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Prix Nobel : le cadeau du Canada au reste du monde

Après une courte visite chez ses parents à Alliston, en Ontario, Frederick Banting passe la matinée du vendredi 26 octobre 1923 sur la route, en direction de Toronto. Il arrive à son bureau vers 9 h, le journal sous le bras, sans l’avoir lu. En ouvrant la porte de son bureau, il est accueilli par la sonnerie du téléphone. « Félicitations Fred! », s’exclame un de ses amis. « Merci, mais pour quoi au juste? », lui répond Banting. « Mais pour le prix Nobel, tu as gagné le prix Nobel! Comment, tu n’as pas entendu la nouvelle? » Banting ouvre The Globe et lit le titre à la une : « Le prix Nobel de médecine est décerné aux docteurs Banting et Macleod ». Cependant, au lieu de se réjouir de la nouvelle, il laisse tomber le journal et se précipite hors de son bureau pour trouver Macleod. Il est furieux.

Sur les marches du bâtiment de la faculté de médecine de l’Université de Toronto, Banting tombe sur le Dr John G. FitzGerald, directeur des laboratoires Connaught. Comme l’écrira plus tard Banting, [TRADUCTION] « Il vient à ma rencontre et comprenant que je suis furieux, me prend par le bras. Je lui ai dit que je n’accepterais pas le prix; que j’enverrais un télégramme à Stockholm pour leur dire que non seulement je n’accepte pas le prix, mais qu’ils et ce vieux Krogh peuvent aller en enfer. » August Krogh s’était rendu à Toronto vers la fin de novembre 1922, avait séjourné chez Macleod et commencé une production d’insuline au Danemark à son retour. On savait déjà que Krogh, en nomination pour le Nobel, avait eu un rôle à jouer dans le processus de présentation des candidatures au prix Nobel. « J’ai mis FitzGerald au défi de nommer une seule idée émanant du cerveau de Macleod – ou de nommer une seule expérience qu’il aurait réalisée lui-même. FitzGerald n’a pas pu prononcer un seul mot. » FitzGerald finit cependant par calmer Banting et lui propose de rencontrer Albert E. Gooderham, président du comité de l’insuline du conseil des gouverneurs de l’Université de Toronto. Pour Banting, Gooderham était un homme dont le calme et la forte personnalité lui faisaient penser à son père. 

Albert E. Gooderham. Archives de la ville de Toronto, Le Dictionnaire biographique du Canada.

Gooderham félicite Banting avec calme et lui conseille de prendre le premier navire pour Stockholm afin de recevoir le prix Nobel en personne. Il lui offre également de payer ses dépenses. Banting est un homme têtu mais, comme il l’écrira plus tard, [TRADUCTION] « Gooderham est un des rares à connaître toute l’histoire et je sais qu’il comprend parfaitement mes sentiments et qu’il est d’accord avec moi, mais il m’a aussi fait comprendre qu’il y avait d’autres considérations à prendre en compte. Je dois penser à mon pays. Que diraient les gens du Canada si le premier Canadien à recevoir cet honneur refusait le prix? Il a ajouté qu’il fallait penser à la communauté scientifique. Que penserait le monde de scientifiques qui se disputent pour un prix parce qu’ils ne sont pas d’accord? Je n’avais pas réfléchi à ce point de vue. Il ne m’a pas demandé de décider immédiatement, mais il m’a dit de ne pas agir sous le coup de l’émotion et d’attendre au moins 24 heures. »

Pourquoi Banting était-il fâché que le prix Nobel soit décerné à lui et à Macleod? Pour comprendre sa première réaction à la nouvelle, il faut connaître le contexte du prix Nobel et le processus de nomination, d’évaluation et de prise des décisions. Il importe également de comprendre les circonstances uniques qui entourent la reconnaissance mondiale de la découverte de l’insuline en 1923, surtout pour Banting. Il est également inhabituel qu’un tel prix soit accordé si peu de temps après la découverte elle-même.

