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Protection des brevets

Au cours du printemps 1922, alors que l’équipe de Toronto tente de rétablir la production de l’extrait pancréatique aux laboratoires Connaught, le Dr  J.J.R. Macleod réfléchit aux défis particuliers que devra relever l’Université de Toronto lorsque son équipe aura gagné son pari. Les nouvelles sur l’efficacité remarquable de cet extrait pour traiter les cas de diabète graves voyagent vite, et les attentes des malades et de leurs médecins vont croissantes. Régler les problèmes de production immédiats est une chose, mais protéger la découverte de ce que l’on appellera bientôt l’insuline des initiatives de chimistes sans scrupules ou de compagnies pharmaceutiques à la réputation douteuse en est une autre. Le brevet semble la seule façon de protéger cette invention. 

Cependant, dans les années 1920, des différends importants existent au sein de la profession médicale en ce qui concerne les médecins qui bénéficient personnellement des brevets protégeant des médicaments qu’ils ont contribué à découvrir. Plus généralement, pour l’Université de Toronto, l’idée de privatiser des résultats de recherches par un brevet contrevient à la philosophie de l’établissement. Il existe également une méconnaissance généralisée sur les brevets et médicaments, alimentée par les journaux qui regorgent de publicités pour un vaste éventail de « médicaments brevetés » visant à guérir une foule de maux, la plupart étant inefficaces, voire dangereux, et n’étant certainement pas brevetés. 

À l’époque, l’industrie pharmaceutique est peu réglementée par le gouvernement, dont la seule exigence est de ne pas « altérer » les médicaments. En outre, les entreprises pharmaceutiques ne sont pas tenues de prouver l’innocuité et l’efficacité des médicaments qu’elles produisent et vendent.   

Les règles encadrant les brevets sont anciennes et très strictes, et reposent sur les trois principaux attributs d’une invention : nouveauté, caractère non évident et utilité. Il est évident pour l’équipe de Toronto que la découverte de l’insuline répond à ces trois critères. Mais dès les premières discussions sur le dépôt d’une demande de brevet, il apparaît clairement que le cas de l’insuline sera très différent. 

Avant l’insuline, peu d’extraits médicinaux dérivés d’une hormone naturelle avaient été brevetés. Le premier est l’adrénaline, une hormone extraite de la glande surrénale qui agit comme neurotransmetteur afin de réguler diverses fonctions vitales. Cet extrait a été découvert en 1900 par un chimiste industriel japonais, qui a accordé une licence exclusive à la société pharmaceutique Parke Davis. Le second brevet de ce genre concerne la découverte et l’isolement de la thyroxine par le chimiste américain E.C. Kendall, en 1914. La thyroxine est une hormone extraite de la glande thyroïde qui permet de traiter la déficience en hormone thyroïdienne, menant à divers symptômes. Kendall était en poste à la Clinique Mayo et s’est entendu pour partager le brevet avec les frères Mayo, fondateurs de la clinique, et la University of Minnesota, sous réserve que l’université coordonne l’exploitation commerciale du médicament dans l’intérêt de la profession médicale. L’université a donc formé un comité spécial pour administrer le brevet, transférer l’invention à l’industrie et accorder la licence exclusive de la thyroxine à Squibb and Sons, une société pharmaceutique. La University of Minnesota conservait un contrôle strict sur la préparation, la vente et le prix de détail de la thyroxine. 

Dans sa recherche de précédents pour breveter l’insuline, Macleod consulte Kendall, qui lui propose un modèle pouvant être repris par l’Université de Toronto. Dans une lettre datée du 10 avril 1922, Kendall explique à Macleod comment le brevet de la thyroxine est administré et recommande à l’Université de Toronto de suivre cette approche. Cependant, les circonstances entourant le dépôt du brevet pour l’insuline se révèlent plus complexes que celles liées à l’adrénaline et la thyroxine. En effet, l’équipe de Toronto est pressée d’agir pour protéger sa découverte avant que quelqu’un d’autre ne parvienne à la lui voler et à la monopoliser. 

