Elizabeth Hughes : Lettres de Toronto
Par Christopher J. Rutty, Ph.D
Historien principal, Moments déterminants Canada, « Insuline 100 »Lead Historian, Defining Moments Canada, “Insulin 100”.
Le 22 août 1922, Elizabeth Hughes, âgée de 15 ans, écrit la première de ses 18 lettres à partir de Toronto[i]. [TRADUCTION] « Ma chère « mumsey », écrit-elle. J’espère que cette lettre te parviendra car elle contient des nouvelles que tu trouveras sans doute très intéressantes. » « Mumsey » est la mère d’Elizabeth, Antoinette Hughes, qui se trouvait alors à Washington, D.C., avec le père de la jeune fille, Charles E. Hughes, Secrétaire d’État aux É.-U. Ils se préparaient à une visite de quatre semaines à Rio de Janeiro afin de représenter les États-Unis à l’exposition du centenaire de l’indépendance du Brésil. Antoinette avait quitté Toronto le 20 août en train pour revenir à Washington, après avoir accompagné lors d’un voyage éclair Elizabeth et son infirmière-tutrice, Blanche Burgess, à Toronto pour rencontrer le Dr Frederick Banting dans l’espoir qu’il puisse la traiter avec de l’insuline. Les trois femmes rencontrent Banting le 16 août. Il accepte de prendre Elizabeth comme patiente et lui administre une première injection d’insuline.

Elle ne pesait que 20,4 kg (45 lb) et suivait un régime strict de seulement 300 calories par jour, telle que prescrit par le Dr Frederick M. Allen, un grand spécialiste du diabète qui traite Elizabeth depuis avril 1919. Cette dernière survit au régime de famine du Dr Allen quatre fois plus longtemps que ne le prévoyait son pronostic le plus optimiste. Mais en juillet 1922, la condition d’Elizabeth se détériore. Désespérée, Antoinette parvient à envoyer Elizabeth à Toronto avant que le Pan American ne lève les voiles pour le Brésil. Antoinette, le Dr Allen et Charles échangent de nombreuses lettres, et plusieurs télégrammes et appels avec le président de l’Université de Toronto. Elizabeth n’est pas en état pour faire le voyage au Brésil avec ses parents et ces derniers doivent absolument s’y rendre ensemble. On décide finalement de laisser Elizabeth à Toronto entre les bonnes mains de Blanche, qui a reçu une formation sur les traitements à donner aux patients atteints de diabète.
Le 22 août, Elizabeth a déjà reçu de l’insuline produite par les laboratoires Connaught, mais en concentrations et de qualités différentes. Banting apporte les doses en personne et les lui administre dans l’appartement que ses parents ont loué, au 78 rue Grosvenor, Place Surrey, près de Queen’s Park, juste au nord de l’hôpital général de Toronto. Les « appartements Athelma », construits en 1912, sont parmi les plus grands de la ville à cette époque. Elizabeth compte sur les bons soins de Blanche et sur les connaissances spécialisées qu’elle a acquises auprès du Dr Elliott Joslin, un autre spécialiste du diabète, ainsi que du Dr Allen et du personnel de son sanatorium pour diabétiques, et ensuite à l’institut de physiatrie qu’il ouvre en avril 1921 à Morristown, au N.J. Elizabeth et Blanche ont déjà fait un séjour à l’ancien sanatorium et ensuite au nouvel institut, ce qui amène Elizabeth à s’autodéclarer « étudiante en diabète ». En effet, elle est le patient modèle, elle comprend les exigences alimentaires et les tests qu’elle doit subir, mais elle n’a jamais vraiment aimé le Dr Allen.
Comme Elizabeth le raconte à sa mère dans une lettre soigneusement dactylographiée et datée du 22 août, [TRADUCTION] « le Dr Banting est venu comme d’habitude, vers 17 h 30, et m’a annoncé de bonnes nouvelles. L’insuline à laquelle son équipe travaille depuis quelque temps sera prête à être utilisée dans seulement deux jours et il s’agit de l’extrait le plus puissant qu’il ait réussi à produire à ce jour. En fait, il est si concentré que je n’aurai qu’à prendre 1 c.c. à la fois lorsque je commencerai mes deux doses, ce qui est pour très bientôt, je l’espère. » Elle mentionne également que Banting produit assez d’insuline « pour que ses trois patients externes, Ruth Whitehill, Teddy Ryder et moi-même, n’aient pas à changer d’insuline pendant un mois, ce qui est une excellente nouvelle. » Ruth n’a que huit ans lorsqu’elle arrive de Baltimore à la mi-juin. Teddy a six ans et arrive du New Jersey le 8 juillet. Comme Elizabeth, Teddy a été un patient du Dr Allen. Elizabeth et Teddy se sont rencontrés alors qu’ils se trouvaient tous deux à l’institut du Dr Allen au printemps de 1921.
