Eli Lilly
Le jour de Noël, en 1921, le Dr George H.A. Clowes prend le train à Indianapolis, en Indiana, à destination de New Haven, au Connecticut, en passant par New York, afin d’assister à une présentation intitulée « The Beneficial Influences of Certain Pancreatic Extracts on Pancreatic Diabetes » (les bienfaits de certains extraits pancréatiques sur le diabète). Cet exposé a été présenté le 30 décembre par Banting, Best et Macleod lors de la réunion annuelle de la American Physiological Society. Le Dr Clowes est alors directeur de la recherche chez Eli Lilly and Company, une entreprise pharmaceutique d’Indianapolis. Il a récemment entendu parler de certaines recherches intéressantes menées au département de physiologie de l’Université de Toronto, dirigées par Macleod. Clowes et Macleod se connaissaient, mais c’est grâce à un diplômé de l’U de T installé aux États-Unis, le Dr Lewellys Barker, que Clowes entend parler pour la première fois de ces recherches sur le diabète. Clowes fait entièrement confiance à Macleod, scientifique crédible, et tient à se rendre à New Haven, même si ce voyage l’empêche de fêter Noël avec sa jeune famille.
Clowes se joint à l’entreprise Eli Lilly en 1919 en tant que chercheur chimiste et sera nommé directeur de la recherche en 1920, un poste assez inhabituel à l’époque dans une entreprise pharmaceutique commerciale américaine. Cependant, après la Première Guerre mondiale, la direction d’Eli Lilly décide de resserrer ses liens avec la communauté scientifique, même si l’on tend généralement à éviter toute relation entre les laboratoires de recherche universitaires et l’industrie pharmaceutique. Malgré cette indifférence mutuelle, en Europe, on a réussi à tisser des liens productifs entre ces deux mondes, un mouvement qui s’est accéléré pendant la guerre. Il paraissait donc logique, dans la foulée des développements progressistes de l’époque, qu’Eli Lilly cherche à établir des ponts similaires aux États-Unis.

Eli Lilly a été fondée en 1876 par le colonel Eli Lilly à Indianapolis. À l’origine, il s’agissait d’une entreprise de vente en gros et de fabrication intégrée. La compagnie connaît un essor rapide après 1898, sous la direction du fils d’Eli, Josiah Kirby Lilly Sr., qui pendant près de 50 ans guidera une période de forte croissance, d’innovation et de modernisation. J.K. Lilly est diplômé du Philadelphia College of Pharmacy et revient à l’entreprise familiale enthousiaste et prêt à hisser l’industrie pharmaceutique au même rang que la médecine. Au début des années 1900, Eli Lilly est une compagnie pharmaceutique familiale « éthique », qui n’annonce et ne vend ses médicaments qu’aux médecins et pharmaciens. Elle ne fabrique aucun « médicament breveté » et ne fait aucune revendication extravagante sur ses produits. Parmi les produits les plus populaires vendus par Lilly, notons les Charcoal Lozenges (pastilles au charbon) pour l’indigestion, le Cape Aloes pour la constipation, la Passolaria pour l’insomnie et l’anxiété, le Liquid Blaud pour l’anémie et l’Elixir no 63 (contenant de l’herbe à chat et du fenouil) pour le rhume, les maux de tête, la colique et la fièvre.
Vers 1910, Eli Lilly est l’une des premières entreprises pharmaceutiques à se conformer à la U.S. Food and Drug Act, en plus d’être un chef de file dans l’application des principes de gestion scientifique et d’engager activement des botanistes, des chimistes, des pharmacologistes, des biologistes et de cliniciens pour soutenir son engagement croissant envers la recherche. L’une des grandes priorités de l’entreprise est de développer un vaste éventail d’extraits glandulaires. L’embauche de Clowes vient renforcer la légitimité de ses opérations et permet de mieux cibler l’engagement d’Eli Lilly à un moment crucial.

