Convaincre Macleod

Le Dr Frederick Banting ne savait pas vraiment à quoi s’attendre de sa rencontre avec le Dr John J. R. Macleod (1876-1935), chef du département de physiologie de l’Université de Toronto, le 7 novembre 1920. Il avait bien fait quelques recherches dans la bibliothèque médicale de l’Université Western Ontario (UWO), mais il n’avait rien trouvé qui s’approchait de son idée concernant l’extrait pancréatique. Il avait également consulté le professeur de pharmacologie de l’UWO, J.W. Crane, qui n’avait pas connaissance de quoi que ce soit de semblable à ce qu’il avait décrit.
Avant de partir pour Toronto, Banting avait eu une longue conversation avec un ancien camarade de classe, le Dr Bill Tew, qui avait aussi ouvert un cabinet à London en 1920. Tew avait observé que l’enthousiasme de Banting était attribuable, du moins en partie, à sa frustration vécue à London. Tew avait donc demandé à Banting s’il valait la peine d’abandonner sa pratique pour poursuivre son projet. La fiancée de Banting, Edith Roach, faisait également pression sur lui pour que leur couple se marie et s’installe à London.
Les appels à la prudence fusaient de toutes parts. Le mentor de Banting, le Dr Clarence L. Starr, chirurgien en chef de l’Hospital for Sick Children de Toronto, l’avait mis en garde contre un abandon précipité d’une pratique prometteuse et d’une charge d’enseignement à l’UWO. C’était le mariage de l’une des filles de ce médecin, la fin de semaine des 5 et 6 novembre, qui amenait Banting à Toronto. Cependant, après avoir parlé de son idée à certaines de ses connaissances dans le domaine de la chirurgie, soit d’abandonner immédiatement son cabinet à London pour aller de l’avant, tout le monde lui déconseillait une démarche aussi radicale. Sur les recommandations du professeur Miller de l’UWO et du Dr Starr, Banting, diplômé en médecine de l’Université de Toronto, prit les dispositions nécessaires à une rencontre avec Macleod.
Macleod était un personnage intimidant. Né en Écosse, il avait rapidement gravi les échelons en physiologie grâce à ses études en Allemagne et en Angleterre avant de devenir titulaire de la chaire de physiologie de la Western Reserve University de Cleveland, en Ohio, en 1903. Pendant son séjour à Cleveland, Macleod avait concentré ses recherches sur le métabolisme des glucides et le diabète. Son manuel de 1913, Diabetes: Its Physiological Pathology, était devenu un ouvrage de référence dans le domaine.
En 1916, lors de l’ouverture de la chaire de physiologie de l’Université de Toronto, sir Robert Falconer, président de l’établissement, avait courtisé Macleod. Celui-ci était intéressé, mais n’était pas en mesure d’accepter l’offre à l’époque. Cependant, Falconer était tellement impressionné par la réputation de Macleod qu’il avait gardé le poste ouvert pendant un an dans l’espoir de le voir le prendre à l’automne 1918 – ce qui se produisit. À son arrivée à Toronto, Macleod avait publié six livres et de nombreux articles. Il avait également siégé au comité de rédaction de plusieurs revues médicales. De plus, entre 1918 et 1920, on lui avait proposé des postes dans d’autres grandes universités, mais ce fut à Toronto qu’il choisit de rester.

La rencontre entre l’illustre physiologiste américain et le jeune médecin de London a duré environ une heure. Comme Banting l’a relaté plus tard, elle avait mal commencé, Macleod ne s’intéressant pas au départ à son idée de ligature des conduits. Macleod avait souligné que Banting n’avait qu’une connaissance superficielle des travaux déjà réalisés avec des extraits pancréatiques par de nombreux chercheurs éminents et bien équipés.
De plus, personne n’avait encore prouvé que la sécrétion pancréatique interne existait. Les cellules des îlots de Langerhans caractéristiques du pancréas étaient claires, et il était également évident que le diabète se développait en leur absence. L’isolement réel des sécrétions que les cellules des îlots de Langerhans étaient censées produire restait toutefois insaisissable. Le défi venait du fait que, lors de la préparation des extraits pancréatiques, les puissants ferments digestifs de la sécrétion externe du pancréas détruisaient tout à fait la sécrétion interne. Cependant, comme le faisait valoir Banting, c’était précisément le problème que la ligature du canal pancréatique allait résoudre. Comme l’avait montré l’article de Barron que Banting avait lu le30 octobre, la ligature du canal pancréatique avait pour effet de détruire les cellules qui produisaient les ferments digestifs tout en laissant les cellules des îlots de Langerhans intactes.
Les résumés ultérieurs de Banting et Macleod sur la découverte de l’insuline, rédigés en septembre 1922, ne fournissaient pas tous les détails de cette première discussion. Banting avait néanmoins noté que Macleod s’était assis sur sa chaise et avait fermé les yeux pendant qu’il réfléchissait quelques minutes. Il avait ensuite dit : « Cela pourrait être le moyen de se débarrasser de la sécrétion externe. » À sa connaissance, avait continué Macleod, cette méthode n’avait jamais été expérimentée auparavant. « Cela vaudrait la peine d’essayer […] Nous aurions des résultats négatifs d’une grande valeur physiologique. »
Banting s’était plus tard souvenu que Macleod avait répété cette phrase au moins trois fois. Mais le jeune médecin n’était pas enclin à sacrifier autant de temps et d’énergie, et à renoncer à ses rendez-vous à l’UWO, pour obtenir des « résultats négatifs » qui auraient une importance physiologique significative. Soulignant qu’il n’y avait pas d’installations de recherche à l’UWO, Banting avait déclaré qu’il était prêt à venir au laboratoire de Macleod pour résoudre le problème. « Ce à quoi il avait consenti. »
Macleod, à son tour, avait reconnu que Banting possédait de grandes habiletés en tant que chirurgien, comme Starr avait pu le confirmer. Contrairement aux précédentes tentatives ratées de ligature des conduits pancréatiques par des non-chirurgiens, Banting avait de meilleures chances de mener à bien l’intervention. Ses talents en chirurgie seraient également utiles si des greffes ou des transplantations pancréatiques étaient nécessaires.
Banting avait hâte de se lancer et de vendre sa maison de London. Mais le Dr Starr ne partageait pas son avis. Il avait conseillé à Banting de rester sur place jusqu’à la fin du trimestre scolaire, de perfectionner sa pratique et de continuer de travailler à l’école de médecine de l’UWO. Starr lui avait expliqué qu’il pourrait alors « tester son idée pour voir s’il voulait encore poursuivre ». Au cours de cet hiver, Banting s’était concentré sur la poursuite de sa recherche sur le métabolisme des glucides et le diabète. « Plus je lisais et je réfléchissais sur le sujet et plus je planifiais des expériences complémentaires, et plus je m’impatientais. »
Le 8 mars 1921, Banting avait écrit à Macleod, lui suggérant qu’il pouvait demeurer à Toronto de mai à juillet, si l’offre était toujours valable. Il obtint cette réponse de Macleod le 11 mars : « Je serais heureux que vous veniez ici le 15 mai, comme vous l’avez suggéré, pour voir ce que vous pouvez faire avec le problème du diabète pancréatique, dont nous avons parlé. »