Banting savait que la découverte de l’insuline méritait un prix Nobel, dès le mois d’août 1922. Un numéro spécial du Journal of Metabolic Research entièrement consacré à l’insuline étant en préparation, George Clowes d’Eli Lilly indique à Banting qu’une fois publié, avec tous les détails de la découverte, « non seulement vous seriez reconnu à votre juste valeur pour vos travaux, mais ce serait également la première étape vers l’obtention du prix Nobel de médecine pour vous et vos associés. » À la même époque, un groupe de médecins de Toronto tente également de présenter la candidature de Banting pour le prix Nobel, mais leur initiative s’essouffle lorsqu’ils constatent qu’une telle reconnaissance serait sans doute prématurée. Une autre suggestion similaire est mise de l’avant par le professeur Robert Bárány d’Uppsala, en Suède, lors de sa visite à Toronto en décembre 1922. Bárány participait à une série de rencontres de la Fédération des sociétés américaines de biologie expérimentale à l’Université de Toronto. Il avait lui-même obtenu le prix Nobel en 1914. Au début de janvier 1923, Bárány écrit à Macleod pour le remercier de son hospitalité pendant son séjour à Toronto. Selon lui, cette découverte mérite le prix Nobel.

Le prix Nobel

Le prix Nobel est reconnu comme le prix le plus prestigieux dans le monde visant à souligner une réalisation intellectuelle. Les origines du prix remontent au testament d’Alfred Nobel, un chimiste, ingénieur et industriel suédois, homologué en 1895. Ce dernier voulait que le prix soit remis à « ceux dont les travaux de l’année précédente ont été les plus bénéfiques pour l’humanité. » À l’origine, il y avait cinq prix distincts dans les domaines de la physique, de la chimie, de la physiologie ou de la médecine, de la littérature et de la paix. Alfred Nobel était lui-même reconnu pour avoir inventé la dynamite. À sa mort, en 1896, Nobel cède tous ses actifs afin de créer les cinq prix, dont le premier sera décerné en 1901. La fondation Nobel est mise sur pied pour faire observer les directives du testament et administrer les fonds Nobel, mais ce sont quatre institutions distinctes (trois en Suède, une en Norvège) qui remettent les prix. L’institut Karolinska de Stockholm est chargé de remettre les prix en physiologie ou en médecine.

Alfred Nobel.

Le prestige particulier associé aux Nobel est en grande partie attribuable à la recherche considérable dédiée à la sélection des lauréats. Même si ces derniers sont généralement annoncés en octobre et en novembre, le processus de sélection commence au début de l’automne de l’année précédente, lorsque chacune des institutions responsables de la sélection accueille les candidatures mises de l’avant par un vaste éventail de proposants dans chacun des domaines, soit d’anciens lauréats du prix Nobel, des membres des institutions procédant à la sélection, des universitaires actifs dans les domaines visés, et des officiels et membres de diverses universités et académies savantes. Chaque nomination doit inclure une proposition écrite qui précise la valeur du candidat et il est interdit de présenter sa propre candidature. Les proposants ont jusqu’au 31 janvier de l’année du prix pour déposer les candidatures.

L’insuline en nomination

Pendant que Banting, Best et Macleod s’intéressent aux aspects pratiques de la production d’insuline lors de leurs réunions avec August Krogh, ils négligent un autre aspect de sa visite à Toronto en novembre 1922. En tant que lauréat du prix Nobel de médecine en 1921, Krogh fait partie des quelques personnes triées sur le volet invitées à soumettre des candidatures pour le prix de 1923. Même si Krogh est hébergé chez Macleod, les deux ayant déjà fait connaissance, Banting et Best lui sont moins familiers. Selon Best, Banting exprime son admiration pour Krogh lors de son séjour à Toronto. Banting présente Krogh à plusieurs patients diabétiques traités à l’insuline, dont Elizabeth Hughes. Banting et Krogh assistent également à une réunion, le 25 novembre à Toronto, à l’intention d’un groupe de spécialistes nord-américains du diabète sur l’usage de l’insuline.

