La découverte devient publique
C’est en 1922 que s’est ébruitée la nouvelle de la découverte de l’insuline, d’abord à l’extérieur de Toronto, puis dans tout le Canada. Il a fallu attendre plus longtemps pour que la nouvelle se répande aux États-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs. Le rythme de diffusion était limité par la nature de la couverture de presse à l’époque des années 1920. Les reportages sur de nouveaux remèdes infaillibles étaient alors monnaie courante et presque toujours infondés. Aussi l’équipe de Toronto hésitait-elle tout naturellement, du moins au début, à engager le dialogue avec les journalistes. Macleod se montrait particulièrement chatouilleux à l’idée que la découverte soit racontée par inadvertance dans un de ces journaux aux reportages trompeurs et potentiellement préjudiciables, et il ne souhaitait pas voir leurs travaux d’extraction de l’insuline, ce remède au diabète, être relatés dans un journal vantant les cures miracles et les publicités sur les médicaments brevetés. Néanmoins, il a sous-estimé la persévérance de certains journalistes et leur ingéniosité à tirer profit des relations personnelles avec les membres de l’équipe de Toronto.

On doit le premier article à l’insistance d’un journaliste du Toronto Star, Roy Greenaway. Paru le 10 janvier 1922, cet article traitait des extraits pancréatiques. On pouvait y lire en manchette : « May Cure Diabetes » (Possible remède au diabète). D’une façon quelconque, Greenaway avait entendu parler d’un « garçon de 13 ans », Leonard Thompson, atteint d’un grave diabète. « En dernier recours », avait-il écrit, la famille du garçon a donné à l’équipe de recherche de Toronto la permission de procéder à des expériences sur lui. C’est peut-être le père de Leonard, désespéré, qui avait alerté le Star. Comme l’a noté l’historien Michael Bliss dans son livre Discovery of Insulin (traduit en français sous le titre La découverte de l’insuline), Greenaway avait trouvé Charles Best, lequel l’avait dirigé vers son supérieur Macleod, qui s’était alors senti acculé au mur. Jouant de prudence, Macleod avait dressé un compte rendu du premier test humain de l’extrait pancréatique. Une version plus longue de l’histoire a paru dans un hebdomadaire, le Toronto Star Weekly, mais l’extrait purifié par le biochimiste Collip et la réussite de l’essai sur le jeune Thompson n’avaient fait l’objet d’aucun article de suivi.
En fait, aucun autre article n’a été publié sur les extraits pancréatiques. Le Toronto Star ne publia un article approfondi, à la une, que le 22 mars suivant. En février et pendant la majeure partie du mois de mars, il n’y avait guère de bonnes nouvelles à annoncer. En raison d’une crise de production aux Connaught Laboratories, il n’y avait pas ou peu d’extraits pancréatiques. Collip, responsable de la production des extraits, ne parvenait pas à produire à plus grande échelle, précipitant une tentative effrénée de résoudre le problème. Parallèlement, Banting éprouvait du désespoir en constatant que les autres membres de l’équipe se concentraient sur la production d’extraits et leur étude. Désœuvré et non autorisé à traiter des patients diabétiques, Banting s’est mis à abuser de l’alcool.
Au milieu de cette tourmente, le Dr G. W. « Billy » Ross, jusque-là impressionné par le travail de son ancien élève, fit part des récentes études de Banting à l’un de ses patients, Roy Greenaway. Ross a organisé la rencontre de Greenaway avec Banting, Best et Macleod. Il a écrit un article détaillé intitulé « Toronto Doctors on Track of Diabetes Cure » (Des médecins de Toronto sur la voie d’un remède pour le diabète), dont la publication en première page était planifiée pour coïncider avec la parution du document précurseur de l’équipe de Toronto dans le numéro de mars du Journal de l’Association médicale canadienne (JAMC). Le document du JAMC citait largement l’article de Greenaway, accompagné de photos de Banting, Best, Macleod et Collip.