George Clowes est né en Angleterre en 1877 et obtient un doctorat en chimie en Allemagne. Il fait ses études postdoctorales en Angleterre et en France, avant de s’installer aux États-Unis pour y élargir son champ de recherche. Il est d’une curiosité insatiable sur une foule de sujets, mais s’intéresse plus particulièrement au cancer et passera plusieurs années dans un établissement de recherche public à Buffalo, N.Y. Les antécédents et le travail de recherche de Clowes, dont une partie a été menée au Marine Biological Laboratory de Woods Hole, au Massachussetts, ainsi que ses liens avec l’Angleterre et l’Europe et son tempérament grégaire, attirent l’attention de J.K. Lilly, qui cherche une personne apte à diriger les projets de recherche de l’entreprise pour la période d’après-guerre. Après sa promotion au poste de directeur de la recherche biochimique, Clowes a un accès presque illimité aux laboratoires et au personnel, et est libre de poursuivre des projets de recherche dans tous les domaines de la science.
Il partage son temps entre Indianapolis et Woods Hole. En fait, le poste de Clowes à Woods Hole permet à Eli Lilly de profiter d’un laboratoire de recherche situé à proximité de plusieurs laboratoires universitaires, soit à Stanford, Harvard, Yale et dans d’autres établissements. Grâce à ce poste à Woods Hole, Clowes a de multiples occasions d’étendre son réseau de contacts au sein de la profession médicale, qui comprendra notamment Macleod et Barker, ainsi que J.B. Collip, qui passe une partie de l’été 1921 à poursuivre des recherches à Woods Hole.
Banting éprouve quelques difficultés lors de la présentation du 30 décembre à New Haven et Macleod se sent l’obligation d’intervenir pour répondre aux questions. Mais Clowes demeure très impressionné par Banting et par l’importance de ce qu’il a accompli avec Best. Comme il l’écrira plus tard : [TRADUCTION] « Il est vrai que Banting a présenté ses travaux avec quelques hésitations et de façon très modeste. Cependant, toute personne qui connaît un tant soit peu le domaine aura compris qu’il s’agit d’une grande découverte et qu’elle ouvre la possibilité de traiter le diabète, pourvu que ces travaux se poursuivent et portent fruit. »
Après la séance, Macleod présente Clowes à Banting et Best, qui discutent pendant les deux jours suivants. Comme il l’évoquera plus tard, Clowes comprend rapidement que le problème des deux hommes est essentiellement lié à la production à grande échelle, auquel cas ils auront besoin du soutien d’ingénieurs chimistes, un métier qui n’existe pas en milieu universitaire. Avant de quitter New Haven, Clowes laisse une note à Macleod lui offrant l’aide d’Eli Lilly. Mais Macleod décline l’offre poliment, en invoquant le fait que ses travaux ne sont pas suffisamment avancés pour se prêter à une préparation commerciale. En outre, l’Université de Toronto peut compter sur les laboratoires d’antitoxines de Connaught, ainsi que sur quelques ingénieurs chimistes.
De retour à Indianapolis, Clowes suit de loin les travaux de Toronto et voit sans doute passer la une du Toronto Star du 22 mars 1922, « Toronto Doctors on Track of Diabetes Cure ». (Des médecins de Toronto en bonne voie de trouver un remède contre le diabète). Le 30 mars, Clowes écrit une lettre à Macleod, où il réitère l’intérêt d’Eli Lilly à développer des méthodes pour produire l’extrait à plus grande échelle. Comme il le souligne, [TRADUCTION] « l’intérêt du public pour ces travaux sera évidemment très important et la demande pour le produit sera telle que certains individus sans scrupule n’hésiteront pas à profiter des malades; il importe donc de prendre des mesures pour fabriquer le produit conformément aux procédures recommandées par le Dr Collip et de contrôler les produits au moyen des tests que vous et vos associés jugerez nécessaires. »
Clowes est impatient de voir le travail de développement aller de l’avant, mais, comme il le mentionne à Macleod, il ne veut pas interférer dans les recherches effectuées à Toronto, tant que les résultats ne seront pas publiés. [TRADUCTION]« Jusqu’à présent, je me suis retenu de lancer les travaux dans nos laboratoires. Je crois, poursuit Clowes, que l’affaire est d’une telle importance dans l’immédiat qu’il faudrait s’attaquer au côté expérimental des travaux, et ce, sans délai et préférablement en collaboration avec vous et vos associés. »
Clowes ne semble pas être informé du rôle important que jouent les laboratoires d’antitoxines Connaught dans le développement des méthodes de production depuis le mois de janvier. Dans sa réponse à Clowes datée du 3 avril, Macleod souligne que le groupe de Toronto a décidé de poursuivre l’affaire le plus loin possible par ses propres moyens, et ensuite de publier le résultat de ses recherches. Clowes comprend la position de Macleod, mais espère qu’Eli Lilly pourra jouer un rôle rapidement. Au début de mai, au moment où la production d’insuline chez Connaught reprend après quelques interruptions, la pression exercée sur Macleod s’intensifie : on lui demande expressément d’élargir la production, surtout après sa présentation du 3 mai lors de la réunion annuelle de la Association of American Physicians à Washington, D.C., à laquelle Clowes assiste.