Krogh, après avoir remporté le prix Nobel en 1921, fait une tournée de conférences aux États-Unis et s’arrête à Toronto. Lors de cette tournée, les nouvelles concernant l’insuline, son développement et son utilisation clinique commencent à circuler et intéressent tout particulièrement la femme de Krogh, Marie, qui vient de recevoir un diagnostic de diabète. Ses voyages l’amènent à Cleveland et Washington, D.C., où il rencontre le Dr George Washington Crile, professeur de chirurgie à la Western Reserve University, à Cleveland, le Dr George N. Stewart, également de Western Reserve, et le Dr Francis G. Benedict de la Carnegie Institution de Washington D.C., qui, comme Krogh, font tous partie de la liste sélective de proposants au prix Nobel. Crile et Stewart connaissent déjà Macleod qui était président de la faculté de médecine à Western Reserve de 1903 à 1918 (avant de se joindre à l’U de T), mais n’ont pas encore fait l’expérience de l’insuline. Crile et Benedict décident de proposer Banting pour le prix Nobel, Stewart propose Macleod. Parmi les quatre nominations associées à la découverte de l’insuline reçues par l’institut Nobel, celle de Krogh est la quatrième et la seule à proposer Banting et Macleod, pour la découverte de l’insuline et l’exploration de ses caractéristiques cliniques et physiologiques.

Krogh a de la difficulté à départager le mérite de cette invention entre Banting, Best, Macleod et Collip. Cette difficulté découle de son lien personnel avec l’équipe de Toronto (excluant Collip) et du fait que le prix ne peut pas être accordé à quatre personnes. Après mûres réflexions, Krogh juge que Best, qu’il considère comme un jeune assistant, n’a joué qu’un rôle mineur dans la découverte et ne mérite pas de faire partie de la liste des candidats.

Dans sa lettre du 23 janvier 1923 au comité Nobel, Krogh souligne le rôle primordial de Banting dans la découverte, mais ajoute qu’il n’aurait pas pu y parvenir seul. Selon ce que comprend Krogh des événements, Banting était dirigé à chaque étape par Macleod. Krogh sait également que d’autres ont collaboré avec Banting et Macleod, mais Collip a surtout contribué à élaborer la méthode de production de l’insuline à partir de pancréas d’animaux adultes, un apport qui demeure très important. Et pourtant, Krogh juge que sa contribution est insuffisante pour l’inclure dans sa proposition de candidature. Il connaît également les travaux expérimentaux de Macleod pour séparer l’insuline du pancréas de plusieurs espèces de poissons (même si ces travaux n’ont pas encore été entièrement publiés), ainsi que ses recherches sur l’action de l’insuline sur le métabolisme des glucides.

Partie de la deuxième page d’une lettre de quatre pages d’August Krogh à Göran Liljestrand (le secrétaire du comité Nobel) datée du 20 janvier 1923.  » [TRADUCTION] Comme vous l’avez compris d’après mon discours, je suis d’avis que la découverte de l’insuline est d’une importance extraordinaire, tant sur le plan théorique que pratique, et vous ne serez guère surpris que j’aie l’intention de proposer que le prix Nobel soit décerné au Dr Banting et au professeur Macleod.  » Le prix Nobel.

Krogh résume sa lettre de nomination comme suit : [TRADUCTION] « Avec l’information que j’ai personnellement recueillie à Toronto, et avec ce qui émerge des travaux publiés, même si les conclusions à cet égard sont moins claires, on peut conclure que le mérite de cette découverte revient sans aucun doute à Banting, qui est un jeune homme d’un talent exceptionnel. Cependant, il n’aurait pas été en mesure de réaliser toutes ses expériences, depuis le début et à toutes les étapes, sans la supervision du professeur Macleod. »

Reconnaissance de l’équipe « insuline »

Pendant que les jurés du prix Nobel commencent leur première ronde d’examens des candidatures en Suède, les échos de la découverte de l’insuline auprès du public et des politiciens canadiens gagnent en intensité en 1923. Le 13 février, le chapitre d’Ottawa des anciens étudiants de l’Université de Toronto tient son souper annuel au Château Laurier, avec Banting et Best comme invités d’honneur. Le lendemain, Banting et Best, avec Falconer, président de l’Université de Toronto, dînent en compagnie du gouverneur général, Julian Byng. Après la visite de Banting et Best à  Ottawa, un député de la région de Toronto, Thomas L. Church, appartenant au Parti conservateur, formant alors l’opposition, soulève à la Chambre des communes l’idée de verser une rente à Banting et Best pour soutenir leurs travaux de recherche. Le 27 février, Church propose de « prévoir 7 500 $ par année dans le Budget supplémentaire des dépenses ou une aide financière substantielle pour des hommes comme le Dr Banting et M. Best. » (Lorsque Macleod entend la nouvelle, il écrit à Collip à Edmonton pour lui dire qu’il entend faire tout en son pouvoir, en coulisses, pour veiller à ce que sa part soit reconnue à sa juste valeur).

