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Le diabète avant 1920

Mise en contexte : le Canada en 1920

En 1920, à la veille de la découverte de l’insuline, le Canada émergeait à peine de quatre années de guerre tumultueuses. Les derniers mois de la Première Guerre mondiale, terminée le 11 novembre 1918, coïncidaient au pays avec les énormes souffrances causées par la pandémie de grippe mondiale de 1918-1919. Au terme de la pandémie, en 1919, le gouvernement fédéral avait mis en place un ministère national de la Santé. Par ailleurs, d’importants conflits de travail éclataient, dont le plus spectaculaire fut la grève générale de Winnipeg. 

Il s’amorçait, en 1920, une période de soulagement après de nombreuses années d’inquiétude marquées par des sacrifices économiques. Débutait alors ce que de nombreux Canadiens espéraient être une nouvelle ère audacieuse. Le téléphone et la radio étaient désormais des technologies courantes dans la plupart des foyers canadiens. Les gens affluaient vers les salles de cinéma pour voir des films qui, à partir de 1927, n’étaient plus muets. Les membres du « Groupe des Sept » tenaient leur première exposition de tableaux canadiens emblématiques en mai 1920. Le 1er juillet 1920, la Loi des élections fédérales entrait en vigueur, accordant aux femmes le droit de voter et de se présenter à des élections fédérales. Le tournant des années 1920 a également vu croître l’intérêt des consommateurs pour l’automobile et l’expansion de l’aviation partout au pays. C’est le 17 octobre 1920 qu’a été effectué le premier vol en avion à travers le Canada, de Halifax (N.-É.) à Richmond (C.-B.), soit deux semaines avant que le Dr Frederick G. Banting ne soit captivé par une idée originale au beau milieu de la nuit – l’idée qui mena à la découverte de l’insuline.

Le diabète en 1920 – un drame pour les personnes atteintes

En 1920, un diagnostic de diabète était essentiellement une condamnation à mort, en particulier pour un enfant présentant la forme rapide du diabète (plus tard qualifié de « type 1 »). L’espérance de vie était généralement inférieure à un an à compter de la date d’un tel diagnostic. Le diabète se manifestant plus lentement, surtout chez les adultes et plus tard défini comme celui de « type 2 », était plus facile à contrôler, mais il restait mortel dans de nombreux cas. 

À l’époque, il n’existait pas de définition exacte du diabète, car les méthodes de diagnostic étaient incertaines et changeantes, tout comme les procédés statistiques. Il était donc impossible de savoir combien il y avait de diabétiques au Canada ou ailleurs. D’après la meilleure estimation, entre 0,5 et 2,0 % des habitants des pays industrialisés étaient atteints de diabète en 1920. Dans les sociétés plus prospères et bien nourries, la maladie semblait plus répandue. En fait, en 1920, le diabète était surtout présent dans les pays les plus riches, notamment aux États-Unis et en Allemagne, ainsi qu’au Canada. La prévalence du diabète est devenue plus forte à mesure que les populations se nourrissaient mieux et pouvaient lutter contre des maladies infectieuses souvent mortelles grâce à une meilleure hygiène et à l’utilisation plus large d’antitoxines et de vaccins.

Ce garçon de 3 ans souffre de diabète. (c. 1922) [Photo avec l’aimable autorisation des archives d’Eli Lilly and Company].

Le diabète se développe lorsque l’organisme commence à perdre la capacité d’utiliser l’énergie qu’il produit. La nourriture n’est pas entièrement métabolisée ou transformée en énergie, et les nutriments traversent le corps jusqu’à leur expulsion. Le terme « diabète » vient du mot grec signifiant « qui traverse » ou « qui coule à travers ». Un médecin du 17e siècle a décrit le diabète comme la maladie de la miction. De fait, les principaux symptômes de diabète sévère sont des mictions fréquentes et volumineuses – jusqu’à 15 litres par jour – et une soif insatiable. 

Un test diagnostique distinctif consistait autrefois à vérifier si l’urine était sucrée au goût, car, en cas de diabète, celle-ci a une teneur élevée en sucre. Dans le nom latin complet de la maladie, diabetes mellitus, le terme « mellitus » signifie « miel » ou « sucré ». (Cette caractéristique distingue le diabète d’une autre affection qui entraîne aussi de fortes mictions, mais où l’urine est sans sucre.) Chez les diabétiques, le glucose (sucre) reste dans le système sanguin au lieu d’être absorbé par les cellules. Les reins éliminent normalement le sucre de l’eau de l’organisme, mais, quand le taux de glycémie est élevé, le glucose se retrouve dans l’urine. À mesure que son organisme perd du liquide, la personne diabétique développe une grande soif, une envie de sucre et, finalement, une faim intense. 