Greenaway y décrivait l’histoire de la découverte du point de vue de Banting et soulignait les précautions prises par ce dernier et son assistant Best avant de procéder au premier essai sur l’humain. Les deux chercheurs avaient tenu à s’assurer que l’extrait n’était pas toxique. « Je ne demanderais à personne de recevoir quelque chose que je ne prendrais pas moi-même », avait déclaré Banting à Greenaway, lequel décrivit comment Best avait donné à Banting la première injection. Banting avait fait de même auprès de son collègue. Le reportage précisait : « Les deux sont bien vivants pour raconter l’histoire ». « D’ici six mois, leur découverte sera utilisée à grande échelle; ils espèrent du moins prolonger la vie de façon importante », prédisait l’article.
En dépit de cette couverture optimiste, l’article du Star ne soulevait qu’une vaguelette d’intérêt à l’échelle locale et très peu de réactions à l’extérieur de Toronto, mise à part une version de la Presse canadienne montrant les photos des quatre chercheurs sous le titre « Have They Robbed Diabetes of Its Terrors? » (Ont-ils vaincu les terreurs associées au diabète?). Une autre version de l’histoire, publiée dans un journal de Belleville, se concentrait sur les principales contributions de Collip, qui était né et avait grandi dans cette ville de l’Est de l’Ontario.
Aux États-Unis, très peu de journaux se sont penchés sur l’histoire, mais ce fut le cas à Buffalo. Greenaway avait écrit un article de suivi pour le Toronto Star du 23 mars intitulé « Diabetes Work Epoch-Making Says Physician » (Au dire d’un médecin, les travaux sur le diabète marquent notre époque). Le médecin n’était pas nommé, mais il s’agissait vraisemblablement du Dr Ross selon Bliss. L’histoire a finalement été considérée comme une autre annonce de remède miracle.
Au cours des mois d’avril, de mai et de juin, il y eut très peu de reportages sur les extraits pancréatiques. Les articles ultérieurs ont été publiés par des journaux hors de Toronto. Un journal de Battle Creek, au Michigan, publia un court reportage le 12 juin. On pouvait y lire l’annonce de la visite prochaine de Banting, Best et Clarke Noble pour faire une présentation dans une clinique locale. Le second article paraissait en première page de l’édition du 21 juin du Winnipeg Tribune. En gros titre, on pouvait lire : « Canadian Doctor Discovers Cure for Diabetes » (Un médecin canadien découvre un remède contre le diabète). L’article portait sur l’allocution de Banting au congrès de l’Association médicale canadienne (AMC). « [La] découverte d’un remède contre le diabète par des extraits pancréatiques » était, selon les médecins présents au congrès se déroulant à Winnipeg, « l’une des plus grandes réalisations dans les annales de la médecine canadienne ». Les membres de la profession médicale manifestèrent leur appréciation du travail de Banting par un vote à main levée après sa présentation. C’était, à ce qu’on rapportait, « la première fois dans l’histoire de l’association qu’une telle action avait été entreprise ».

Bien des choses s’étaient déroulées en coulisses entre la fin du mois de mars et le congrès de l’AMC à Winnipeg, à la fin juin, dont la presse nord-américaine n’avait pas eu vent. Banting était en bien meilleure posture en juin et la production d’insuline aux laboratoires Connaught reprit. Best avait non seulement réussi à sortir Banting de son abattement aggravé par l’alcool, mais aussi à éperonner toute l’équipe de Toronto pour résoudre la crise de la production d’extraits pancréatiques. Banting avait aussi installé son cabinet privé, ce qui lui permit finalement de traiter des personnes diabétiques. Ce fut lors d’une réunion de l’Association of American Physicians, le 3 mai, que Macleod désigna pour la première fois l’extrait pancréatique par le terme d’« insuline », lors d’une présentation particulièrement réussie à Washington (D.C). Macleod s’était mis à redouter que l’ambition d’un chimiste ou d’une société pharmaceutique mène à la fabrication d’un extrait efficace et à l’obtention d’un brevet en contournant Toronto. À la fin du mois de mai, cette inquiétude couplée aux incertitudes liées à la capacité de production d’insuline des laboratoires Connaught avait incité l’Université de Toronto à nouer un partenariat avec la société pharmaceutique américaine Eli Lilly and Company d’Indianapolis. Parallèlement, l’Université de Toronto se préparait à soumettre des demandes officielles de brevets canadiens et américains au nom de Best et Collip; ces derniers s’étaient engagés à donner les droits de brevet sur l’insuline à l’Université de Toronto en tant que fiducie d’intérêt public. Si cette idée lui semblait certainement acceptable, Banting, en tant que médecin, résistait à l’idée de joindre son nom aux demandes de brevet. Macleod ne ressentait pas non plus le besoin d’associer son nom à des brevets sur l’insuline.