La réunion est un triomphe pour le groupe de Toronto, même si Banting et Best sont absents en raison du prix élevé du voyage. Cette attention soutenue accordée à Macleod pendant et après la réunion, et dont entend parler Banting, exacerbe sa méfiance à l’égard de son collaborateur. Clowes constate qu’il existe des tensions entre les deux hommes et après la réunion du 3 mai, il s’efforce de resserrer ses liens d’amitié avec les deux. Avec Banting, la relation est plus personnelle et cordiale, avec Macleold, elle est de nature scientifique et professionnelle. Clowes envoie à Banting des notes et télégrammes louangeurs et de félicitations, et l’invite à visiter Indianapolis et les laboratoires de Lilly à Woods Hole. Il lui offre également des quantités illimitées d’insuline pour traiter ses patients. Pour ce qui est de Macleod, Clowes entame avec lui une correspondance détaillée où il lui confirme son soutien, lui pose des questions et encourage la direction de l’U de T à administrer le développement de l’insuline.
Le 11 mai, Clowes écrit à Macleod, inquiet au sujet des patients ayant besoin d’insuline et de la nécessité de commencer la production à grande échelle le plus rapidement possible. Quelques jours plus tard, Macleod invite Clowes et quelques autres délégués d’Eli Lilly à Toronto pour qu’on lui explique comment la compagnie pourrait leur venir en aide. La délégation d’Eli Lilly, composée de Clowes, du chimiste, Harley W. Rhodehamel, de l’avocat spécialiste des brevets, George B. Schley, et du vice-président d’Eli Lilly, arrive à Toronto le 22 mai pour une série de rencontres tenues sur trois jours, à l’hôtel King Edward. Les réunions donnent lieu à une entente unique prévoyant la délivrance d’une licence exclusive temporaire à Eli Lilly. L’entreprise est prête à investir 250 000 $ dans le développement de méthodes de production à grande échelle, soit 6 % de son capital (3,2 M$ en dollars actualisés). Clowes avait à l’origine demandé les droits exclusifs pour deux ans, mais l’équipe de Lilly a finalement accepté une licence pour une « période expérimentale » d’un an limitée aux États-Unis, à l’Amérique Centrale et à l’Amérique du Sud.
De plus, il doit y avoir mise en commun des connaissances entre les groupes de Toronto et d’Indianapolis et une démarche de développement de l’insuline en plusieurs étapes reposant sur des tests cliniques à grande échelle réalisés à Toronto et aux États-Unis; Eli Lilly fournirait l’insuline gratuitement lors des étapes initiales et pourrait ensuite la vendre au prix coûtant. Le groupe Lilly accepte de ne pas divulguer les détails du processus de production, même si l’entente ne prévoit pas d’exigences particulières à cet égard pour l’équipe de Toronto. L’entreprise entend publier la méthode de Connaught afin de permettre à d’autres de fabriquer de l’insuline lorsque les droits exclusifs de Lilly seront expirés, mais également pour se protéger de toute accusation potentielle de secret injustifié. Cette collaboration est officialisée par un « contrat bilatéral » conclu entre le conseil des gouverneurs de l’U de T et Eli Lilly, signé le 30 mai 1922.