Tel que décrit dans une lettre du 12 avril de Banting, Best, Collip, Macleod et J.G. FitzGerald, directeur de Connaught, au président de l’Université de Toronto, Robert Falconer, on aurait averti le groupe de Toronto « qu’il était imprudent de ne pas avoir de brevet pour protéger la méthode de préparation de cet extrait ». Le sous‑ministre de la Santé du Canada, D. J.A. Calder, ajoute que d’autres joueurs pourraient facilement glaner suffisamment d’information sur la méthode de production « pour obtenir un brevet qui nous empêcherait de poursuivre notre travail ou en limiterait grandement la portée », et ce, même si ces joueurs ne sont pas les inventeurs de cette méthode. En outre, les procédures juridiques pour invalider ces brevets se révéleraient coûteuses et longues, et pendant ce temps,  « la préparation de l’extrait pourrait devoir être suspendue ». 

Le président de l’Université de Toronto, Robert Falconer. Dossiers de correspondance du bureau du président (Sir Robert Falconer), Université de Toronto.

Même s’il existe encore de nombreux problèmes de production, comme le souligne la lettre à Robert Falconer, il « serait catastrophique d’avoir à interrompre les travaux, surtout maintenant que l’on a établi scientifiquement, du moins à petite échelle, la grande valeur de l’extrait sur le plan thérapeutique ». Comme la méthode de préparation de l’extrait présente une grande valeur commerciale, le groupe de Toronto décide de garder le secret le plus longtemps possible jusqu’à ce que les détails du procédé puissent être publiés dans des revues scientifiques, « pour ainsi en faire bénéficier le plus grand nombre ». Une fois ces données publiées, il serait impossible pour quiconque de breveter le processus. Mais en attendant, il « reste vraisemblable qu’une méthode semblable à la nôtre soit brevetée ». Ainsi, comme le disent les quatre inventeurs et FitzGerald à Falconer dans leur lettre du 12 avril, un tel brevet n’aurait d’utilité que d’empêcher d’autres personnes d’en obtenir un. Et une fois les détails du mode de production publié, « n’importe qui pourrait préparer l’extrait, mais personne ne pourrait se l’accaparer à des fins lucratives. »   

Par contre, un des principaux obstacles a trait au fait que tous ceux qui travaillent sur cet extrait sont directement ou indirectement liés à la profession médicale et que, par conséquent, « il ne serait pas approprié ou éthique pour ces personnes de détenir un tel brevet ». Cependant, comme on le suggère dans la lettre du 12 avril à Falconer, rien n’empêche d’enregistrer un brevet au nom de membres non professionnels de l’équipe, qui ont travaillé à des tâches plus ciblées de la préparation de l’extrait, et ensuite de le transférer à l’Université de Toronto. Ces deux membres non professionnels sont Collip et Best : c’est à leur nom que la première demande de brevet canadien sera déposée. Banting appuie la proposition de brevet, mais ne veut pas que son nom y soit rattaché pour des raisons éthiques. 

Le sentiment d’urgence quant au dépôt d’une demande de brevet, et surtout d’un brevet américain, s’intensifie après la présentation du 3 mai de Macleod à Washington, D.C., sur les résultats de recherches liées à une utilisation clinique de l’extrait. Le terme « insuline » y sera prononcé pour la première fois. Ce sentiment d’urgence est plus particulièrement alimenté par les efforts que déploie le Dr George H.A. Clowes, directeur de la recherche chez Eli Lilly & Co., pour offrir à l’Université de Toronto le soutien de son entreprise afin de développer et de produire l’insuline. Clowes suit de près les développements en lien avec l’extrait pancréatique depuis la présentation de Banting à New Haven, le 30 décembre 1921. Il est particulièrement impressionné par ce qu’il a entendu le 3 mai sur les progrès réalisés et montrant l’efficacité remarquable de l’extrait pour traiter le diabète chez l’être humain. Comme Clowes le souligne dans une lettre du 11 mai, cette présentation suscite un énorme intérêt aux États-Unis et Eli Lilly est impatient de répliquer les résultats de Connaught. Macleod apprécie l’offre, mais hésite encore à travailler avec la compagnie pharmaceutique.