La presse passa sous silence la réaction enthousiaste suscitée par la présentation de Macleod à Washington. Toutefois, une transcription de l’exposé de Macleod et de la discussion qui a suivi avait discrètement été distribuée aux participants de la conférence. On y décrivait la découverte de l’insuline comme un « jalon historique ». Ce fut d’abord par l’entremise de discussions et de correspondances informelles que la nouvelle de la découverte s’est ébruitée aux États-Unis parmi les spécialistes du diabète. Plusieurs d’entre eux ont par la suite entretenu une correspondance ou rencontré personnellement le groupe de Toronto pour faciliter à leur retour la mise en place d’une production expérimentale d’insuline à petite échelle dans quelques laboratoires et la planification d’études cliniques sur de graves cas de diabète. Ces efforts ont attiré l’attention des journalistes. Dès lors, les points de vue de ces spécialistes du diabète façonnèrent l’histoire de l’insuline telle que relatée par la presse, en particulier au mois d’août.


Malgré l’attention limitée de la presse, des nouvelles sur l’insuline et ses effets spectaculaires circulaient en privé. Bientôt, Banting se retrouva submergé de demandes d’insuline de la part de spécialistes et de médecins de l’Amérique du Nord qui souhaitaient obtenir cet extrait miraculeux au nom de leurs patients désespérés. À Toronto, certaines personnes diabétiques campaient même aux portes du bâtiment médical de l’Université de Toronto pour tenter d’obtenir de l’insuline. Or, l’approvisionnement demeurait très limité. À la fin du mois de mai, Banting était parvenu à fournir de l’insuline à Jim Havens à Rochester, dans l’État de New York. Âgé de 22 ans, le fils du vice-président d’Eastman Kodak a été le premier patient américain à recevoir de l’insuline. En juin et en juillet, Banting acceptait de traiter à l’insuline trois enfants diabétiques en cabinet privé à Toronto. Venus des États-Unis, ces enfants étaient au dire de Banting des « squelettes vivants ». Aucun de ces cas n’avait été rendu public.
Au début du mois de juillet, Banting avait reçu une lettre bouleversante de la mère d’Elizabeth Hughes, 15 ans. Celle-ci était aussi la fille de Charles Evans Hughes, alors secrétaire d’État américain. Banting avait dû poliment refuser la demande d’insuline de Mme Hughes. L’approvisionnement des laboratoires Connaught restait instable, mais, à la fin du mois de juillet, Eli Lilly était en mesure de fournir une modeste quantité que Banting pouvait ramener à Toronto après un voyage à Indianapolis. Au début du mois d’août, Banting avait également facilité un don de 10 000 $ par l’intermédiaire d’un spécialiste du diabète de New York pour la modernisation, essentielle, de l’équipement de production des laboratoires Connaught.
Entre-temps, l’état d’Elizabeth Hughes s’était aggravé. Son médecin, le Dr Frederick Allen, avait demandé à Banting de la voir à Toronto, et ses parents voulaient qu’elle soit traitée par la sommité à l’origine de la découverte. Avec un meilleur approvisionnement en insuline, Banting a alors accepté de voir Elizabeth, le 15 août. Après les premières injections d’insuline, l’état de la jeune fille s’est rapidement et régulièrement amélioré. Peu après avoir vu Elizabeth une première fois, Banting déjeunait avec un ami médecin, le Dr D.E. Robertson, qui lui annonça que les journaux avaient découvert que la jeune fille était à Toronto pour un traitement à l’insuline. Robertson avait fait remarquer à Banting que son costume se faisait vieux, et il proposa de magasiner avec lui pour en acheter un neuf. C’était, semblait-il, le bon moment pour enfiler de nouveaux habits et fêter, d’autant plus que Banting était aussi sur le point de célébrer une nomination en tant que médecin traitant à l’Hôpital général de Toronto, dans une nouvelle clinique du diabète. L’attention de la presse porta désormais autant sur Banting et sa découverte que sur l’histoire captivante du rétablissement miraculeux d’Elizabeth.