Elizabeth écrit que Banting est heureux de voir l’approvisionnement en insuline se stabiliser. [TRADUCTION] « Il m’a dit, « tu peux dire à ta mère que je lui promets qu’avec ce nouvel extrait, la prochaine fois que tu me verras, je pourrai suivre un régime de 2 240 calories, soit ce que consomme une jeune fille de mon âge. » Il fallait alors lui faire manger 60 grammes de protéines, 50 grammes de glucides et 200 grammes de matières grasses. « Il est pratiquement impossible que je ne prenne pas de poids avec un tel régime! » Banting juge également que la nouvelle insuline sera assez concentrée pour composer avec le nouveau régime d’Elizabeth avec seulement 2 c.c. (centimètre cube) par jour, avec une injection le matin et l’autre le soir. « Il est très content de ce résultat, car lorsqu’il aura trouvé le bon équilibre, il pourra m’approvisionner avec suffisamment d’insuline pendant au moins un mois. » Elle espère qu’une fois autorisée à consommer 2 240 calories par jour, elle pourra retourner à la maison avec Blanche, qui lui administrera ses injections et s’occupera de son régime alimentaire. « Une fois mon alimentation bien réglée, je n’aurai plus besoin du médecin, à moins d’une catastrophe. »
Après seulement une semaine à Toronto, la situation d’Elizabeth change du tout au tout. Elle a beaucoup maigri depuis le début de son traitement avec le Dr Allen, son poids chutant de 29,5 kg en octobre 1920, à 24,5 kg en mars 1921, et enfin à 21,8 kg en juillet 1922. Elle passe peu de temps avec ses parents, en raison de ses séjours réguliers à l’institut Allen, et réside également aux Bermudes avec Blanche, de janvier à juillet 1922, dans l’espoir que le climat lui soit bénéfique. [TRADUCTION] « Avec ce régime, je suis convaincue que je pourrai recommencer à étudier, je vais reprendre des forces et regagner du poids, puisque je pourrai manger normalement. C’est une pensée qui me réjouit, et la perspective de vivre une vie normale me dépasse totalement. Ma glycémie est excellente depuis la dernière fois où tu m’as vue, et je me comporte comme une enfant exemplaire. »

En plus de parler d’insuline et de son alimentation avec sa mère, Elizabeth évoque également d’autres détails moins importants, « comme son agréable après-midi passé à Queen’s Park avec un bon livre. » Cependant, comme elle le précise à la fin de sa lettre, [TRADUCTION] « Blanche et moi ne nous habituons pas à ton absence et tu me manques terriblement, mais les bonnes nouvelles que je t’annonce par cette lettre nous aident à supporter la séparation, n’est-ce pas? En effet, je commence à me voir dans un proche avenir, vivant une vie normale, à la maison, avec mon cher papa et ma chère maman. Je ne pourrai jamais vous remercier assez, toi et papa, de m’avoir donné cette chance inespérée! »
Elizabeth n’envoie sa lettre suivante que le 24 septembre. Ses parents sont difficilement joignables puisqu’ils prennent le bateau pour se rendre au Brésil et en revenir, avant de retourner à la maison, à Washington. Elle ne peut pas leur écrire, mais reste en contact en envoyant des télégrammes et en leur parlant grâce à un lien radio spécial mis en place par le bureau du Secrétariat d’État pour les communications officielles du gouvernement. Cela lui permet de parler avec ses parents. Même si ces communications radio sont une nouveauté pour Elizabeth, elles doivent rester brèves et elle est toujours heureuse d’écrire de longues lettres à ses parents remplies de bonnes nouvelles.
Elizabeth maîtrise l’art épistolaire avec brio. Elle se passionne pour l’écriture et rédige des nouvelles qui sont publiées dans des magazines pour enfants. En juillet, peu après son retour des Bermudes, Elizabeth achète une petite machine à écrire portative avec son argent (25 $). [TRADUCTION] « J’en rêve depuis longtemps, écrit-elle à sa mère. Cela m’aiderait tellement pour écrire mes manuscrits et mes lettres, et c’est un appareil si amusant à utiliser. De toute façon, tous les grands auteurs en ont une, et même si je suis encore jeune, j’en veux une peu importe, et j’apprendrai à m’en servir correctement! » Elle fait quelques erreurs de typographie (très peu), pour lesquelles elle s’excuse et qu’elle corrige au crayon.
Le 24 septembre, Elizabeth pesait 27,4 kg : elle a gagné plus de 4,5 kg depuis son arrivée à Toronto. Elle espère que sa mère pourra venir la voir. [TRADUCTION] « J’ai tellement hâte de te revoir. Attends de voir de tes propres yeux ce que je mange ces jours-ci, tu ne le croiras jamais! Je pense que tu ne reconnaîtras plus ta fille maigre et chétive, car j’ai complètement changé d’allure d’après ce que les gens me disent, et moi-même, je suis témoin de cette transformation. »
Elle commence tout juste à recevoir un nouveau lot d’insuline du Dr Banting, qui est aussi puissant que le lot précédent, le plus fort produit à ce jour, et les « résultats sont tout simplement merveilleux. » Elizabeth n’a besoin que de deux injections par jour de ¾ c.c., une le matin et l’autre le soir. Cependant, avant de s’adapter à cette insuline plus forte, elle a plusieurs réactions chaque jour et requiert un apport calorique supplémentaire.