L’équipe d’Eli Lilly commence immédiatement les travaux, sous la direction de George Walden, Harley Rhodehamel et Jasper P. Scott, ainsi que d’Eda Bachman, une chimiste qui épousera plus tard Walden. George Walden est un chimiste analyste œuvrant dans le domaine de la recherche organique qui s’est joint à Lilly en 1917; comme Clowes le souligne, il n’est pas qu’un chimiste, mais un ingénieur chimiste, une denrée rare dans les laboratoires universitaires de l’époque. Walden a également étudié en génie électrique et après avoir servi dans l’armée pendant un an, il se concentre sur le programme de recherche de Lilly qui porte sur les vitamines, le peroxyde d’hydrogène et l’analyse des différentes productions de l’entreprise, comprenant plus de 20 extraits glandulaires. Les travaux de Walden et de Bachman englobent également un programme scientifique visant à trouver les points isoélectriques des composantes de plusieurs produits de Lilly.
(Le point isoélectrique est un principe chimique bien connu ainsi défini : la valeur du pH pour laquelle le transport d’un protéide dans un champ électrique est nul, c’est-à-dire le pH pour lequel le protéide est électriquement neutre. Les protéines se précipitent – se séparent de la solution – plus facilement à leur point isoélectrique, une propriété qui peut servir à séparer des mélanges de protéines ou d’acides aminés.)
Rhodehamel se joint à Lilly comme biochimiste en 1907 et travaille aux premières vitamines standardisées et à divers composés organiques synthétiques. Il fait partie de la première délégation d’Eli Lilly invitée à Toronto vers la fin mai. Jasper Scott, comme Walden, a une formation en chimie, et après avoir servi dans la Marine pendant la guerre, il accepte un poste chez Eli Lilly à titre de chercheur chimiste en 1920.
La première tâche de l’équipe de Lilly consiste à reprendre la production d’insuline à petite échelle, comme l’ont fait Collip et Best, et à tenter d’intensifier la production en collaboration avec leurs partenaires. Ce processus dépend d’un apport direct de Collip et Best, qui passent les journées des 2 et 3 juin à Indianapolis. Best s’y rend régulièrement et fait jusqu’à neuf voyages en train pendant le moins de juin pour consulter Clowes et l’équipe d’Elly Lilly responsable de l’insuline. À son arrivée à Indianapolis le 1er juin, Best écrit à sa fiancée, Margaret Mahon, et admire le luxe de sa chambre à l’hôtel Claypool, « équipée d’une salle de bain privée et de tous les accommodements souhaités ». Mais surtout, il lui mentionne que Lilly dispose d’une « très grande usine, très bien équipée ».


Lors de cette visite initiale à l’usine d’Eli Lilly, Collip et Best supervisent la première production d’insuline en laboratoire. On en produit ensuite chaque jour, mais le plus grand défi demeure la production à grande échelle. Collip et Best partagent tout ce qu’ils ont appris chez Connaught avec Walden et les autres chimistes de Lilly. Le premier lot d’insuline fabriqué à grande échelle par Lilly est complété le 17 juin et le 19 juin, l’entreprise expédie à Banting son premier envoi d’insuline, qui comprend 50 unités. Best retient également de son voyage une foule de conseils pratiques qui l’aideront à régler divers problèmes de production chez Connaught.
Eli Lilly, le vice-président de l’entreprise, est très fier des progrès réalisés, comme il l’écrira à Macleod dans une lettre datée du 17 juin. [TRADUCTION] « Nos chimistes travaillent d’arrache-pied à la production de l’insuline et ont acquis une solide expérience. Ils ont réussi à produire environ 20 doses d’une solution qui s’approche très étroitement de ce que l’on produit à Toronto. » Mais il demande à Macleod de lui envoyer dix doses du produit de Connaught pour que l’équipe de Lilly puisse comparer les préparations. Lilly est également impatiente de recevoir le contrat bilatéral officiel et signé entre son entreprise et l’U de T. Le 28 juin, Macleod lui répond que l’entente sera signée et envoyée le lendemain; il a eu de la difficulté à joindre tous les membres du conseil des gouverneurs à cette période de l’année. Macleod est heureux des progrès réalisés à Indianapolis et espère que cette collaboration se révélera suffisamment fructueuse pour faire taire toutes les critiques.