À l’automne 1922, Elizabeth Hughes figurait au nombre de centaines de diabétiques recevant de l’insuline en Amérique du Nord. Cependant, comme l’avait fait remarquer le comité de l’insuline de l’Université de Toronto, la majeure partie de la production et de la recherche sur l’insuline s’était déplacée vers les États-Unis. Le comité de l’insuline avait été mis sur pied par le conseil d’administration de l’université pour gérer la délivrance de brevets et de licences pour l’insuline en Amérique du Nord. À l’origine, il était composé de trois membres du conseil d’administration ainsi que de Banting, Best, Collip, Macleod et le Dr J.G. FitzGerald, directeur des laboratoires Connaught. Le comité de l’insuline avait donc décidé de soutenir la production expérimentale et les essais cliniques d’insuline ailleurs au Canada, notamment à Montréal, à Winnipeg, à Kingston, à Londres et à Edmonton, où Collip produisait de l’insuline à l’Université de l’Alberta.
Le comité de l’insuline s’activait aussi à faciliter l’accès à l’insuline au Royaume-Uni par l’intermédiaire du Medical Reseach Council (MRC), qui avait été créé pour l’affectation de fonds à la recherche médicale. Macleod avait pris contact avec ce conseil de la recherche médicale en juin et avait proposé de lui donner tous les droits sur les brevets britanniques. En juillet, FitzGerald se rendait au Royaume-Uni pour lancer le processus. Si les dirigeants scientifiques et médicaux du MRC exprimaient leur intérêt pour cette découverte, certains membres faisaient aussi part de leur scepticisme en raison de la prolifération des histoires de remèdes miracles.
Au début du mois de septembre, Greenaway rapportait dans le Toronto Star que le MRC prévoyait d’envoyer une délégation scientifique à Toronto pour étudier la production d’insuline et son utilisation clinique. L’article faisait également référence à une lettre adressée au journal The Times of London par l’un des plus grands médecins britanniques, le professeur W.M. Bayliss, qui minimisait le rôle de Banting dans la découverte de l’insuline tout en élevant celui de Macleod, en notant que Banting n’avait fait que servir de collaborateur à Macleod. Macleod était un ami de Bayliss.
Lorsque Banting lut cet article, il fut, sans surprise, bouleversé. Best est rapidement intervenu et s’est d’abord rendu chez Macleod pour lui demander s’il pensait que Bayliss avait été juste envers Banting. Macleod avait déclaré qu’il n’avait rien à voir avec l’article et que Bayliss avait écrit la lettre sans connaître la situation. Comme l’a noté Michael Bliss dans La découverte de l’insuline, Bayliss était préoccupé par un article de presse canadien qui attribuait toute la découverte à Banting. Macleod, cependant, n’était pas disposé à réfuter publiquement l’histoire jusqu’à ce que Banting le rencontre, avec Greenaway, quelques heures plus tard dans le bureau de Macleod. Après avoir demandé au journaliste de quitter la pièce, Banting avait dit à Macleod que s’il ne réfutait pas la déclaration de Bayliss, beaucoup d’autres le feraient. Les soupçons de longue date de Banting à l’égard de Macleod avaient de nouveau fait surface. Macleod accepta finalement de rédiger une déclaration que Greenaway publia le 7 septembre, avec le titre « Gives Dr. Banting Credit for Insulin » (Le mérite de l’invention de l’insuline revient au Dr Banting). Cependant, cette déclaration ne satisfaisait ni Banting ni Best, ce qui a suscita une autre déclaration, cette fois de Banting, publiée le 9 septembre, « Declares Best Shares Honour: Dr. Banting Pays Tribute to Partner in Discovery » (Un honneur partagé avec Best : le Dr Banting rend hommage à son partenaire pour sa contribution à la découverte).