Cette hésitation de Macleod face à l’offre de Clowes s’explique par le fait que le groupe de Toronto cherche, en premier lieu, à trouver une organisation aux États‑Unis à qui accorder des droits en vertu de ce brevet. Comme le résume plus tard Macleod, une telle organisation, idéalement une université, pourrait détenir le brevet aux fins de contrôler la fabrication de l’insuline pour ce pays, selon des modalités similaires à celles imposées au conseil des gouverneurs de l’Université de Toronto. Cependant, il apparaît évident qu’aucune organisation américaine n’est prête ou apte à accepter les droits issus d’un tel brevet. Le groupe de Toronto décide alors que l’Université de Toronto assumera la responsabilité de contrôler la fabrication de l’insuline pour le Canada et les États-Unis. La prochaine étape consiste à inviter Clowes à Toronto, le 22 mai, avec plusieurs autres intervenants d’Indianapolis, dont un chimiste, un avocat spécialiste des brevets et le vice‑président de la compagnie, M. Eli Lilly, pour une série de rencontres établissant les paramètres d’un partenariat unique.  

Le 25 mai, à la suite des réunions tenues avec la délégation d’Elli Lilly, Macleod, FitzGerald, Banting et Best écrivent une lettre de suivi à Falconer recommandant officiellement que le conseil des gouverneurs accepte, au nom de l’Université de Toronto, les droits afférents au brevet pour les États-Unis, comme elle l’a fait pour le Canada. La demande de brevet américain a déjà été déposée, aux noms de Best et Collip, pour répondre à l’avertissement unanime selon lequel « si rien n’est fait, des brevets risquent d’être accordés à des entreprises commerciales intéressées à produire l’extrait à des fins lucratives ». L’équipe de Toronto recommande également que l’Université octroie des licences à ces entreprises afin qu’elles produisent l’extrait dans le but de le vendre. Elle percevrait ensuite des redevances sur ces ventes, qui serviraient à constituer un fonds de recherche à l’Université. Dans un premier temps, le fonds permettrait de financer les dépenses liées aux tests visant à évaluer l’efficacité des échantillons d’insuline des sociétés titulaires d’une licence. « Il est très important, pour garantir le succès de l’insuline dans le traitement du diabète, que nous assurions une supervision rigoureuse de la production. » 

Cependant, dans l’immédiat, la priorité est d’accélérer le développement de méthodes de production de l’insuline à grande échelle. La production aux laboratoires Connaught, qui se fait à échelle moyenne, se révèle difficile et la demande excède ce que l’on peut accomplir à Toronto sans poursuivre l’expérimentation. Par conséquent, l’équipe de Toronto décide qu’il serait plus efficace de travailler avec une seule entreprise pharmaceutique, plutôt que plusieurs : en effet, la concentration des efforts est susceptible de donner de meilleurs résultats que leur éparpillement. On retient la firme d’Eli Lilly, même si d’autres entités, ainsi que des hôpitaux et organisations sans but lucratif, auront bientôt l’occasion de produire de l’insuline en publiant rapidement dans une revue médicale tous les détails de la méthode de production développée chez Connaught. « Ainsi, notre coopération proposée avec Lilly Co. ne peut être qualifiée d’injuste ou de non éthique, et ne peut porter préjudice à la fabrication gratuite de l’insuline ». En outre, on recommande que l’Université de Toronto offre au conseil de recherche médicale de Grande-Bretagne (MRC) les droits afférents au brevet de l’insuline pour le Royaume-Uni et ses colonies, de la même façon que les droits pour le Canada et les États-Unis ont été cédés à l’Université de Toronto.

La préparation des demandes de brevet et de la documentation légale y afférant est confiée à Charles H. Riches, l’un des meilleurs avocats spécialistes des brevets à Toronto, qui accepte de s’acquitter de cette tâche gratuitement.

Même si Eli Lilly commence le travail de développement sur la production d’insuline le 30 mai, l’entente conclue entre l’Université de Toronto et l’entreprise n’entre en vigueur que le 28 juin 1922. Cette entente ouvre la voie à un partenariat unique et exclusif d’un an axé sur le développement de méthodes de production d’insuline à grande échelle. Elle autorise également Eli Lilly à obtenir des brevets américains pour toute amélioration apportée au processus de fabrication, mais elle devra céder les droits afférents aux brevets partout ailleurs dans le monde à l’Université de Toronto. L’entente mentionne brièvement l’usage du nom commercial que pourra utiliser Eli Lilly. L’entreprise devra employer le nom « Iletin » (modification du nom « isletin » donné à l’extrait par Banting et Best lors de leurs recherches en laboratoire) pour désigner l’insuline. En fait, au début de ce partenariat, l’emploi du nom « Iletin » par Eli Lilly importe peu pour l’Université de Toronto, mais il se révélera problématique par la suite.