Sans traitement, le diabète s’aggrave invariablement, et ses effets finissent par être beaucoup plus étendus que la simple perte de poids et un sentiment de faiblesse. Des cataractes, la cécité, des infections graves des pieds et des jambes (notamment la gangrène) sont des effets secondaires courants du diabète, en particulier de type 2. Chez les diabétiques juvéniles, souffrant du diabète de type 1, la maladie risque de détruire l’organisme. Alors que l’organisme lutte pour assimiler les graisses au lieu des glucides, il s’encombre d’acides gras partiellement brûlés (corps cétoniques).

Autrefois, lorsque les médecins trouvaient une quantité élevée de cétones dans les urines, ils étaient à peu près certains que le diabète était entré dans sa phase finale et fatale. Les cétones laissaient également une odeur d’haleine révélatrice (maladivement sucrée, comme celle de pommes pourries), qui se répandait souvent dans des chambres entières et les salles d’hôpital. À ce stade, la personne atteinte souffrait d’une somnolence agitée, qui menait à une semi-conscience, suivie d’une « faim d’air » (respiration de Kussmaul) désespérée et d’un coma diabétique profond, pour lequel il n’y avait aucun espoir de guérison.

Un homme est allongé dans un lit, souffrant de diabète. (c. 1925) [Photo avec l’aimable autorisation de la Société historique de Leslieville].

Le diabète en 1920 – une lueur d’espoir

En 1920, les médecins traitant le diabète fondaient beaucoup d’espoir dans le régime « de famine » introduit par le Dr Frederick M. Allen en 1915, et dont le Dr Elliott P. Joslin faisait la promotion. Le Dr Allen, qui avait suivi une formation en médecine en Californie, avait amorcé des travaux sur les problèmes de consommation de sucre alors qu’il était boursier à la Harvard Medical School. Ses travaux l’avaient amené à faire une recherche intensive sur le diabète, entre autres à l’Institut Rockefeller à partir de 1914. En avril 1921, le Dr Allen ouvrait la première clinique du diabète au monde à Morriston, au New Jersey. 

Pour sa part, le Dr Joslin était le plus éminent spécialiste américain du diabète. Il avait étudié la médecine aux universités de Yale et de Harvard, puis progressivement réduit sa pratique à Boston pour se spécialiser dans le diabète. Le Dr Joslin était un écrivain prolifique, dont l’œuvre s’adressait à la fois aux médecins et aux diabétiques eux-mêmes. Il s’efforçait toujours de présenter l’image la plus positive possible en matière de diabète. Avant 1915, les médecins avaient essayé de nombreux traitements contre le diabète, notamment les saignées, les ventouses et la consommation de substances, y compris l’opium. Ils encourageaient également les patients à manger autant que possible, et surtout du sucre, en partant de l’idée qu’ils devaient s’alimenter plus pour compenser les pertes dues à une miction excessive. 

Cependant, d’autres médecins avaient commencé à adopter l’approche inverse, constatant que la nourriture supplémentaire consommée par les diabétiques pour calmer leur faim urgente augmentait en fait la pression sur leur système et aggravait leur état. Ces médecins estimaient que les glucides posaient particulièrement problème. Si l’organisme ne parvenait pas à métaboliser les glucides, il fallait peut-être imposer aux diabétiques un régime pauvre en glucides. Certains praticiens avaient en outre remarqué que la prescription de jours de jeûne périodiques avait eu pour effet de réduire ou d’éliminer le sucre dans l’urine. Ils recommandaient donc des régimes stricts qui étaient faibles en glucides et riches en gras, avec une surveillance étroite de l’alimentation et des taux de sucre dans l’urine. Mais il devint assez vite évident que les diabétiques n’étaient pas toujours enclins à suivre un régime alimentaire strict. 

« Starvation Diet Detail, » tiré de The Starvation Treatment of Diabetes par Lewis Webb Bill, M.D. et Rena S. Eckman, diététicienne. 1915.

La localisation de la cause du diabète dans le pancréas

Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les scientifiques ont progressivement acquis une meilleure compréhension de la cause du diabète en centrant leur attention sur le pancréas et son rôle dans la régulation du métabolisme. En 1869, Paul Langerhans, un étudiant en médecine allemand, a été le premier à différencier deux systèmes de cellules dans le pancréas : les cellules « acini », qui sécrètent les sucs digestifs normaux se déversant dans l’intestin, et les mystérieuses cellules « des îlots », qui semblaient éparpillées dans le pancréas comme des îles, sans lien avec les cellules acineuses. Les cellules des îlots ont plus tard été appelées « îlots de Langerhans », mais leur fonction est restée floue.