Comme elle l’explique, [TRADUCTION] « toutes les nuits, vers minuit, je me réveille en sueur (papa dirait qu’il flotterait hors de son lit!), mon pouls est rapide et je deviens pâle ou rouge. Blanche me donne alors un demi-verre de jus d’orange et un demi-verre de crème, je récupère immédiatement et me rendors. Ensuite, je déjeune, mais c’est insuffisant, car au moment du dîner, ou tout de suite après, je recommence à me sentir mal et je dois manger encore un peu. Et plus tard, c’est la même chose au souper, je dois manger davantage, et la nuit, j’ai encore une réaction. Mais tout cela est rentré dans l’ordre lorsqu’on a trouvé le bon équilibre : ma glycémie s’est stabilisée et je n’ai eu aucune réaction. On a maintenu un régime de 2 512 calories avec 64 grammes de protéines, 208 grammes de gras et, surtout, 97 grammes de glucides. J’essaie de maintenir ce délicieux équilibre maintenant qu’on m’injecte un extrait plus faible, car cette combinaison donne d’excellents résultats et je prends pas mal de poids. Par contre, il faut m’administrer davantage d’insuline, soit 4 c.c. ou 2 c.c. le matin et le soir. Mais ça ne me dérange pas du tout, si cela me permet d’être là où j’en suis aujourd’hui. Tu vois, je mange ce qu’une fille normale de mon âge mange et il me semble que je gagne en poids et force à chaque heure qui passe. »
Elizabeth est déterminée à devenir le « patient record » du Dr Banting puisque, comme elle le mentionne, « aucun de ses autres patients n’a gagné autant de poids que moi en si peu de temps et n’a si bien toléré son nouveau régime, il y a de quoi être fier pas vrai? » Elizabeth est heureuse de pouvoir manger de tout, même des bonbons. [TRADUCTION] « Ne te surprends pas de cela, car je n’y ai droit qu’en cas de réaction, mais les bonbons font remonter ma glycémie à un taux normal très rapidement et efficacement, alors le Dr Banting juge qu’il serait utile de toujours prévoir quelques bonbons, au cas où, et sans exagérer. Mes poches sont maintenant toujours pleines de ces petites tires à la mélasse que tu connais et dès que j’ai une réaction, j’en mange une et je me remets immédiatement. » Elle raconte à sa mère qu’elle pourrait faire une liste interminable des aliments qu’elle est maintenant autorisée à manger. « Il me semble que chaque jour je mange quelque chose que je n’ai pas goûté depuis plus de trois ans! Tu ne sais pas à quel point j’apprécie et déguste chaque bouchée! »
Elizabeth trouve difficile d’exprimer toute sa gratitude à ses parents [TRADUCTION] « pour lui avoir donné cette chance d’être ici et de profiter de cette merveilleuse découverte, un vrai miracle! Je vous remercie d’avoir loué cet appartement pendant six mois, car j’ai bien compris que tant que cet extrait ne sera pas suffisamment stable pour nous être directement envoyé par Eli Lilly Co., eh bien, le meilleur endroit pour un diabétique est ici, à la source! L’extrait que l’on envoie au Dr Banting de l’autre endroit est vraiment faible en comparaison à ce que produisent les laboratoires Connaught, et les patients doivent parfois se faire injecter jusqu’à 15 c.c. par jour et ne mangent même pas la moitié de ce que je peux maintenant me permettre. » Elle ajoute que le Dr Banting « fait venir tous ces éminents médecins à Toronto pour leur présenter cette merveilleuse découverte. J’aimerais bien voir l’expression sur leur visage lorsqu’ils lisent mes résultats! Ils sont totalement abasourdis par mes progrès spectaculaires et par mon changement d’apparence. »
Dans ses lettres des 25 et 29 septembre, Elizabeth évoque la possibilité que Blanche ait à s’absenter pour prendre soin de son père. Qui d’autre pourra donc s’occuper des traitements et des injections d’Elizabeth? Cette dernière juge qu’elle peut contrôler son alimentation toute seule et mentionne à sa mère qu’elle pourrait apprendre à lui donner ses injections. En fait, Elizabeth indique clairement qu’elle ne veut pas d’une autre infirmière à Toronto. Finalement, sa mère devra apprendre à lui faire ses injections car [TRADUCTION] « je ne peux pas me fier à Blanche constamment et il doit y avoir quelqu’un à la maison capable de s’acquitter de cette tâche. »
Heureusement, l’état du père de Blanche se stabilise et elle n’a plus besoin de quitter Elizabeth, mais la question de l’autonomie reste bien présente à son esprit. Jusqu’à maintenant, Elizabeth et Blanche sont parvenues à équilibrer les doses d’insuline, la puissance des extraits et les niveaux de glycémie, tout en conservant le régime qu’Elizabeth ne veut pas abandonner. Elles vont faire des pique-niques dans les parcs et vont voir des films ou des concerts. [TRADUCTION] « Little Lord Fauntleroy, écrit-elle, était tout simplement charmant! ». Elles vont également entendre Alberto Salvi, le plus « grand harpiste au monde ». Sans oublier leur voyage à Niagara Falls. « C’est certainement la chose la plus magnifique qu’il m’ait été donné de voir, bien au-delà de toutes mes attentes! »