« Iletin » ( appelé aussi insuline) produit par Eli Lilly, vers 1923.

Le 26 mai, Macleod offre officiellement le brevet britannique de l’insuline au MRC et FitzGerald y donne suite en se rendant aux bureaux du MRC à Londres, vers la fin de juin. Le MRC accepte l’offre sans hésitation, même si la première demande de brevet britannique déposée le 13 juin demeure incomplète quant aux détails du processus de production. Le MRC doit être en mesure de produire l’insuline dans ses laboratoires. Et comme l’organisme en informe FitzGerald dans une lettre datée du 4 juillet, certaines préoccupations demeurent quant à son obligation implicite d’avoir à défendre les droits afférents au brevet. Le MRC veut avoir carte blanche pour exercer ces droits, surtout en ce qui a trait à la gestion de la production d’insuline au R.-U. Vers la fin de septembre, Henry H. Dale de l’institut de recherche médicale du MRC, et un collègue, le biochimiste Harold Dudley, se rendent à Toronto et à Indianapolis pour se familiariser avec les derniers développements de la production d’insuline chez Connaught et Eli Lilly.

Pendant l’été 1922, alors que les équipes de Toronto et d’Eli Lilly travaillent à intensifier la production d’insuline, la préparation de la demande de brevet américain, dirigée par Riches, connaît également des hauts et des bas. Vers la mi‑août, l’avocat chargé des brevets d’Eli Lilly, George B. Schley, a vent de la couverture que font les médias américains sur le traitement miraculeux à l’insuline administré par Banting à Elizabeth Hughes. Comme on l’a déjà raconté ailleurs dans cette série d’articles, Elizabeth était la fille du secrétaire d’État américain, Charles Evans Hugues, alors âgée de 15 ans. Souffrant d’une forme grave de diabète, son rétablissement étonnant fait la une des journaux en Amérique du Nord, qui soulignent que l’insuline a été découverte par deux hommes de Toronto, Banting et Best, et que le projet d’administrer l’extrait à des diabétiques a été lancé par Banting. 

Cependant, comme le mentionne Schley à Clowes dans une lettre datée du 22 août, la demande de brevet américain ne mentionne pas que Banting est l’inventeur de l’extrait, mais la loi américaine exige que la demande de brevet soit déposée par le ou les inventeurs et précise que ce droit ne peut être transféré, sinon le brevet sera déclaré nul et non avenu. Il existe des preuves patentes que Banting est l’un des inventeurs de l’extrait. À moins que son nom ne figure dans la demande, des accusations de parjure pour fausse déclaration pourraient être portées. Mais Schley est sensible aux préoccupations éthiques de la profession médicale concernant les brevets et est d’accord avec le souhait de Banting de ne pas figurer dans la demande. Du point de vue du droit américain, Schley est convaincu qu’un professionnel de la santé demandant un brevet ne subirait aucun préjudice, dans la mesure où ce brevet serait ensuite cédé à une institution et qu’il n’en tirerait aucun bénéfice personnel. Même si cela semble le cas avec le brevet américain, Schley émet un avertissement : [TRADUCTION] «  au sens strict, la loi ne reconnaîtrait pas les limites éthiques de ce type. » 

