccin BCG (bacille Calmette-Guérin) est distribué aux médecins français qui en faisaient la demande. Ces innovations dans le monde de la tuberculose, qui se sont produites dans les mêmes années que la découverte de l’insuline, ont-elles pris le devant dans l’intérêt des Canadiens français? La prévalence de la tuberculose à Montréal et le fait que les découvreurs d’un potentiel remède étaient de France ont-ils relégué la nouvelle de la découverte de Banting au second plan?

Figures emblématiques de l’histoire de la médecine : Frederick Banting et Armand Frappier
La figure du Dr Frederick Banting est devenue, au Canada, emblématique de l’innovation médicale du XXe siècle. C’est lui et son équipe qui ont effectué la découverte révolutionnaire de l’insuline, ce sont eux qui ont été les premiers Canadiens récompensés d’un prix Nobel. De nombreuses écoles, de nombreux prix et bourses portent son nom, et sa maison de l’époque est aujourd’hui lieu historique national. Je ne crois pas me tromper en affirmant que Banting lui-même est devenu un monument de l’histoire canadienne.
Cependant, Frederick Banting n’occupe pas cette place de choix dans la conscience historique francophone de son pays. Jusqu’à récemment, je ne savais pas qui il était et j’ai appris, en interrogeant mon entourage, que je n’étais pas le seul. Malgré l’importance internationale de l’innovation de Banting, son nom n’est mentionné que de passage dans la plupart des ouvrages historiques francophones et si on en parle aujourd’hui, ce n’est qu’en courtes références.
Pourtant, le Québec et le Canada Français ne sont pas sans reconnaitre leur histoire médicale et scientifique. Connus sont les noms d’Irma Levasseur, de Camille Laurin ou du frère Marie Victorin. Le livre de Jacques Beaulieu intitulé « Ces médecins qui ont marqué le Québec » ne va pas sans mentionner le fameux Wilder Graves Penfield qui a longtemps œuvré à l’Université McGill de Montréal. Il ne semble pas que le Québec oublie Banting puisqu’il néglige son histoire scientifique, mais plutôt que ce n’est pas ce dernier qui occupe, dans la mémoire collective, la place du grand innovateur canadien du début du XXe siècle. Cette place de choix revient à une autre.
Le Dr Armand Frappier a reçu son diplôme en médecine en 1930, puis a étudié la tuberculose dans des hôpitaux des États-Unis et à l’Institut Pasteur en France. En 1938, il est principalement impliqué dans la fondation de l’Institut de microbiologie et d’hygiène de l’Université de Montréal, institut qui s’occupera de la création de vaccins entre autres pour la tuberculose. C’est Frappier qui a ramené de Paris une fiole contenant une souche du Bacille Calmette-Guérin, et c’est lui qui en poussera la production au Québec. Ce vaccin, dont l’innocuité est controversée, n’a jamais connu de distribution massive en Amérique du Nord, à l’exception du Québec, où Frappier a pu faire valoir son influence. Le vaccin BCG a-t-il eu plus de succès au Québec puisqu’il a été conçu en France? Le fait que la tuberculose touchait particulièrement Montréal et ses environs a-t-il permis à ce vaccin d’être plus facilement accepté ici qu’ailleurs?

Frappier est aujourd’hui une figure emblématique de l’innovation du XXe siècle au Québec. Tout comme Banting, il est nommé au temple de la renommée de la médecine canadienne et un musée est dédié à sa vie et son œuvre (situé à Laval). L’institut qu’il a fondé en 1938 et dirigé jusqu’à 1975 porte aujourd’hui son nom, comme le sont plusieurs écoles. Frappier et Banting ont tout deux étés des innovateurs dans le domaine médical et ont reçu une renommée nationale et mondiale. Les deux sont aujourd’hui des monuments de l’histoire médicale canadienne, mais ils n’occupent pas partout la même place dans la mémoire publique.
Cependant, l’un ne va pas sans l’autre. L’innovation de Banting a certainement inspiré Frappier et a mené celui-ci à innover lui-même sinon dans le fond, certainement dans la forme. Dans un article de 1945 où Frappier décrit l’origine et les buts de l’institut qui portera son nom, il explique clairement l’inspiration que fut le laboratoire Connaught et la School of Hygiene de l’Université de Toronto, où a œuvré Banting. Frappier s’est inspiré de la méthode française qu’il a acquise à l’Institut Pasteur de Paris mais ce sont les laboratoires torontois qui étaient son modèle. Dès 1925 le gouvernement du Québec a envoyé des médecins à Toronto pour y étudier le fonctionnement de leurs instituts de recherche et c’est avec cette information et le savoir que ces laboratoires encourageaient l’innovation comme celle de Banting, que Frappier a fondé son institut.