En effet, le 3 juillet, Best est suffisamment convaincu de la stabilité de la production d’insuline chez Connaught pour prendre une pause bien méritée et visiter sa famille dans le Maine. Juste avant de partir, le premier envoi officiel d’ « Iletin », produite par Eli Lilly, arrive au pays, contenant dix fioles de 5 cc, qui seront testées au département de physiologie de l’U de T. Une fois les tests d’activité biologique sur des lapins réalisés, Best expédie immédiatement quatre fioles à la clinique de Banting, suivies de deux autres fioles, qui seront livrées par George Eadie, chargé d’effectuer les tests parce que la clinique manque cruellement d’insuline. Le Dr R.D. Defries, le directeur adjoint de Connaught, demande que tous les prochains colis de Lilly soient envoyés directement à la clinique de Banting, mais exige qu’un échantillon soit envoyé au département de physiologie pour effectuer les tests nécessaires. Le 5 juillet, Lilly termine sa deuxième production d’insuline en usine, générant ainsi 30 unités à partir de 34 kg de pancréas de porc. Pendant les mois de juin et de juillet, presque toute la production d’insuline de Lilly est envoyée à Banting.
Best étant en vacances, David A. Scott prend la relève du volet insuline chez Connaught et éprouve des difficultés inattendues en tentant de produire l’insuline à plus grande échelle. Arthur Wall, technicien principal chez Connaught, tient Best informé en lui envoyant des rapports réguliers. Il note le nombre de lots complétés, mais également quelques réactions observées à la suite d’injections, notamment des abcès. Le problème se résorbe après que l’on ait amélioré le processus de nettoyage et de centrifugation (même si cela prend plus de temps). L’approvisionnement constant en pancréas auprès d’un abattoir local, Harris, est particulièrement préoccupant. Le propriétaire de l’abattoir veut maintenant obtenir un meilleur prix pour une pièce de viande auparavant sans valeur. La demande en pancréas de Connaught a créé un nouveau marché que cet abattoir semble vouloir exploiter. En effet, Harris prévoit envoyer toutes ses glandes animales en Angleterre, dans de la glace. Heureusement, les 12 et 13 juillet, Scott et Wall trouvent une autre source, l’abattoir Civic, qui appartient à la ville. Comme Wall le mentionne à Best, « ils sont prêts à nous donner leurs glandes, mais les conditions de prélèvement sont loin d’être idéales (les entrailles traînent littéralement sur le sol). » Connaught est également confronté à une pénurie d’acétone, un élément essentiel de la production d’insuline.
La crise qui touche la production d’insuline à Toronto pendant l’été continue de s’aggraver. Comme Banting l’écrit à Best, le 10 juillet, [TRADUCTION] « vous avez de la chance de fuir la chaleur qui accable la ville, mais surtout l’acharnement des nombreux diabétiques qui viennent d’un peu partout et qui pensent que notre extrait pousse dans les arbres. » Quelques jours plus tard, Clowes informe Macleod que la méthode de production d’Eli Lilly à petite échelle donne de bons résultats et qu’il espère maintenir une production limitée, mais continue, grâce à cette méthode pendant que l’entreprise construit une plus grande usine.
Clowes constate également que Banting obtient de bons résultats avec ses propres patients grâce à l’insuline de Lilly. Il ajoute qu’Eli Lilly continuera d’envoyer de l’insuline à Toronto et espère commencer rapidement les travaux cliniques avec plusieurs spécialistes du diabète aux États-Unis, dont les Dr Joslin à Boston, Dr MacDonald à Indianapolis, DrWilliams à Rochester et Dr Woodyat à Chicago. Pour discuter des détails de ces plans cliniques, Clowes prévoit un voyage à Toronto le 16 juillet pour rencontrer Banting et visiter les installations de Connaught.