La question d’inclure le nom de Banting à la demande de brevet américain fait l’objet de discussions lors de la réunion du comité de l’Université de Toronto chargé de l’insuline, le 1er septembre. Ce comité consultatif spécial a été formé à la suite des travaux initiaux du conseil des gouverneurs avec le groupe des inventeurs de l’insuline afin de gérer le développement, les brevets et l’octroi des licences. Même si les travaux du comité débutent en juin, sa première réunion officielle a lieu le 17 août. Lors de la réunion du 1er septembre, un sous-comité composé de Macleod, Best, Banting et Riches, reçoit le mandat de déterminer s’il est judicieux d’inclure le nom de Banting à la demande de brevet. Riches souhaite que son nom figure dans la demande, mais Macleod est du même avis que Banting, retardant ainsi la prise d’une décision à cet égard. On demande alors à Riches de se rendre à Washington pour évaluer en personne les progrès liés au brevet américain et on l’autorise à « prendre toutes les mesures qui s’imposeront pour accélérer la délivrance de brevets aux États-Unis ». Riches peut également prendre des mesures similaires « en ce qui concerne les brevets canadiens et britanniques ». 

Vers la fin de septembre, d’autres problèmes se déclarent lorsqu’Eli Lilly informe le comité de l’insuline de son intention de déposer sa propre demande de brevet américain fondée sur un processus de production très similaire à celui qui fait l’objet du brevet en instance de Collip et Best. Même si Clowes prétend que le brevet repose sur une méthode améliorée et vise à protéger la position d’Eli Lilly contre toute autre entreprise américaine, le comité ne comprend pas la nécessité de ce brevet. En outre, comme cette demande de brevet d’Eli Lilly risque de nuire à celui de Collip et Best, le comité fait rapidement part de son désaccord à l’entreprise.  

En même temps, le comité de l’insuline reçoit des demandes de spécialistes internationaux qui veulent savoir comment et quand la production d’insuline pourra se faire à l’étranger. Riches est chargé de préparer les demandes de brevets couvrant l’Australie et l’Afrique du Sud et de calculer les coûts associés au dépôt de demandes de brevets dans tous les pays.

Vers la mi-octobre, un journaliste du Toronto Star contacte le Dr Duncan Graham de l’hôpital général de Toronto et un membre du comité de l’insuline afin d’obtenir de l’information à ce sujet. Il s’intéresse particulièrement aux expériences cliniques avec l’insuline et à la relation entre l’Université de Toronto et la production d’insuline encadrée par un brevet. Il veut également savoir si l’Université envoie de l’insuline à des médecins américains et qui siège au sein du comité de l’insuline. Le comité rédige une réponse qui est à l’origine publiée dans les quatre quotidiens de Toronto. Cette réponse, ainsi que l’information selon laquelle l’Université de Toronto a fait don des droits afférents au brevet au conseil de recherche médicale du R.-U. provoquent un débat public sur le caractère « moral » de tels brevets médicaux. Les journaux citent des exemples afin d’expliquer pourquoi ces découvertes devraient être offertes gratuitement à l’ensemble des populations. En effet, ils évoquent les vaccins destinés aux animaux et aux êtres humains découverts par Louis Pasteur, qui ont été offerts gratuitement au public, malgré le risque d’une utilisation frauduleuse. Falconer et Macleod répondent à la controverse en mentionnant les circonstances spéciales liées à l’insuline, l’approche défensive qu’entend adopter l’Université pour empêcher tout monopole commercial et son intention de garantir une production uniformisée.

Pendant ce temps, en novembre, le brevet américain de Collip et Best subit d’autres revers juridiques, attribuables à la demande de brevet d’Eli Lilly et à la découverte par l’office des brevets américains d’un brevet déjà accordé aux États-Unis à un extrait pancréatique découvert par Georg Zuelzer en 1912. On demande au groupe de Toronto de présenter toutes les preuves cliniques dont il dispose sur son processus de production. Macleod et Riches se rendent à Washington et font également appel à des spécialistes du diabète qui sont familiers avec l’utilisation de l’insuline, incluant les DrsFrederick Allen et Elliott Joslin, ainsi qu’à Charles Hughes, secrétaire d’État américain, qui affirmera que l’insuline a sauvé sa fille, Elizabeth. Cependant, au début de décembre, l’approbation finale du brevet américain de l’insuline semble menacée car le nom de Banting ne figure toujours pas dans la demande. Le 18 décembre, ce dernier accepte à contrecœur d’ajouter son nom à une demande de brevet plus générale, mettant davantage l’accent sur les effets de l’extrait pancréatique de Toronto dans le traitement du diabète, sur les plans physiologiques et cliniques, plutôt que sur sa méthode de production. 