Entre-temps, la pratique de Banting avait repris et sa fiancée le pressait de rester. Banting avait rompu les fiançailles, mais il paraissait toujours instable et indécis. Chose certaine, il ne voulait pas rester à London. Outre l’offre de Macleod, on lui proposait de servir comme médecin dans une expédition pétrolière dans l’Arctique. À la mi-mars, Banting avait tiré à pile ou face pour choisir entre les deux. L’expédition arctique l’avait remporté, mais Banting avait vite appris que le navire n’avait pas besoin d’un médecin après tout. Ainsi, apparemment destiné à poursuivre sa recherche sur le diabète à Toronto, Banting avait fermé son cabinet le 26 avril, sans toutefois vendre sa maison. Il s’était rendu à Toronto pour trouver un endroit où vivre, mais il avait dû retourner à London. L’obligation de terminer quelques travaux à l’UWO le forçait à rester dans cette ville, avant de pouvoir enfin prendre la direction de Toronto le 14 mai.
Lorsque Banting a revu Macleod, au département de physiologie de l’Université de Toronto, l’estimé professeur avait encore des réserves sur ses connaissances et son savoir pratique de ce qu’impliquerait la recherche – des procédures chirurgicales précises sur les chiens à la tenue minutieuse de registres, en passant par une compréhension approfondie de l’évolution du diabète chez les chiens. Bien que Macleod ait guidé Banting dans la préparation d’un plan de recherche et l’utilisation de techniques chirurgicales, il savait que le jeune chirurgien aurait besoin d’aide pour tester les taux de glycémie ainsi que ceux d’azote et de sucre dans l’urine. Il avait donc invité deux de ses meilleurs chercheurs à rencontrer Banting. Charles Best et Clark Noble étaient tous deux étudiants en quatrième année des cours de physiologie et de biochimie, avec mention d’excellence. Ils avaient travaillé pour Macleod en tant que chargés de travaux pratiques et assistants de recherche. Best et Noble étaient de bons amis et avaient besoin d’un travail d’été. Banting pouvait cependant recourir aux services d’un seul assistant, et Macleod ne pouvait se permettre d’en rémunérer qu’un, de la mi-mai à la fin juin. L’autre aurait pu être embauché en juillet et en août, s’il le fallait. Best et Noble avaient décidé de tirer au sort pour décider qui travaillerait en premier avec Banting; Best avait gagné.

Alors que Banting et Best faisaient connaissance, Macleod préparait un document pour la réunion annuelle de l’Ontario Medical Association, qui devait se tenir à Niagara Falls du 31 mai au 3 juin. Il devait participer à un symposium sur le diabète; son article, intitulé « Methods of Study of Early Diabetes » (Méthodes d’étude du diabète précoce), fut ensuite publié dans le numéro de janvier 1922 du Journal de l’Association médicale canadienne.
Le moment de sa présentation à la conférence et son introduction permettaient de comprendre comment Macleod percevait les travaux de recherche de Banting. « Jamais dans l’étude d’aucune autre maladie non infectieuse n’y a-t-il eu de collaboration plus étroite entre les chercheurs de laboratoire et les chercheurs cliniques que dans celle du diabète, avait-il déclaré. Il s’agit en effet de l’une des premières maladies pour lesquelles une telle collaboration a été tentée, et il est significatif que les étapes les plus importantes dans l’avancement des connaissances dans ce domaine aient été généralement franchies par des hommes eux-mêmes parfaitement familiarisés avec la recherche expérimentale, souvent par une participation réelle aux travaux, et en même temps engagés dans une pratique clinique ».