Divers événements sont alors organisés à Toronto pour souligner la découverte de l’insuline, mais surtout pour honorer Banting et Best. Le 23 mars, l’académie de médecine de Toronto rend honneur aux travaux de Banting et Best, et le 27 mars, Sir William Mulock, juge en chef de l’Ontario, envoie une lettre au premier ministre William Lyon Mackenzie King proposant que Banting, en tant qu’inventeur de l’insuline, obtienne une bourse du Dominion. Mulock est un proche de King : en 1900, alors qu’il est ministre du Travail, il nomme King comme sous-ministre, qui fait ainsi son entrée dans la fonction publique. Dans la première lettre de Mulock à King, il souligne l’importance de cette découverte canadienne. Dans une deuxième lettre, Mulock précise que même si Best est né aux É.-U., son père est originaire de la Nouvelle-Écosse et Best n’a jamais été naturalisé citoyen américain. Le 6 avril, King répond et confirme qu’il est d’accord avec une rente de 5 000 $ à 10 000 $ pour Banting. Il obtient également le soutien du chef de l’opposition conservateur, Arthur Meighen, ainsi que du philanthrope, John D. Rockefeller, de New York. D’autres spécialistes américains du diabète écrivent également au gouvernement pour soutenir le versement d’une telle rente.

Pendant ce temps, Banting écrit au premier ministre de l’Ontario, E.C. Drury, pour discuter de la création du département de recherche médicale Banting et Best à l’Université de Toronto et pour proposer d’autres formes d’aide à la recherche médicale. Le 4 mai, l’adoption à l’assemblée législative de la loi sur la recherche médicale Banting et Best ouvre la voie à une subvention provinciale annuelle à l’Université de Toronto pour financer la recherche. 

À Ottawa, les députés approuvent la résolution sur la rente le 27 juin, mais cette dernière ne fait aucune mention de Best. Lorsque FitzGerald entend la nouvelle, à titre de secrétaire du comité de l’insuline de l’Université de Toronto, il envoie immédiatement un télégramme à King pour souligner le rôle important joué par Best. Cependant, dans sa réponse, King mentionne qu’une seule personne peut être nommée pour recevoir une telle récompense nationale et selon le consensus général des professionnels et des scientifiques, cette personne ne peut être que Banting. Frustré, Banting envoie un télégramme à Best, lui faisant part de sa déception. Comme Best mentionne à Banting, « c’est de l’histoire ancienne maintenant. » Il semble résigné à ne rien recevoir. Néanmoins, Banting mentionne à Best qu’il ne sera pas laissé pour compte et pourrait peut-être bénéficier d’une aide des laboratoires Connaught. 

Une autre récompense attend Banting et Best, plus tard en août, alors qu’ils sont officiellement invités à inaugurer l’exposition nationale canadienne à Toronto. Les nouvelles installations de production d’insuline de Connaught sont un élément clé de cette exposition très populaire qui se tient dans l’édifice du gouvernement de l’ENC. Comme le décrit le journal The Globe le 27 août, [TRADUCTION] « une grande affiche devant l’édifice du gouvernement où l’on peut lire le mot « Insuline », et proclamant qu’elle a été découverte au département de médecine de l’Université de Toronto et produite aux laboratoires Connaught, attire tous les visiteurs que cette découverte intéresse. » On y expose un grand appareil de distillation à vide [TRADUCTION] « qui permet d’évaporer l’alcool de la formule d’insuline à faible température », ainsi que des échantillons disposés sur un panneau et illustrant les différentes étapes du processus de production. Les foules affluent. L’intérêt du public pour l’insuline est si grand que [TRADUCTION] « déjà, plus de 3 000 brochures préparées par Best sur le sujet ont déjà été distribuées. » 

Sir Frederick Banting inaugurant l’Exposition nationale canadienne en 1923. Le patrimoine du CNE.