Le lendemain, Banting, Best et Collip cèdent leurs droits afférents au brevet au conseil des gouverneurs de l’Université de Toronto pour la somme de 1 $. Le brevet canadien est finalement délivré le 15 janvier 1923. Une semaine plus tard, un brevet américain couvrant l’insuline et la méthode de production du groupe de Toronto est accordé à Banting, Best et Collip, qui cèdent également leurs droits au conseil des gouverneurs de l’Université de Toronto. Au R.‑U., le brevet de l’insuline de Banting, Best et Collip est cédé au conseil de recherche médicale. 

Le prochain défi de taille du comité de l’insuline, qui paraît impossible à surmonter, consiste à déterminer comment accélérer la délivrance de brevets pour l’insuline et la production en Europe et ailleurs, en fonction des mêmes critères qu’au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Même si le comité a réussi à autoriser la fabrication et la distribution de l’insuline à petite échelle en Chine, par le truchement du Peking Union Medical College, l’objectif principal du comité est d’instaurer officiellement la production d’insuline en Europe. 

Le comité de l’insuline discute de plusieurs stratégies, notamment l’identification de spécialistes du diabète dans certains pays qui pourraient représenter l’Université de Toronto à titre d’agents. Il tente cette approche avec le Dr Lux à Vienne, en Autriche, mais il apparaît vite évident que les efforts internationaux de l’Université nuisent à ses négociations avec le gouvernement autrichien, qui manifeste l’intérêt de contrôler la production d’insuline dans ce pays. 

Le comité tente également de tisser des liens avec les représentants de divers gouvernements afin de leur demander s’ils accepteraient que l’Université de Toronto leur fournisse une description détaillée de la méthode de production de l’insuline dans le but d’obtenir eux-mêmes un brevet et ainsi éviter que ces brevets ne soient délivrés à des entreprises commerciales, tel que discuté lors de la réunion du comité du 16 janvier. Hélas, on se rend compte rapidement que le comité ne pourra pas entreprendre ces négociations lui-même, car les « consuls généraux au Canada n’ont pas la compétence requise pour traiter efficacement de telles questions ». Le comité décide alors d’approcher Sir Walter Fletcher, du conseil de recherche médicale, pour savoir si le MRC pourrait assumer la responsabilité d’entreprendre de telles négociations avec des représentants de pays européens. On veut ainsi que chaque pays demande les brevets nécessaires et ensuite octroie des licences aux fabricants locaux pour produire l’insuline. Sinon, les gouvernements peuvent transférer le droit de demander un brevet à un institut approuvé ou une organisation locale. Fletcher, cependant, juge que le MRC n’est pas prêt à assumer une telle responsabilité.

Vers la fin de février, pour finaliser la demande de brevet britannique et accélérer la délivrance de brevets dans d’autres pays, le comité de l’insuline constate qu’il aura besoin de ressources supplémentaires. Le comité demande donc un prêt de 6 000 $ au conseil des gouverneurs, qui sera remboursé grâce aux redevances que devront payer les entreprises détentrices d’une licence de l’Université de Toronto. Pour faire débloquer la demande de brevet au R.-U., Riches est envoyé à Londres, puisque son agent britannique n’a pas l’expérience requise concernant les extraits d’origine animale. Riches doit également entamer des demandes de brevet pour d’autres pays, notamment dans l’Empire britannique, et certains pays d’Amérique du Sud, Cuba, la Jamaïque, le Mexique et le Japon. 

Vers la mi-mars, comme le MRC ne peut pas l’aider, le comité de l’insuline suspend ses interventions liées aux brevets dans les pays européens. Il décide plutôt d’approcher directement des médecins et des établissements dans divers pays qui sont prêts et aptes à mettre en place les politiques de l’Université de Toronto concernant l’insuline. Le comité leur envoie ensuite des renseignements détaillés sur la production de l’insuline.

Alors que le comité vient de s’entendre sur une politique visant à accélérer la production d’insuline à l’échelle internationale, il est confronté à de nouvelles difficultés dans sa relation avec Eli Lilly : Clowes demande au comité de prolonger d’une autre année la licence exclusive accordée à Eli Lilly pour un an. Lors de la réunion du 16 mars du comité de l’insuline, la demande de prolongation est rapidement refusée, principalement parce que l’Université a déjà annoncé son intention d’accorder des licences à d’autres entreprises américaines dès que les problèmes du processus de fabrication seraient réglés, ce qui est maintenant le cas.  