En 1889, le Dr Oscar Minkowski, médecin et physiologiste allemand, a provoqué le diabète chez un chien après lui avoir retiré le pancréas. L’utilisation des animaux dans la recherche médicale (vivisection) est devenue controversée en Europe au cours du XIXe siècle, ce qui a entraîné une certaine réglementation, surtout en Angleterre, mais pas en Allemagne. Toutefois, une plus grande sensibilisation au bien-être des animaux, le développement de l’anesthésie pour contrôler la douleur et des progrès significatifs dans la compréhension de la physiologie, basés sur la recherche animale et applicables au traitement et à la prévention des maladies chez les humains, ont permis, tout en la limitant, l’utilisation des animaux à des fins de recherche en médecine. Une réglementation nationale de l’utilisation des animaux dans la recherche et les essais a seulement été mise en œuvre aux États-Unis en 1966 et au Canada en 1968.

La découverte de Minkowski a incité d’autres chercheurs à montrer par la suite que les cellules des îlots étaient la source d’une substance chimique – ou d’une sécrétion interne définie plus tard comme une « hormone » – qui régulait en quelque sorte le sucre dans le sang. Les scientifiques concentraient alors leurs efforts sur le pancréas en essayant de préparer des extraits pancréatiques à partir du pancréas entier, puis en mesurant leurs effets sur le taux de sucre dans l’urine après des injections à des chiens diabétiques. Dès 1906, Georg Ludwig Zuelzer, un médecin basé à Berlin, préparait un extrait de pancréas de veau à base d’alcool et menait audacieusement une série de tests sur des personnes atteintes d’un diabète sévère ou leur laissant peu d’espoir. Ces patients étaient plongés dans un coma diabétique, et l’on ne risquait sans doute rien à essayer l’extrait sur eux. Malgré des résultats encourageants, laissant entrevoir une amélioration manifeste, mais temporaire de leur état – les patients semblaient revenir de leur tombe –, l’approvisionnement en extraits était limité et les réactions toxiques étaient graves. On estimait donc les progrès restreints. Il n’en demeurait pas moins que pour Zuelzer, voir un patient sortir d’un coma diabétique, même si ce n’était que brièvement, était mémorable.

Après d’autres efforts infructueux pour préparer des extraits pancréatiques efficaces, le Dr Allen, en 1913, a commencé des études plus ciblées. Il a retiré 90 % du pancréas de chiens utilisés pour des expériences pour étudier les effets de restrictions alimentaires – plus particulièrement en glucides, en gras et en protéines – sur les symptômes du diabète. Il a ensuite appliqué ses découvertes au traitement de personnes diabétiques. À l’époque, l’expérimentation humaine n’était pas réglementée : les formes de réglementation bioéthique n’ont vu le jour que dans les années 1950. L’objectif d’Allen était de trouver la bonne adéquation, soit un déroulement optimal du jeûne, suivi d’un degré calculé de sous-alimentation, qui permettrait à un diabétique de vivre sans sucre et sans symptômes. Pour les personnes souffrant d’un diabète sévère, en particulier les enfants, un tel traitement nécessitait une surveillance étroite en milieu hospitalier. Malheureusement, dans la plupart des cas, ces traitements aboutissaient à une situation sans issue : les patients mouraient de diabète ou de faim.

En 1920, les limites du traitement conçu par Allen sont devenues plus évidentes, y compris pour Allen lui-même. Les progrès simultanés dans la mesure plus facile et plus précise des taux de glycémie ont incité certains scientifiques à renouveler leurs efforts pour préparer des extraits pancréatiques et tester leurs effets sur des animaux diabétiques. Ces travaux ont été menés sous la direction d’Israel Kleiner aux États-Unis et de Nicolas Paulesco en Roumanie. Leurs résultats ont clairement démontré que les extraits pancréatiques pouvaient réduire les taux de glycémie, bien que les tests n’aient été effectués qu’avec des chiens diabétiques. Leurs extraits pancréatiques étaient préparés à partir de pancréas entiers ou partiels. Outre la sécrétion interne insaisissable des cellules des îlots, les extraits contenaient invariablement certaines des cellules de la sécrétion externe, ainsi que d’autres substances pancréatiques, qui pouvaient provoquer des réactions toxiques chez les animaux de laboratoire. Aussi hésitait-on beaucoup à essayer de tels extraits sur des diabétiques humains.

Les 30 et 31 octobre 1920 – l’idée de Frederick Banting

Aux petites heures du 31 octobre 1920, à London, en Ontario, le Dr Frederick G. Banting, 28 ans, s’est réveillé en sursaut. Il avait eu un éclair de génie pour une nouvelle expérience visant à isoler l’insaisissable sécrétion interne du pancréas comme moyen de traiter le diabète. 