Et pourtant Banting, surtout à la fin de l’été 1923, est très fatigué et veut qu’on le laisse seul afin qu’il puisse poursuivre ses travaux. En effet, il commence à en avoir assez de tout ce qui concerne l’insuline. 

Macleod, pendant ce temps, est également récompensé. Il est élu membre de la Royal Society (à l’origine, la Royal Society de Londres) afin de souligner son rôle très important au sein de la communauté scientifique. En outre, au printemps, Macleod reçoit le prestigieux prix Cameron de l’université d’Édimbourg pour l’excellence de ses travaux dans le domaine thérapeutique. Lorsqu’il apprend la nouvelle, Macleod écrit [TRADUCTION] « le travail sur l’insuline, comme vous le savez, a été réalisé par plusieurs d’entre nous et je suis un peu gêné d’être le seul à accepter ce prix. Cependant, je suppose que la décision de me décerner le prix a été prise après une étude rigoureuse des faits et de manière éclairée. Je me sens donc tout à fait à l’aise de l’accepter. » 

Macleod passe ensuite l’été dans son pays natal, l’Écosse, avec des amis et collègues qui considèrent que la découverte de l’insuline par l’équipe de Toronto est le couronnement de ses nombreuses années de recherche sur le métabolisme des glucides. Macleod se sent particulièrement bien accueilli lors du onzième congrès international de médecine à Édimbourg à la fin de juillet. Il prononce une allocution très détaillée sur l’insuline. Banting participe également à la conférence et assiste à l’allocution de Macleod. Banting reconnaît que Macleod a fait preuve d’équité dans ses propos, et n’a pas été égoïste. Plus tard pendant la conférence, Banting et Macleod déposent chacun des documents de présentation lors d’une séance sur l’insuline, mais Banting sera alors moins indulgent à l’égard de la contribution de Macleod. [TRADUCTION] « Macleod nous a présenté un aperçu étoffé de son travail, essentiellement négatif, mais étayé par un corpus de données très volumineux. Il souffre de diarrhée verbale quand il est question de ses expériences, mais de constipation lorsque vient le temps de parler de ses idées et résultats. »

La remise du prix Nobel 

En avril 1923, les candidats au prix Nobel en médecine ne sont plus que neuf, dont Banting et Macleod (qui comptent pour une seule nomination). Les scientifiques de cette courte liste font maintenant l’objet d’un examen spécial et d’une évaluation. Deux des évaluateurs, John Sjöquist et J.C. Jacobaeus, se concentrent sur l’importance médicale de l’insuline et son application pratique, respectivement. En outre, le secrétaire du comité Nobel, Goran Liljestrand, rédige un rapport spécial après avoir assisté à la conférence de médecine d’Édimbourg. Les évaluateurs ont beaucoup lu sur le sujet de l’insuline et visité plusieurs pays d’Europe où l’insuline est utilisée afin d’en mesurer l’efficacité, même s’il est presque impossible de faire une telle évaluation si peu de temps après son introduction initiale. Néanmoins, les évaluateurs concluent que la découverte de l’insuline mérite le prix Nobel. Sjöquist accepte alors la proposition de diviser le prix entre Banting et Macleod, avec l’accord de Krogh. Jacobaeus a un peu plus de difficulté à évaluer le rôle de Macleod, mais se range à la décision de remettre le prix à Banting et Macleod.

Le 11 octobre, l’assemblée du Nobel se réunit pour choisir les lauréats, mais des questions demeurent quant à la recommandation Banting-Macleod et au rôle de Macleod. Cependant, le 18 octobre, une autre évaluation de la mise en candidature originale de Krogh et de son expérience directe à Toronto, une nouvelle étude des publications originales, ainsi que l’examen de la présentation de Macleod sur l’insuline lors de la conférence d’Édimbourg, incitent les membres à confirmer que Banting et Macleod méritent conjointement le prix. Il devient également évident que l’un des membres du comité Nobel qui remettait en question les qualifications de Macleod essayait par cette manœuvre de mettre de l’avant un autre candidat. Enfin, le 25 octobre 1923, les 19 professeurs de l’institut Karolinska tiennent un scrutin secret à l’issue duquel le prix Nobel de physiologie ou de médecine est décerné à Banting et Macleod.