Cependant, Blanche semble également porter son attention vers un certain Dr McClintock, qu’elle a rencontré à Toronto. Il accompagne souvent Blanche et Elizabeth lors de leurs sorties. C’est peut-être Banting qui leur a présenté cet homme, mais son prénom n’est jamais évoqué dans ses lettres ou ailleurs. Elizabeth sent bien que Blanche et le docteur sont attirés l’un vers l’autre. [TRADUCTION] « Nous passons beaucoup de temps ensemble et cet après-midi, nous irons faire du canot sur le petit étang de High Park avec le Dr McClintock (eh oui!), qui maîtrise parfaitement l’aviron et avec qui nous avons souvent fait des sorties en canot. On s’amuse beaucoup car tu sais comment je suis à bord d’un canot! »
Elizabeth commence un nouveau lot d’insuline le 29 septembre et espère qu’il sera plus fort que le dernier, car elle doit prendre 4 c.c. par jour, même si la seringue ne contient que 2 c.c. [TRADUCTION] « Je dois recevoir deux injections, vois-tu, deux c.c. dans chaque hanche, deux fois par jour. Par contre, mes hanches sont devenues très douloureuses, au point où j’ai de la difficulté à m’asseoir confortablement, mais je suis prête à tout pour maintenir ce merveilleux régime à 2 512 calories! Banting croit cependant que 2 c.c. seront suffisants pour ce nouveau lot et c’est ce qu’on verra aujourd’hui. Nous avons 24 flacons de ce produit et s’il ne se détériore pas en cours de route, nous pourrons compter sur un bel approvisionnement à long terme. L’autre jour, quinze flacons tout à fait parfaits se sont révélés inutilisables. C’est très fâcheux! »
Elizabeth n’aura bientôt plus à partager l’insuline produite localement avec Ruth Whitehill et Teddy Ryder, qui quittent Toronto le 29 septembre. [TRADUCTION] « Ils me manqueront beaucoup. Nous avions beaucoup de choses en commun et nous sommes devenus de grands amis à force de vivre à proximité les uns des autres. Ils recevront maintenant l’extrait produit par Lilly Co. appelé « lletin » et qui est bien plus faible que ce que l’on reçoit ici. Pour ma part, je n’en veux pas, sauf si je n’avais pas d’autre choix, car je suis convaincue que je ne pourrais pas maintenir ce régime. » Comme Elizabeth le mentionne à sa mère, « personne ici, sauf le Dr Banting bien entendu, ne sait à quel point mon régime est riche et diversifié, et si les gens le savaient, ils en tomberaient de leur chaise. C’est notre grand secret! »
Le 1er octobre, Elizabeth écrit « tout va majestueusement bien pour moi maintenant. » Et elle ne fait pas que prendre du poids. [TRADUCTION] « Tu seras surprise d’apprendre que je grandis aussi, je mesure maintenant 5 pieds et un pouce, j’ai donc grandi de plus d’un demi-pouce depuis que je suis arrivée, et je pèse 13 livres de plus. Je bats des records, j’en suis certaine. Le Dr Banting est très fier de mes résultats et m’a dit l’autre jour que j’étais sa meilleure patiente jusqu’à maintenant. » Elizabeth parvient à maintenir un équilibre très précis entre son alimentation et son insuline à chaque dose. « Toutes mes analyses sont belles et je n’ai pas eu de réaction depuis que je prends cet extrait. N’est-ce pas merveilleux? » Elle est particulièrement satisfaite de ce dernier lot d’insuline. « C’est si formidable que je n’arrive pas à mettre des mots sur ce que je ressens. Et attends de voir comme j’ai changé. Je suis un régime de plus de 2 000 calories depuis le 25 août, alors ce n’est pas étonnant! Les Drs Allen et Joslin viendront nous voir dans un mois et j’espère bien que leur visite coïncidera avec la tienne. Le Dr Allen risque fort de s’étouffer en me voyant! »
Les nouvelles de ce séjour d’Elizabeth à Toronto se répandent rapidement, surtout parmi les infirmières de l’hôpital général de Toronto. Comme elle le mentionne dans sa lettre du 6 octobre, [TRADUCTION] « l’autre matin, je suis allée à l’hôpital pour me faire peser, c’était la première fois que j’y retournais depuis ton départ, et les infirmières m’ont dit qu’elles m’avaient à peine reconnue tellement j’ai changé. Elles ont entendu parler de mes progrès par le Dr Banting qui parle sans doute beaucoup de sa « patiente modèle ». Même si elles s’attendaient à des changements, je ne crois pas qu’elles s’étaient préparées à un tel miracle. J’ai tellement hâte que tu me voies, j’en piaffe d’impatience! » Elle pesait officiellement 27,7 kg et a pris 7,26 kg depuis la première semaine de juillet. Elizabeth reçoit maintenant une dose plus forte d’insuline, soit 3 c.c. à la fois, pour un total de 6 c.c. par jour, mais « ça ne me dérange pas le moindrement, puisque cela me permet de continuer à manger comme une reine! »