Plusieurs faits disparates avaient mené Banting sur la voie de son idée novatrice : une formation de médecin et de chirurgien à l’Université de Toronto, un service médical et chirurgical pendant la Première Guerre mondiale et le souhait de voir croître son cabinet médical. Banting avait ouvert un cabinet à London le 1er juillet 1920, mais, comme les patients ne se bousculaient pas à sa porte, il avait dû dénicher un emploi à temps partiel, au début octobre, comme démonstrateur en chirurgie et en anatomie à l’Université Western Ontario. Il travaillait alors pour le Dr F.R. Miller, professeur de physiologie. 

Le Dr Miller avait demandé à Banting de préparer un cours pour ses étudiants en physiologie sur le métabolisme des glucides, prévu pour le 1er novembre. Même si le sujet ne l’intéressait pas particulièrement, ni la maladie qui lui était le plus étroitement associée (le diabète), Banting s’est lancé dans la recherche préliminaire qui s’imposait. Le dimanche 30 octobre, il a passé plusieurs heures à préparer son exposé. Or, il venait de recevoir le numéro de novembre 1920 de la revue Surgery, Gynecology and Obstetrics (Chirurgie, gynécologie et obstétrique). L’article de fond de ce numéro portait sur « la relation entre l’îlot de Langerhans et le diabète avec une référence particulière aux cas de lithiase pancréatique ». Il avait été rédigé par Moses Barron, un pathologiste américain. Banting avait emporté le journal avec lui au lit et l’avait lu l’article avec un vif intérêt avant de s’endormir. 

L’article en question n’était pas si remarquable, mais il traitait d’un cas rare de formation de calcul pancréatique (lithiase pancréatique), semblable à un calcul biliaire, qui avait complètement obstrué le conduit pancréatique principal. Barron était tombé sur ce cas en faisant de simples autopsies. En examinant le pancréas, il avait constaté que, si toutes les cellules acineuses avaient disparu après l’atrophie attribuable au calcul pancréatique, la plupart des cellules des îlots de Langerhans semblaient être restées intactes. Il s’était en outre rendu compte que ses observations étaient similaires à ce que d’autres avaient montré lorsque les conduits pancréatiques étaient bloqués expérimentalement par ligature, ou par le fait de les attacher. Ses observations semblaient donc soutenir l’hypothèse selon laquelle la santé des cellules des îlots de Langerhans constituait le facteur clé du développement du diabète. 

Banting, qui avait également lu des articles sur le métabolisme des glucides et le diabète, s’était endormi peu de temps après avoir lu l’article de Barron. Après quelques heures de sommeil perturbé, il s’était réveillé avec une idée fascinante, qu’il s’est empressé de noter dans un carnet : 

« Diabète – Ligaturer les conduits pancréatiques de chiens – Garder les chiens en vie jusqu’à ce que les acini dégénèrent en quittant les îlots – Essayer d’isoler la sécrétion interne de ceux-ci pour soulager la glycosurie »

Université de Toronto, The Discovery and Early Development of Insulin

Malgré une écriture et une orthographe un peu maladroites, l’idée notée semblait originale d’après ce que Banting en savait. Cette idée a été à l’origine d’une nouvelle méthode chirurgicale utilisée pour isoler les cellules des îlots de Langerhans et permettre l’extraction de la sécrétion interne du pancréas, qui pourrait ensuite servir à soulager la « glycosurie », c’est-à-dire la présence anormale de glucose dans l’urine – propre à la « maladie de la miction » sucrée. Banting avait envisagé que, après avoir ligaturé le conduit pancréatique d’un chien et laissé le pancréas dégénérer alors qu’il était encore à l’intérieur de l’animal, un autre chien serait rendu diabétique expérimentalement en lui enlevant complètement son pancréas. Après plusieurs semaines, le pancréas ligaturé et dégénéré pouvait être retiré du premier chien, et un extrait pouvait être préparé à partir de celui-ci, pour ensuite être administré au second chien, diabétique, afin de voir si cela abaisserait les taux de sucre dans le sang et dans l’urine.

Le lendemain matin, Banting a présenté son idée au Dr Miller, qui était aussi intrigué. Comme il n’y avait pas d’installations de recherche appropriées à l’Université Western Ontario, Miller lui suggéra de consulter le Dr John J.R. Macleod, directeur du département de physiologie de l’Université de Toronto et une autorité en matière de diabète. Banting avait déjà prévu de se rendre à Toronto le week-end suivant pour assister à un mariage. Il demanda donc, avec hésitation, à rencontrer le Dr Macleod le lundi 7 novembre. Par courtoisie envers un diplômé en médecine de l’Université de Toronto, celui-ci accepta de rencontrer un Banting enthousiaste, bien que très nerveux. Il va sans dire que cette rencontre s’est avérée déterminante pour la suite des choses.