Lorsqu’il arrive à Toronto, Clowes s’étonne des problèmes de production de Connaught et visite les laboratoires au moment même où l’approvisionnement en pancréas devient critique. Comme Wall en informe Best dans une lettre du 17 juillet, [TRADUCTION] « Ici, le travail s’est bien déroulé jusqu’au jeudi après-midi, où nous avons obtenu deux lots insatisfaisants de suite. Cela nous décourage quelque peu, mais l’extrait de dimanche était adéquat, ce qui nous a rassurés. » Cependant, ajoute-t-il, « Harris nous a fermé ses portes ce matin. Leurs employées sont en train de recueillir les glandes et de les conserver dans la glace. » On peine à trouver d’autres pancréas provenant de trois abattoirs locaux. « Nous obtenons si peu de pancréas qu’il est difficile d’approvisionner nos patients réguliers. Mais faites-moi confiance, on en trouvera bien quelque part. Que diriez-vous de payer pour les glandes? » Wall croit que si le groupe avait payé le prix demandé par Harris, il n’aurait pas perdu cette source d’approvisionnement fiable. Il informe également Best de la visite de Clowes et mentionne « que ce dernier refuse de leur fournir plus d’information sur le processus de Lilly, au-delà du fait que leurs laboratoires ont procédé à un deuxième apport en acétone dans les glandes hachées. En plus, ils utilisent des glandes de porc. Ne sont-ils pas tenus de coopérer avec notre laboratoire pour produire l’extrait? »
Pour répondre aux besoins immédiats de Banting, Clowes demande aux laboratoires d’Eli Lilly de lui envoyer plus d’insuline. Il fait également une suggestion aux chimistes de Connaught. Ils pourraient en effet améliorer leur production en évaporant l’alcool à des températures plus basses, cesser d’utiliser le dispositif improvisé d’évaporation par soufflerie et utiliser plutôt un système de distillation à vide qui fonctionne très bien chez Lilly. La pénurie de pancréas et d’acétone, et les problèmes techniques qui accablent le laboratoire, freinant du coup la production d’insuline chez Connaught, rend la perspective de remplacer une méthode de production par une autre très déstabilisante pour l’équipe de Toronto, surtout en l’absence de Best qui ne doit revenir que le 1er août. Macleod est également absent pour poursuivre des recherches à la station de biologie marine du Nouveau-Brunswick. Le directeur de Connaught, le Dr J.G. FitzGerald, est retenu au R.-U. et le Dr Defries, le directeur adjoint, est également absent, laissant le Dr Donald Fraser responsable des laboratoires.
Après la visite de Clowes à Toronto, il écrit à Best le 26 juillet pour lui faire part de ses suggestions à Banting et Fraser sur la façon de limiter les impuretés qui provoquent des réactions. « Je crois que vous êtes attendu à Toronto le 1er août et je suis heureux d’apprendre que vous serez responsable de la production d’insuline pour le laboratoire Connaught. » Clowes lui propose une rencontre à Boston, lors de son retour à Toronto « afin de discuter des derniers développements à Indianapolis et de faire quelques plans pour l’avenir. »
Cependant, Best a déjà eu des nouvelles de la visite de Clowes à Toronto par une lettre de Banting datée du 21 juillet : [TRADUCTION] « Dr Defries était ici hier et nous avons décidé que Scott et moi irions à Indianapolis. Nous avons reçu une lettre du Dr Clowes dans laquelle il nous suggère de détruire nos dispositifs et d’installer plutôt un système de distillation à vide. Je vous en envoie une copie. Je crois qu’il vaut mieux se rendre à Indianapolis car j’ai l’intuition que Clowes, qui refuse de nous dire comment ce lot a été produit, nous cache quelque chose. Comme l’extrait que nous fabriquons est assez brut, je crois que Lilly pourrait nous offrir davantage de sa propre production car nos patients ont besoin de l’extrait de toute urgence. »
Banting mentionne également que Defries s’attaque au problème de l’approvisionnement en pancréas et a demandé un avis juridique sur la meilleure façon de faire affaire avec les abattoirs. Il ajoute que le Dr Peter Moloney travaille maintenant aux processus chimiques et de raffinage, alors que David Scott fait de son mieux avec la production.
Le voyage urgent de Banting et Scott à Indianapolis le 23 juillet 1922 marque une nouvelle étape de la collaboration unique entre Connaught et Eli Lilly pour trouver une façon de produire de l’insuline à grande échelle.

Remarque : L’auteur tient à souligner le travail de l’historienne Kathi Badertscher, Ph.D. de la Lilly Family School of Philanthropy, Indiana University, Indianapolis, IN. Nous avons travaillé ensemble à un projet de recherche axé sur le partenariat entre Eli Lilly & Co. et l’Université de Toronto. La documentation de Kathi sur l’histoire d’Eli Lilly a été très utile à la rédaction de cet article.