La presse américaine fait également grand cas de l’expérience remarquable d’Elizabeth. Cette dernière reçoit de nombreux appels à l’appartement, ainsi que des visiteurs, dont cette « charmante Mme Ferris », comme le mentionne Elizabeth à sa mère dans une lettre datée du 8 octobre. [TRADUCTION] « Mme Ferris (elle ne précise pas son prénom) souffre de diabète et veut connaître les effets du traitement sur moi. Elle veut en savoir davantage et comme elle n’a pas pu mettre la main sur le Dr Banting après avoir lu un article à mon sujet dans des journaux de New York, elle vient me voir chez moi. » Elle fait partie d’un groupe qui visite les É.-U. et s’est trouvée par hasard à Toronto. Mme Ferris est une patiente du Dr Allen et souffre d’une forme légère de diabète depuis 1914. Mais comme l’a observé Elizabeth après sa visite, « son alimentation a été très mal prise en charge et je crois que son état s’est détérioré grandement. Elle ne sait pas du tout comment adapter son alimentation, et ne sait même pas ce que sont les calories et les glucides, alors je ne vois pas très bien comment elle pourrait améliorer son état et encore moins adopter ce type de traitement. Elle doit afficher un taux de glycémie élevé puisqu’elle a deux furoncles diabétiques sur la main. » Elizabeth et Blanche font ce qu’elles peuvent pour cette pauvre femme, qui espère pouvoir rencontrer le Dr Banting. Ce dernier se présente justement sans être annoncé peu après le départ de Mme Ferris, en compagnie du Dr Howard, d’Iowa. « Quelle occasion ratée quand même! Nous avons parlé d’elle au Dr Banting et il nous a dit qu’il tenterait de la rencontrer. »
Le déséquilibre entre l’approvisionnement d’insuline et la demande croissante que génère l’attention médiatique est difficile à vivre pour Elizabeth. [TRADUCTION] « Plusieurs personnes pauvres sont venues nous voir pour s’enquérir du traitement, et nous n’avons eu d’autre choix que de les renvoyer chez elles, les mains vides, écrit-elle. Nous en étions toutes les deux terriblement désolées, mais il n’y avait rien que l’on puisse faire. J’ai vraiment eu beaucoup de chance… » Elle ne peut concentrer ses énergies que sur son propre cas. « Le Dr. Banting m’a dit hier qu’il tenterait de m’obtenir plusieurs doses d’extrait pour deux à trois semaines et qu’il me laisserait retourner à la maison pour Noël, dit-elle à sa mère. Ce serait fantastique, mais méfiez-vous et faites des provisions, car il ne restera plus une miette après mon passage! »
L’attention des médias pour le traitement miraculeux d’Elizabeth à Toronto s’intensifie en octobre, alors que le père de la jeune fille prend part à la campagne électorale de mi-mandat aux É.-U. Dans sa lettre du 14 octobre, elle écrit [TRADUCTION] « Je sais que ne devrais pas y penser, mais est-ce que papa pourrait faire campagne en Ohio en passant par Toronto et venir me voir, s’il a un peu de temps entre deux trains? J’aimerais tant le voir et lui parler un peu en compagnie du Dr Banting pour lui montrer la merveilleuse transformation de sa fille. Je n’ai pas tellement d’attentes à cet égard, mais pourrais-tu simplement lui demander? »
Malheureusement, son père ne viendra pas la voir. Elizabeth apprend également avec inquiétude, quelques jours plus tard, que son père a fait une chute, mais la blessure est mineure. [TRADUCTION] « Je viens de lui écrire une petite lettre dans la laquelle je lui explique que personne plus que moi ne comprend aussi bien sa situation. En effet, à cause de mes injections, mes pauvres hanches sont maintenant toutes enflées et pleines de petites bosses, mais bon, réjouissons-nous, c’est pour une bonne cause et je serais prête à supporter absolument tout pour pouvoir continuer de manger comme je le fais maintenant. »
Mais l’attention des journalistes commence à la perturber. Dans une lettre du 21 octobre, après avoir informé sa mère qu’elle gagne maintenant près d’un kilogramme par semaine (elle pèse alors 29,7 kg, ou 9,3 kg de plus qu’à son arrivée à Toronto), Elizabeth ajoute [TRADUCTION] « S’il-te-plaît, n’en parle pas aux journalistes! Ils ont été épouvantables. Je déteste qu’on écrive à mon sujet comme ça dans tout le pays et je crois que cela banalise la découverte du Dr Banting. Il y a même des médecins qui commencent à se moquer de lui en disant qu’il se sert de moi pour faire la publicité de son insuline. C’est parfaitement odieux! » Quelques semaines plus tard, après avoir assisté à un concert, Elizabeth mentionne à sa mère « nous avons vu notre amie, la journaliste du Star, ici-même, et je suis convaincue que si elle nous avait vues, elle aurait écrit un article à mon sujet. »
Comme l’accès à une insuline de bonne qualité stabilise le diabète d’Elizabeth, ses réactions deviennent de moins en moins fréquentes pendant la première moitié du mois d’octobre. Mais elle se sent confinée et a envie de bouger. Même si elle apprécie ses petites excursions et qu’elle a du temps pour lire et écrire, Elizabeth n’en reste pas moins une jeune fille de 15 ans qui a un nouvel avenir devant elle et qui déborde de projets. Lors d’une visite de Banting, ce dernier lui fait une proposition intéressante. Comme elle l’écrit avec enthousiasme dans sa lettre du 17 octobre, [TRADUCTION] « Le Dr Banting m’a lui-même suggéré, cet après-midi, de m’inscrire à l’école ici ou alors de suivre des cours pour passer le temps, et il m’offre également la possibilité de me mettre en contact avec d’autres jeunes filles de mon âge. Il croit que cela ne pose aucun risque pour ma santé, car je suis maintenant beaucoup plus forte que toi ou papa le croyez. Je me sens comme avant la maladie et même mieux! » Elle s’intéresse plus particulièrement à l’école technique, située à proximité et « dont la réputation est excellente ». Ses parents lui accordent leur permission avec plaisir.