« À l’Université de Montréal, nous avons pensé à prendre les mêmes moyens qu’à l’Université de Toronto pour favoriser chez nous l’effort scientifique et l’enseignement spécialisé de la Microbiologie, de l’Hygiène publique et de la Médecine préventive. Le Canada n’aurait pas de trop de deux institutions dans le genre de Connaught Laboratories & School of Hygiène. Le Québec, avec sa population nombreuse et ses chances d’avenir, ferait un véritable placement en favorisant l’érection d’un Institut de Microbiologie et d’Hygiène, que soutiendrait la récupération des sommes considérables expédiées chaque année à des institutions ou des industries de l’extérieur pour l’achat de produits biologiques (sérums, vaccins, etc.) employés en médecine humaine et vétérinaire.
Nous voulions aussi, dans cet océan anglo-saxon d’Amérique du Nord, créer un îlot scientifique, où l’on ordonnerait la recherche selon la méthode française, logique et hardie dans les hypothèses et fertile en découvertes, alliée à la technique américaine admirable dans sa précision et son efficacité. Nous espérions également inviter nos microbiologistes et nos hygiénistes, dispersés dans la Province, à conjuguer leurs efforts en vue de faire une œuvre scientifique, éducationnelle, économique et nationale capable de porter loin le renom de la Province de Québec et de ses institutions éducationnelles et scientifiques. »
Armand Frappier, 1945.
Le Canada du XXe siècle : un exemple de pensée syndémique
L’objectif de Moments Déterminants Canada en soulignant le centenaire de la découverte de l’insuline n’est pas seulement de valoriser ce moment historique, mais aussi de savoir en tirer les leçons. Un concept important que nous voulons instrumentaliser afin de déballer l’histoire de Banting et en comprendre l’importance est celui de la pensée syndémique.
L’approche syndémique rappelle les déterminants sociaux de la santé et apporte au premier plan l’idée que les maux soient exacerbés par des facteurs sociaux et économiques. Selon Merill Singer, une syndémie fait référence à une accumulation de maux qui mène à un mal plus sévère chez le patient. En gros, plusieurs maladies ou plusieurs pandémies superposées causent une syndémie et la pensée syndémique consiste à analyser le cumul de ces crises médicales et de multiples facteurs sociaux et économiques influençant les diverses strates d’une société. C’est avec cette loupe que j’ai décidé de regarder le Canada du XXe siècle, dans le contexte de mes recherches qui retombaient toujours du diabète à la tuberculose.
Le diabète est une maladie chronique, mais non infectieuse tandis que la transmission de la tuberculose, maladie virulente et mortelle, est intimement liée à l’hygiène et à la propreté. Grâce à la pensée syndémique, nous pouvons comprendre le danger des deux maladies, toutes deux sans remède et toutes deux prévalentes au Canada des années 1920. De plus, cette approche permet d’apprécier l’impact des déterminants sociaux de ces maladies, ce qui explique la prévalence de la tuberculose dans la grande ville de Montréal.
Malgré l’existence des deux maladies au Québec, la pensée syndémique nous permet-elle de comprendre pourquoi la tuberculose touchait plus la conscience collective? Les facteurs sociaux et économiques du Québec et spécifiquement de Montréal, supposément la ville américaine la plus touchée, expliquent-ils que les Canadiens français, ou du moins leurs médias, semblaient plus intéressés par l’état de la tuberculose que par la découverte de l’insuline? Même l’article de journal qui annonce pour la première fois la découverte de l’insuline fait référence à la tuberculose!
Mais rappelons-nous que le Canada ne faisait pas face à deux crises médicales distinctes, mais à une syndémie. Les innovations du Dr Banting en matière de diabète et celles du Dr Frappier par rapport à la tuberculose ont toutes contribué à l’amélioration des conditions de la santé publique canadienne. Les conditions sociales de chaque région ont dicté les priorités de recherche et d’intérêt public, mais la pensée syndémique nous permet de prendre du recul et de considérer la situation globale. L’innovation de Banting dans ses laboratoires Connaught et à l’université de Toronto a permis au Dr Frappier, inspiré par les chercheurs de l’institut Pasteur, de créer sa propre institution de recherche à Montréal et de faire avancer la recherche à sa façon. L’innovation mène à l’innovation, même si le domaine n’est pas exactement le même, et tout ça dans le plus grand contexte de la santé publique.