Le 26 octobre, après que Banting ait appris la nouvelle et exprimé sa colère à l’idée de partager le prix avec Macleod, il comprend soudainement qu’il n’a pas besoin d’attendre 24 heures pour répondre. Il sait exactement ce qu’il a à faire. Banting attrape son carnet de notes et rédige à toute vitesse un télégramme destiné à Best : [TRADUCTION] « Les jurés du Nobel ont décerné le prix à Macleod et moi. Tu mérites ta part des honneurs, tout autant que moi, et pour toujours. » 

Best était à Boston, où on l’avait invité à prononcer une allocution à la faculté de médecine de Harvard, en compagnie du Dr Elliot Joslin, un des grands spécialistes du diabète. Banting adresse le télégramme à Best, aux soins de Joslin. Best présente son exposé devant une salle comble, mais ce n’est qu’après cette présentation que Joslin lira le télégramme de Banting. La version finale se lisait comme suit [TRADUCTION] « J’accorde à Best une part égale dans la découverte de l’insuline. Je suis blessé que les membres du comité Nobel n’aient pas reconnu sa contribution à cet égard. Je tiens à partager les honneurs avec lui. Veuillez lui lire ce télégramme lors d’un repas ou d’une réunion. Banting. »

Banting se dépêche également d’informer la presse de sa décision, et émet une déclaration le 27 octobre. [TRADUCTION] « Je suis très fier que le Canada et l’université soient reconnus par le Nobel. Je tiens à partager cet honneur avec M. Best, avec qui j’ai collaboré étroitement et qui a contribué à la découverte de l’insuline, afin qu’il obtienne la reconnaissance qui lui est due. Le prix sera dédié à la recherche scientifique réalisée à l’Université de Toronto. »

La valeur totale du prix était de 40 000 $, somme qui sera divisée équitablement entre Banting et Macleod. L’offre de Banting de partager sa moitié avec Best leur accorde donc 10 000 $ chacun. Tel que rapporté le 1er novembre, Banting s’engage à investir sa part du prix dans la création de la Fondation Banting pour la recherche médicale, à partir de laquelle on lancerait une initiative de collecte de fonds nord-américaine pour recueillir au moins un million de dollars. On compte parmi ses premiers donateurs le gouverneur général du Canada et le secrétaire d’État américain Hughes, le père d’Elizabeth Hughes, la patiente vedette de Banting.

Macleod apprend la nouvelle du Nobel alors qu’il se trouve sur un paquebot qui le ramène au Canada après son été passé en Écosse. Le 2 novembre, lorsqu’il arrive à Montréal, un journaliste du Toronto Star lui demande s’il a entendu dire que Banting partageait son prix avec Best. [TRADUCTION] « Je n’ai encore pris aucune décision quant à ce je prévois faire avec le prix Nobel. Mais vous pouvez être certain que ma décision ne sera d’aucune façon influencée par ce que font les autres. » Après qu’on lui ait fait lire la déclaration de Banting, Macleod répond [TRADUCTION] « Oui, j’ai vu cela. Je vous rappelle que je suis Écossais et que les Écossais prennent toujours leur temps pour se décider. Je vais étudier la situation sous tous les angles. » Lorsqu’on l’interroge sur la volonté de Banting d’investir son prix de 10 000 $ dans une nouvelle fondation afin de soutenir les travaux de jeunes scientifiques, Macleod répond, avec une étincelle dans les yeux [TRADUCTION] « Eh bien, je crois qu’il devrait aussi y avoir quelque chose pour les travaux des vieux scientifiques. » 

Les jours suivants, Macleod décide de partager sa moitié du prix avec Collip. Comme il le dit dans une déclaration à la presse le 7 novembre [TRADUCTION] « Il serait injuste et bien inutile de tenter de disséquer ou de diviser les travaux sur l’insuline entre les nombreux intervenants qui y ont pris part. L’Université de Toronto a eu sa part de mérite dans la découverte, et je tiens à souligner que l’insuline est le résultat d’un travail d’équipe. Nous avons participé à des travaux qui paraissaient très prometteurs pour l’humanité et notre objectif était d’accélérer les recherches pour arriver à un produit final. Nous avons abandonné nos autres champs de recherche pour y parvenir. C’est dans ce contexte que le Dr Collip, qui a suspendu ses travaux à l’Université de l’Alberta, s’est joint à notre équipe. » Lorsqu’on interroge ensuite Macleod sur sa propre contribution à ces travaux, il s’est esclaffé et a répondu [TRADUCTION] « Oh, je n’étais que l’impresario – le gérant si l’on peut dire. »