Toute l’affaire Bayliss et l’exacerbation des tensions au sein de l’équipe de Toronto avaient particulièrement touché Macleod. Sa recherche en avait été perturbée, et les répercussions étaient palpables à différents égards; il trouvait la situation tout à fait insupportable. Dans un effort pour régler une fois pour toutes la question de la reconnaissance des mérites, Albert E. Gooderham, président du comité de l’insuline, avait demandé à Banting, Best et Macleod de préparer chacun une déclaration écrite sur leur compréhension de la découverte de l’insuline. Collip étant en Alberta, on ne lui avait pas demandé de le faire. Vers la fin du mois de septembre, tous soumettaient leur déclaration à M. Gooderham, qui espérait qu’un historique convenu des travaux serait préparé afin de dissiper les malentendus. Malheureusement, les déclarations ne permirent pas d’apaiser les tensions. Le compte rendu complet de la découverte de l’insuline n’a été publié que 60 ans plus tard dans le livre de Michael Bliss, The Discovery of Insulin (traduit sous le titre La découverte de l’insuline).
Tandis que se poursuivait la controverse sur le mérite de la découverte dans la presse torontoise, la couverture de l’insuline au Royaume-Uni et aux États-Unis était davantage centrée sur Banting, excluant Macleod et Best. Collip était rarement, voire jamais, mentionné. Un article du 13 septembre, maintes fois réimprimé, dans le journal britannique The Manchester Guardian, s’avéra particulièrement influent pour promouvoir une histoire plutôt déformée de la découverte. Il renforçait exagérément le rôle de Banting et critiquait injustement l’université et les laboratoires Connaught dans les travaux visant la préparation de l’insuline. « Bien que prudentes et enclines au scepticisme, soulignait l’article, les autorités de l’université de Toronto ont été tellement impressionnées par la sincérité, la théorie et la capacité du jeune Banting qu’elles ont, mais avec une certaine résistance, mis à sa disposition quelques installations pour qu’il mène à bien ses expériences. Une ou deux années de travail intense ont suivi du côté de Banting et d’un ou deux associés. » L’article indiquait également que « neuf hommes sont employés dans la production de ce fluide, aux laboratoires Connaught, à l’Université, qui sont déjà célèbres pour leur production en quantité de vaccins, d’agents antityphoïdes et d’autres sérums ». L’auteur signalait pourtant les « critiques anonymes de l’Université selon lesquelles les dispositions prises jusqu’à présent pour le développement du traitement du Dr Banting étaient à fait inadéquates – on dit qu’au lieu de neuf hommes, il devrait y en avoir des centaines qui travaillent à la production du sérum, et qu’aucune dépense ne devrait être épargnée pour donner au monde toutes les installations nécessaires à la création de ce remède ».
En octobre, l’attention de la presse américaine sur la découverte de Banting s’était intensifiée, alimentée par l’histoire fascinante d’Elizabeth Hughes, ainsi que par les succès de l’insuline à Santa Barbara, en Californie, où un laboratoire-clinique (Potter Metabolic Laboratory and Clinic) avait préparé et utilisé l’insuline à titre expérimental pour traiter neuf cas graves. L’attention accrue de la presse américaine et européenne avait fait l’objet d’un article du Toronto Star le14 octobre, probablement par Greenaway, sur la couverture médiatique plus soutenue. Une bonne part de celle-ci mettait en relief le fait que l’insuline était un « remède certain ». Cependant, comme l’article le faisait également remarquer, « alors que l’Université de Toronto reste officiellement silencieuse, des rapports déformés dans certains journaux des États-Unis donnent de fausses impressions sur le mérite de cette découverte ». Apparemment, « les médecins américains qui ont obtenu une partie du sérum de manière très détournée donnent l’impression d’être les véritables expérimentateurs. Comme la plupart d’entre eux sont généralement des médecins célèbres spécialisés dans le traitement du diabète et que leur nom est lié à de nombreuses années de services distingués, on ajoute du poids à ces erreurs des journalistes qui ne connaissent pas tous les faits ».
Le reste de l’article du 14 octobre du Star portait sur les questions posées à Banting pour savoir si l’insuline était réellement un « remède » contre le diabète. Banting ne considérait pas l’insuline comme un remède, mais comme un moyen de gérer la maladie, puisque les diabétiques devaient continuer d’en prendre indéfiniment pour contrôler leur taux de glycémie. Mais de nombreux médecins, la presse et le public se contentaient d’utiliser le terme « dans un sens ordinaire » pour dire qu’« à toutes fins et intentions, l’insuline est un remède ». On se demandait surtout quand on pourrait l’obtenir. On souhaitait avoir une déclaration définitive qui donnerait l’espoir d’une utilisation généralisée. Sur ce point, le Dr Banting ne promettait rien de précis. « Nous faisons tout ce que nous pouvons pour augmenter la production – tout ce qui est en notre pouvoir. » C’est tout ce qu’il pouvait dire.