Mais la demande d’un autre brevet américain par Eli Lilly présente un problème plus grave. Ce brevet vise un nouveau processus de production d’insuline, appelé la méthode du point isoélectrique, développée par George Walden, chimiste en chef chez Lilly, et qui accroît de façon significative la pureté et la quantité d’insuline produite. La méthode consiste à ajuster avec précision le pH de l’extrait au point isoélectrique, étape où la sécrétion interne purifiée se précipite dans la solution. Cependant, comme l’explique Riches au comité, les revendications sur lesquelles repose la demande de brevet de Walden sont trop vastes et couvrent pratiquement tout le processus de production de l’insuline. Si le brevet devait être délivré, « il accorderait à Lilly un monopole absolu sur la fabrication d’insuline aux États-Unis ». 

Mais il apparaît que Walden n’est pas le seul chimiste à avoir découvert l’utilité du point isoélectrique dans la production d’insuline. À l’automne 1922, à la Washington University de St. Louis, le Dr Phillip Shaffer découvre également que l’insuline peut être précipitée au point isoélectrique. La nouvelle incite le directeur adjoint de Connaught, R.D. Defries, et Riches à rencontrer rapidement Shaffer. Si la revendication de Shaffer est la même que celle de Walden, l’Université de Toronto pourrait également demander un brevet en son nom reposant sur le point isoélectrique. Ainsi, l’Université serait en mesure d’offrir une autre méthode aux fabricants d’insuline américains pour faire concurrence à Lilly. Comme on le souligne lors de la réunion du comité de l’insuline du 2 avril, cela « prouverait à ces fabricants que l’Université a fait tout en son pouvoir pour leur proposer des méthodes viables de fabrication de l’insuline. »

Après leur rencontre avec Shaffer, Defries et Riches se rendent immédiatement à Indianapolis pour assister à des réunions avec la direction d’Eli Lilly et s’entendent sur un nouvel accord. Comme le souligne Clowes dans un télégramme du 8 avril à Macleod, même s’il souligne le droit moral d’Eli Lilly d’obtenir « le brevet le plus solide possible sur nos découvertes » et le peu de cas que la compagnie fait des revendications de Shaffer, « nous n’envisageons aucune démarche qui mettrait l’Université de Toronto dans l’embarras ». Ainsi, à la suggestion de Riches et Defries, Clowes accepte de retravailler la demande de brevet de Walden, mais surtout, de mettre en commun toutes les futures demandes de brevet sur l’insuline. Lors de la réunion du 10 avril, le comité de l’insuline approuve l’idée, établissant « qu’on exigera de tous les titulaires de licence que tout brevet demandé par ces derniers soit cédé à l’Université de Toronto, qui pourra alors autoriser d’autres titulaires de licences à utiliser les méthodes brevetées. En d’autres mots, il s’agit d’une politique de mise en commun des brevets. »

L’établissement d’une politique de mise en commun des brevets par le comité de l’insuline de l’Université de Toronto protège l’objectif premier de l’Université, soit détenir le brevet principal de l’insuline, brevet qui repose davantage sur l’efficacité physiologique et thérapeutique de l’insuline pour traiter le diabète que sur une méthode de production précise. Cette structure empêche ainsi une entité ou une organisation d’obtenir un brevet lui accordant un monopole sur la production d’insuline. Sous le contrôle de l’Université de Toronto, ce brevet principal sert d’outil pour discipliner le monde industriel, organiser la distribution de ce nouveau médicament et garantir son accès partout dans le monde, en l’absence d’une réglementation gouvernementale régissant l’efficacité et la standardisation des médicaments. Le succès remarquable de l’Université repose sur un argument juridique solide priorisant son brevet de base par rapport à toute nouvelle revendication liée au processus de fabrication, établit son autorité morale en ce qui a trait à la découverte de l’insuline et protège ses objectifs humanitaires quant à l’administration du brevet de l’insuline.