La décision du comité Nobel était certainement controversée et a eu des répercussions bien au-delà de la réaction initiale de Banting. L’inclusion de Macleod était problématique pour un grand spécialiste du diabète, le Dr Rawle Geyelin de New York. À titre d’ami de Banting, il avait aidé ce dernier à recueillir la somme de 10 000 $ pour acquérir de nouveaux équipements de production d’insuline chez Connaught. Le 10 novembre, Geyelin demande à Banting s’il devrait envoyer une lettre lapidaire à la presse, accusant les membres du comité Nobel d’être soit ignorants, soit mal informés sur les véritables inventeurs de l’insuline. Toutefois, Banting s’était depuis calmé et jugeait qu’il serait inutile d’en discuter en public, surtout que cela risquerait de nuire à la réputation de l’Université de Toronto et à la science en général. En outre, cela ne changerait rien à la situation, puisque les décisions du comité Nobel sont finales et sans appel.

Au comité Nobel, on ignore presque tout de la controverse entourant le prix à Toronto et ailleurs. Le comité a en effet reçu quelques lettres de protestations de scientifiques, comme Georg Zuelzer à Berlin et Nicolas Paulesco en Roumanie, qui avaient déjà mené des expériences avec des extraits pancréatiques pour traiter le diabète avant Banting et Macleod. Leurs protestations resteront cependant lettre morte. 

Le 26 octobre, dès que la nouvelle est annoncée, Robert Falconer, le président de l’Université de Toronto, exprime publiquement « son immense fierté de compter parmi le personnel de ses laboratoires deux hommes du calibre du Dr Banting et du Dr MacLeod. La modestie du Dr Banting et sa discrétion le font apprécier de tous ses collègues et c’est certainement un privilège pour eux d’avoir contribué à une telle percée pour l’humanité. » Falconer propose rapidement au conseil des gouverneurs de tenir un souper pour rendre honneur à ces deux distingués gentlemen. Le banquet aura lieu le 26 novembre dans le grand hall de Hart House. Quelque 325 invitations sont lancées, mais au moins 400 personnes prennent part à l’événement, représentant les autorités, des universités, des scientifiques et des médecins de partout en Amérique du Nord. [TRADUCTION] « Jamais auparavant le grand hall de Hart House n’a été témoin d’un tel événement, rapportera le Toronto Star le lendemain, événement qui restera à jamais gravé dans les annales de l’Université. » 

Invitation au banquet organisé en l’honneur de F. G. Banting et J. J. R. Macleod. The Discovery and Early Development of Insulin, l’Université de Toronto.

Alors que Banting souligne le rôle crucial de Best, et que Macleod félicite Collip, l’importance du travail d’équipe est soulignée à maintes reprises lors des discours qui émaillent le banquet, et c’est sans doute le Dr Lewellys F. Barker de l’université Johns Hopkins qui le fait de la façon la plus éloquente. Diplômé de l’U de T, Barker est l’un des premiers médecins aux É.-U. à parler de cette importante découverte. Selon le reportage du Toronto Star sur le banquet, le Dr Barker aurait affirmé :  [TRADUCTION] « Les grandes découvertes sont rares. L’insuline ne fait pas exception. De nombreux chercheurs ont pavé la voie, mais le génie doit se manifester. L’inventeur doit trouver une technique et avoir la volonté de persévérer. L’imagination, la technique et la volonté : voilà les trois ingrédients du succès. » Il décrira ensuite cette découverte comme « un heureux exemple de l’efficacité du travail d’équipe. La recherche est un peu comme le sport : les joueurs vedettes ne peuvent à eux seul remporter la victoire. Chacun peut réclamer sa part de gloire dans la découverte de l’insuline. »