Un reportage du Toronto Star publié le 20octobre incita le comité de l’insuline de l’Université de Toronto à jouer un rôle plus direct pour raconter l’histoire de l’insuline dans la presse, en commençant par une déclaration détaillant la demande officielle de brevets de l’université. « Les auteurs de la méthode de préparation de l’insuline ont demandé des brevets au Canada et dans d’autres pays, et ont proposé de les céder, une fois en leur possession, à l’Université de Toronto, pour qu’elle les utilise comme elle le jugera bon afin d’empêcher l’exploitation commerciale du produit et de sauvegarder la production d’un produit normalisé. » Par l’intermédiaire de son conseil d’administration, l’Université de Toronto « avait accepté ce gage de confiance ». La déclaration se poursuivait en soulignant le travail des laboratoires Connaught et ses limites dans le développement de méthodes de production à grande échelle, nécessitant une collaboration avec une grande entreprise américaine « expérimentée dans la préparation d’extraits de produits d’abattoir, afin de fournir suffisamment d’insuline au pays pour quelques médecins sélectionnés, de manière à tester sa valeur thérapeutique dans le diabète, son bon dosage, etc. avant sa mise sur le marché ».
Le rôle plus proactif du comité de l’insuline avait conduit à la rédaction d’un article largement diffusé par le New York World, qui racontait l’histoire de la découverte de l’insuline de manière plus précise. L’article du New York Worlddésignait également Eli Lilly comme la seule entreprise américaine partenaire du groupe de Toronto, que l’on savait « en train de dépenser une somme importante pour se préparer à une production de masse ».
La demande de brevet de l’Université de Toronto ainsi que son offre permettant au Medical Research Council, en Grande-Bretagne, de demander un brevet britannique s’étaient révélées controversées pour certains, en particulier pour les médecins, comme l’avaient souligné des articles parus plus tard cet automne-là. En réponse, le Toronto Star avait publié un article détaillé le 7 décembre, qui contenait des commentaires du président de l’Université de Toronto, sir Robert Falconer, et de Macleod, tous deux réaffirmant la raison d’être des demandes de brevet sur l’insuline. Comme l’avait souligné Falconer, « l’insuline est brevetée pour une raison – et pour une seule. C’est pour la protection du public. Cela a été fait pour s’assurer que l’extrait sera toujours exactement à la force appropriée pour en assurer une utilisation efficace. » Macleod, néanmoins, avait ajouté un autre facteur clé : « La raison pour laquelle l’université a breveté l’insuline est assez évidente. Si l’université ne l’avait pas fait, une société commerciale l’aurait fait, et aurait ainsi obtenu un monopole. »
La demande de brevet initiale avait été déposée sous le nom de Best et Collip, les autres membres de l’équipe de découverte. En tant que médecin, Banting avait d’abord résisté à l’inclusion de son nom : il craignait de ne pas respecter le serment d’Hippocrate qu’il avait prêté comme médecin, soit de ne pas s’engager à tirer profit d’une découverte – ce que supposait l’obtention d’un brevet. Cependant, il est vite devenu évident qu’un brevet sur l’insuline, surtout aux États-Unis, ne serait pas valable sans le nom de Banting. Aussi, le 11 décembre, Banting accepta finalement d’ajouter son nom aux demandes de brevet officielles, et les trois hommes ont été reconnus par les bureaux des brevets comme les découvreurs de l’insuline. Pour une somme symbolique de 1 $ chacun, ils ont rapidement cédé leurs droits de brevet au conseil des gouverneurs de l’Université de Toronto.
À la fin de l’année, l’attention de la presse avait été détournée de la question des brevets. On lisait désormais des comptes rendus saisissants de la manière dont l’insuline avait ranimé des patients plongés dans des comas diabétiques. « Child at Death’s Door Brought Back to Life: Edmonton Cure of Diabetic Coma Predates That in New York » (Une enfant aux portes de la mort ramenée à la vie : un exploit réalisé à Edmonton avant New York) titrait avec enthousiasme le Toronto Star du 7 décembre. L’article faisait référence à deux cas presque simultanés dans lesquels des injections d’insuline avaient ressuscité des diabétiques « aux portes de la mort » à Edmonton et à New York. À Edmonton, l’insuline de Collip avait ranimé une fillette de 8 ans, tandis qu’un garçon de 16 ans de New York était sorti d’un coma après avoir suivi un traitement.