Banting surprend Elizabeth encore une fois en lui demandant de l’accompagner, en soirée, pour une balade en voiture. Blanche ne peut pas y être, car elle a une sortie avec le Dr McClintock. Alors, comme Elizabeth le raconte dans sa lettre du 17 octobre, [TRADUCTION] « finalement, je suis allée avec lui toute seule. Accompagner un homme, seule, le soir, eh bien, me voilà passée au rang d’adulte. » Les deux passent une soirée charmante. Banting lui montre ses bureaux et « une foule de choses intéressantes sur son travail, des coupures de presse, etc. et ensuite il m’a fait visiter sa chambre, et m’a montré ses livres et ses peintures préférées. » Elle souligne « qu’il semble occuper ses temps libres aux livres et à la peinture. Je voudrais bien que tu voies les œuvres qu’il a peintes. Elles sont tout simplement magnifiques et témoignent d’un grand talent. S’il n’était pas déjà reconnu pour être un médecin de génie, il le serait sans doute comme artiste. » Ensuite, patiente et médecin se dirigent vers les laboratoires Connaught « qui sont dans le sous-sol du bâtiment de la faculté de médecine de l’université. C’est ici que l’on fabrique l’extrait, de la première à la dernière étape. C’est la chose la plus intéressante que j’ai vue depuis longtemps et il faudra que tu insistes pour qu’il te le montre lorsque tu viendras me voir. Ils fabriquent d’énormes quantités d’insuline maintenant, le laboratoire fonctionne nuit et jour, et les techniciens se relaient sans cesse. Quelle merveilleuse soirée j’ai passée, je m’en souviendrai longtemps! »
Les parents d’Elizabeth viennent finalement la voir à Toronto au début de novembre pour constater les progrès d’eux-mêmes. C’est une courte visite, et ils comptent avec impatience les jours qui les séparent des vacances de Noël. Même si la météo à Toronto en novembre est souvent pénible, Elizabeth reçoit plusieurs bonnes nouvelles qui lui remontent le moral. Comme elle le note dans sa lettre du 11 novembre, le Dr Banting lui a rendu visite la journée d’avant [TRADUCTION] « et lui a annoncé une nouvelle exceptionnelle sur la production d’insuline, nouvelle qu’il faut encore garder secrète et que je vous dévoilerai lors de ma visite. Si j’essayais de vous l’expliquer maintenant, ma lettre ferait des centaines de pages. Mais je peux vous dire que ce sont des nouvelles fort encourageantes et même fracassantes! » Elle mentionne également que « d’éminents docteurs devaient arriver à Toronto hier et aujourd’hui, mais le Dr Banting m’a annoncé qu’ils avaient été retardés et n’arriveraient que le vingt-quatre du mois. Heureusement que tu ne les as pas attendus. Mais ce délai n’a rien pour me déplaire, car il va me donner le temps de pendre mon courage à deux mains pour revoir le Dr Allen en face et lui montrer mes nouvelles « rondeurs » comme tu les appelles. »
Blanche a également de bonnes nouvelles de son côté, puisqu’elle s’est fiancée avec le Dr McClintock; par contre, le couple déménage en Californie. Comme Elizabeth l’écrit dans sa lettre du 14 novembre, [TRADUCTION] « Il semble que le docteur ait été appelé là-bas de toute urgence et il veut bien sûr que Blanche l’accompagne, évidemment, je peux très bien le comprendre. Mais c’est une décision assez soudaine pour elle et pour nous, tout à fait imprévue. Heureusement que tu sais maintenant comment m’administrer l’extrait, tu pourras ainsi t’occuper de moi à Noël et je pourrai continuer mon régime. » On se demande toutefois s’il ne faudrait pas engager une autre infirmière pour Elizabeth. Cette dernière indique clairement qu’elle ne le souhaite pas, surtout s’il s’agit d’une personne qu’elle ne connaît pas.
Elizabeth continuera de recevoir l’insuline de Connaught, car la version d’Eli Lilly est encore trop faible. Après son séjour à la maison à Noël, elle revient à Toronto, mais ses parents insistent pour qu’elle soit accompagnée d’une nouvelle infirmière. Elle espérait pourtant que l’insuline de Lilly soit d’assez bonne qualité à Noël pour qu’elle puisse rester à la maison.
Quelques jours plus tard, ses plans sont chamboulés. Comme Elizabeth l’écrit dans sa lettre du 19 novembre, elle retournera à la maison le 30 novembre, qui est l’Action de grâce aux États-Unis, et ne reviendra pas à Toronto. Elle s’est prêtée à un test de tolérance pour Banting qui consiste à restreindre quelque peu son alimentation et à mesurer ensuite sa glycémie à intervalles réguliers après les injections d’insuline pour mesurer sa fonction hypophysaire et surrénalienne, ainsi que sa réactivité à l’insuline. Comme l’explique Elizabeth [TRADUCTION] « Ce test prouve bien l’efficacité de l’insuline, car il montre que c’est cette substance seule qui me permet de tolérer toutes ces calories supplémentaires. N’est-ce pas merveilleux de penser à tout ce que fait ce liquide pour mon pauvre pancréas fatigué? Le Dr Banting croit que dans les nouveaux cas, la tolérance sera supérieure grâce à ce traitement, mais pour de vieux cas comme le mien, où le pancréas a été mis à rude épreuve et sa tolérance grandement réduite par les nombreux revers de traitements, il semblerait que le pancréas ait fait tout ce qu’il pouvait et qu’il ne peut plus fonctionner sans insuline. Quelle bénédiction que cette insuline! »
Dans sa lettre suivante, envoyée le 21 novembre, Elizabeth écrit [TRADUCTION] « Maintenant, je vais vous apprendre une nouvelle époustouflante, même si je sais que je ne cesse de vous surprendre ces jours-ci. Mais vous conviendrez avec moi que cette fois-ci, il s’agit de quelque chose qui me donne les rênes de ma destinée! Je pense que malgré les termes que j’emploie, vous pourrez deviner de quoi il s’agit. » En effet, elle est fière d’annoncer à ses parents qu’elle est maintenant le « capitaine de son propre navire » et qu’elle peut s’administrer elle-même ses injections d’insuline. Banting lui a rendu visite le jour d’avant et lui a mentionné qu’il a reçu une lettre de Mme Whitehill lui disant que « merveille des merveilles, la petite Ruth, qui n’a que huit ans, peut maintenant faire ses propres injections. »





Et Elizabeth d’ajouter, [TRADUCTION] « Eh bien, ça me dépasse complètement. Je ne vais quand même pas me laisser damer le pion par une petite fille de huit ans! J’ai donc décidé de m’administrer mon injection toute seule, pour la première fois, hier soir, et vous savez avec quels résultats. Maintenant, j’y arrive toute seule à la perfection et cela ne me fait pas aussi mal que lorsqu’une autre personne me fait la piqûre, car je sais exactement à quel moment c’est douloureux et je peux contrôler l’injection en conséquence. C’est vraiment merveilleux de pouvoir faire cela toute seule et je me sens maintenant totalement autonome. Je peux préparer mes aliments, je peux me peser et contrôler mon apport alimentaire, alors je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas habiter seule (si je le voulais) et tout faire par moi-même. Blanche est tellement rassurée, et moi aussi. L’avenir s’annonce maintenant très prometteur, comme je l’espérais. »
Elizabeth mentionne également qu’elle n’aura pas besoin d’infirmière à son retour à la maison, ni de toute autre personne pour prendre soin d’elle. Ses parents peuvent parfaitement quitter la maison pour une soirée ou un événement spécial. [TRADUCTION] « Maman, je sais toujours à quel moment je vais avoir une réaction car j’en ai eu tellement! Tout ce que j’ai à faire, c’est d’engouffrer un bonbon et en cinq minutes, je suis prête à me rendormir. Et si un bonbon ne suffit pas, eh bien, j’en prends un deuxième ou un troisième, jusqu’à ce que je me sente mieux. C’est simple, n’est-ce pas? Et finalement, on n’est jamais mieux servi que par soi-même! » Le Dr Banting et Blanche sont convaincus qu’Elizabeth est parfaitement capable de s’administrer ses injections et de contrôler son alimentation. « En fait, note-t-elle, le Dr Banting m’a dit qu’il préfère que je fasse tout toute seule, au lieu de me fier à une personne qui n’est pas aussi bien formée que moi. Je vis avec cette maladie depuis très longtemps maintenant, et je connais toutes les petites variations de mon état. Je sais aussi bien que Blanche quelle dose m’administrer lorsque ma glycémie est élevée ou lorsque j’ai une réaction, en fait j’ai souvent aidé Blanche à mesurer les doses. » Comme elle le souligne, « je ne suis ni faible, ni malade maintenant, et je n’ai pas besoin d’une personne qui me surveille et m’entoure constamment en attendant une réaction possible; de toute façon, elle ne pourrait rien faire de plus que moi si cela devait advenir de toute façon. »
Banting fait entièrement confiance à Elizabeth pour prendre soin d’elle, mais veut également qu’elle continue de recevoir l’insuline de Connaught. Il prend donc des dispositions pour envoyer l’insuline à son père, par le truchement du Secrétariat d’État des É.-U., à intervalles réguliers. [TRADUCTION] « Tous les jeudis, explique-t-elle, il enverra l’insuline à mon père, pour éviter sans doute les douanes et faciliter l’envoi. Ainsi, je n’aurai pas besoin de voir un autre docteur à Washington, comme le Dr Ruffin, car je suis comme mon propre médecin en ce qui a trait à mes injections d’insuline et le Dr Banting, dont je suis la patiente, en prend l’entière responsabilité. »
Dans sa lettre du 23 novembre, Elizabeth décrit une réaction qu’elle a réussi à atténuer elle-même, le soir d’avant. Cependant, elle s’intéresse davantage à la façon dont Banting fera parvenir l’insuline à Washington par la poste, à la fréquence des envois et aux délais de livraison. [TRADUCTION] « Bien entendu, il se pourrait que l’insuline se détériore en cours de route, mais c’est quand même très rare et il faudra bien vivre avec les conséquences. Mais selon le Dr Banting, cela arrive rarement, car l’insuline se conserve maintenant presque indéfiniment. »
Elle rencontre Banting à l’hôpital pour sa prise de poids et relaie d’excellentes nouvelles à sa mère : [TRADUCTION] « Ils viennent de produire un lot de très bonne qualité, l’insuline la plus puissante depuis longtemps, et il m’en a réservé 100 c.c. pour rapporter avec moi. N’est-ce pas fantastique? Il m’a aussi dit que ce lot se conserverait particulièrement bien et que je pourrais le garder longtemps. Comme cette insuline est plus puissante, je n’aurai pas besoin de m’en injecter autant de toute façon. » Elizabeth a également de bonnes nouvelles pour le docteur. « J’ai raconté au Dr Banting que je commençais à me donner mes injections tous les soirs. Après qu’il m’ait dit que Ruth y parvenait toute seule, cela m’a un peu agacée, je l’avoue. Il m’a dit que cette nouvelle autonomie est une excellente chose et qu’il sait que je saurai très bien me débrouiller seule à la maison. »