Selon les médias, la jeune fille d’Edmonton avait été la première patiente à être rétablie d’un coma diabétique, bien que le Toronto Star ait rapporté un mois plus tôt qu’Elsie Needham, 11 ans, avait aussi émergé d’un état inconscient grâce à l’insuline administrée par Banting à l’Hospital for Sick Children de Toronto. Un article de suivi paru dans le Toronto Star avait révélé que « Toronto recelait des résultats de cas encore plus sensationnels », dont six guérisons de coma diabétique à l’hôpital général. À peu près au même moment, la plus célèbre des patientes sous insuline, Elizabeth Hughes, rentrait finalement chez elle à Washington, « apparemment guérie ».
La couverture médiatique du retour au bercail de Hughes avait rapidement été suivie de comptes rendus de la conférence annuelle de la Federation of American Societies for Experimental Biology (fédération des sociétés américaines de biologie expérimentale), tenue à l’Université de Toronto à la fin du mois de décembre. Ce fut un grand rassemblement de quelque 250 scientifiques canadiens et américains membres d’un ou plusieurs des groupes affiliés : la Société de physiologie, la Société des chimistes biologiques, la Société de pharmacologie et de thérapie expérimentale et la Société de pathologie expérimentale. Bien qu’une partie de la réunion ait été consacrée à la célébration du 100e anniversaire de naissance de Louis Pasteur, la plupart des participants avaient été attirés par la tenue de séances sur le traitement à l’insuline ainsi que par la présentation de neuf articles par les membres de l’équipe élargie de Toronto sur l’insuline. Collip n’avait pu faire le voyage depuis Edmonton, mais il avait soumis un article par l’intermédiaire du secrétaire de la conférence.
Lors de la dernière séance conjointe de la conférence, les intervenants avaient rendu hommage au travail de Banting et à l’ensemble du groupe de Toronto. « Ce traitement à l’insuline a surgi comme un coup de tonnerre », a déclaré le Dr Frederick Allen à la foule. « Il faut en féliciter le Dr Banting. Quoi qu’aient pu faire auparavant d’autres scientifiques, ses travaux ne sont pas nés des leurs. C’était purement et simplement sa découverte, et une découverte de cette nature est une chose rare. » Lorsque Banting a finalement pris la parole, il ne s’est pas attardé sur sa propre découverte, mais a plutôt rendu hommage à ses collaborateurs, en particulier à Macleod, qui, selon lui, avait joué un rôle de « guide ».
À la fin de la séance, Banting reçut une ovation de trois minutes. Il déclara plus tard aux journalistes : « Écouter ces comptes rendus cet après-midi, qui relataient la poursuite de travaux dans le sens que j’ai suivi jusqu’à l’année dernière, a été le moment le plus gratifiant et le plus satisfaisant de ma vie. En outre, j’apprécie beaucoup la gratitude des patients que nous avons soignés. Il y a eu des cas de coma diabétique où la guérison a été suffisante pour permettre à ceux qui souffraient de reprendre une vie active. »
La conférence de l’Université de Toronto a eu lieu exactement un an après la présentation hésitante de Banting – désastreuse dans son esprit – d’un premier compte rendu sur les extraits pancréatiques à New Haven, au Connecticut. À cette occasion, Macleod avait dû intervenir pour sauver Banting. Il n’y avait pas eu de journalistes lors de la rencontre à New Haven, et les cas médicaux liés aux extraits pancréatiques n’avaient guère attiré l’attention de la presse pendant trois mois. Tout s’était joué au cours des mois suivants pour que, finalement, Banting puisse connaître le triomphe à la fin de l’année. Cette histoire a été racontée en long et en large dans les journaux, bien qu’avec plus ou moins de précision, et il resterait beaucoup à dire. De fait, il y avait encore tant de choses à révéler sur l’histoire de l’insuline à l’aube d’une nouvelle année.