Le 25 novembre, il neige à Toronto. La journée d’Elizabeth commence par une lettre de ses parents. [TRADUCTION] « Ta petite note est arrivée ce matin et je suis très contente de voir que j’ai gagné ma cause. J’ai essayé d’expliquer tout cela pour te faire comprendre que ce n’était pas nécessaire, et je crois que j’ai réussi, même si ce n’était pas aussi clair que je le voulais. Je crois que c’est ma capacité à m’administrer l’insuline qui a scellé l’affaire! » Elle dit vouloir aller jouer un peu dans la neige, mais doit rester à l’intérieur pour attendre les « vieux médecins ». « Nous ne savons pas encore à quelle heure ils termineront leurs réunions et viendront me voir. Et cette visite tombe justement la journée où j’avais très envie de sortir! » Elizabeth est un peu anxieuse à l’idée de revoir le Dr Allen. « Peux-tu t’imaginer la scène? Ce petit appartement sera bientôt occupé par six grands hommes et deux petites femmes. J’espère qu’ils ne resteront pas longtemps et qu’ils arriveront bientôt pour que je puisse profiter de cette belle journée. Le soleil vient de sortir et fait briller la neige fraîchement tombée. »
Elizabeth est impatiente d’envoyer sa dernière lettre de Toronto, le 28 novembre. En effet, elle espère qu’il s’agira de la dernière lettre qu’elle aura à écrire à sa mère avant longtemps. [TRADUCTION] « Il me semble que depuis les deux dernières années, je n’ai fait que vous écrire des lettres, ce qui est très bien en soi, mais je préfère nettement vous parler de vive voix, pas vous? » Elle a très hâte de retourner à la maison et décrit ses plans de voyage, ses injections d’insuline, ce qu’elle mangera, à quel moment, et veille à bien préparer sa mère. « Tu auras sans doute tout ce qu’il faut, mais je vais quand même te dresser une petite liste. Peux-tu acheter une demi-pinte de crème 40 %, du bacon, du fromage à la crème, des fruits et une viande, peu importe laquelle? La crème est bien sûr l’élément le plus important et si tu veux, tu peux l’ajouter à ta liste de courses quotidiennes, car on sait maintenant que je dois consommer autant de crème à fouetter chaque jour. Si j’ai besoin d’un peu plus, je peux aussi prendre de la crème légère, mais je pense bien que ce ne sera pas nécessaire. »
En plus de décrire ses plans de voyage et de dire à quel point elle déteste les dimanches à Toronto — [TRADUCTION] « tu ne sais pas à quel point on s’ennuie ici le dimanche. Il fait un temps maussade presque chaque fois, alors on ne peut pas sortir. Tout ce qu’il reste à faire, c’est rester à la maison et lire », — Elizabeth décrit la visite des éminents médecins. Ils arrivent finalement le 25 novembre, « juste au moment où on allait se mettre à table (comme je m’y attendais). Cependant, ils ne sont restés que 10 minutes, alors cela ne nous a pas beaucoup dérangées. De plus, nous avions mis la table dans la cuisine en prévision de leur arrivée vers midi. »
La délégation est composée de six personnes : les Drs Joslin, Allen, Banting, Fletcher et Woodchat, ainsi que Charles Best. [TRADUCTION] « Ils étaient tous dans le cadre de la porte et me fixaient de leur regard, j’étais si nerveuse que je ne savais pas quoi faire. Chaque fois que je levais les yeux, je tombais sur le regard fixe d’un de ces messieurs. C’était horrible. » Cependant, « le Dr Allen s’est montré plus agréable qu’à l’habitude et le Dr Joslin était tout simplement charmant. Je ne suis pas étonnée de son succès. Bien sûr, les deux sont entrés les premiers et le Dr Allen s’est exclamé « Oh! » en me voyant. Il a répété je ne sais combien de fois qu’il n’avait jamais vu de changement aussi radical chez un patient et il a même fait une blague en disant qu’heureusement qu’on m’avait présentée car il ne m’aurait jamais reconnue. Voilà une bonne chose pour lui. »
Le soir avant qu’Elizabeth ne quitte Toronto, Banting lui rend visite pour lui remettre les 100 c.c. de ce merveilleux extrait. Il lui raconte que les médecins ont eu l’honneur d’entendre le Dr Joslin dire, au cours d’une des réunions suivant sa visite, qu’il s’agissait du cas de diabète contrôlé le plus spectaculaire qu’il ait jamais vu. Venant d’un homme comme ça, c’est très impressionnant, et j’imagine aussi la tête du Dr Allen lorsqu’il a prononcé ces paroles. » Elle demande à Banting si Allen a dit quelque chose, ce qui ne semble pas avoir été le cas. « Le Dr Allen n’a dit que quelques mots pendant toute la durée de son séjour. C’est un homme de peu de mots, comme qui dirait. Mais les médecins font des blagues entre eux à son sujet, en disant que ce qu’il ne dit pas, il l’écrit. En effet, il semble avoir rédigé des tonnes d’articles dans tous les journaux médicaux sur lesquels il met la main, ainsi que dans son propre journal publié à Morristown et nommé « The Metabolic Research » ».
Elizabeth termine sa dernière lettre en racontant à sa mère qu’il neige encore, mais qu’elle est sortie dehors pour profiter de sa première tempête de neige en deux ans. C’était « très joli ». Elle ajoute qu’elle s’est promenée « sur le campus et à Queen’s Park jusqu’à ce que j’ai tout vu ce qu’il y avait à voir. Après une heure de vagabondage, je suis retournée à l’appartement. » Même si elle a aimé son séjour à Toronto, ce sont surtout l’intérêt des médecins et ses injections d’insuline qui retiendront son attention. Pendant les 15 semaines qu’elle a passées aux appartements Athelma, Elizabeth s’est métamorphosée d’une diabétique gravement atteinte et dépendante dont les jours étaient comptés en une jeune femme énergique. Elle est maintenant prête à revenir à la maison et à commencer une nouvelle vie.
[i] Les 18 lettres d’Elizabeth Hughes écrites à Toronto, ainsi que les lettres qu’elle a écrites plus tôt, ont été données à la Fisher Rare Books Library de l’Université de Toronto. La majeure partie de cette collection, et toutes les lettres écrites par Elizabeth à Toronto, sont disponibles ici : https://insulin.library.utoronto.ca/islandora/object/insulin%3Ahughes