Une meilleure insuline, mais encore rien de mieux que l’insuline
Lors des anniversaires soulignant la découverte de l’insuline, Grant Maltman, le conservateur de Banting House à London, en Ontario, aime souligner que même si nous disposons d’une insuline de meilleure qualité aujourd’hui, les scientifiques n’ont encore rien trouvé de mieux que l’insuline. « Il reste maintenant à passer à l’étape suivante ». Banting House, là où l’insuline a vu le jour, est l’endroit où le Dr Frederick Banting, le matin du 31 octobre 1920, a eu l’idée de génie qui mènera à sa découverte. L’importance historique de cette invention pour les diabétiques, mais également pour tous les Canadiens, ne sera sans doute éclipsée que par la découverte d’un traitement définitif. Pendant ce temps, l’histoire de la découverte de Banting et du développement de l’insuline par Banting, Best, Collip et Macleod n’est rien moins que fascinante.
L’insuline s’est certainement améliorée au cours du siècle dernier. La majeure partie de la recherche et de l’innovation derrière ce développement, surtout du début des années 1920 jusqu’à la fin des années 1960, a été pilotée par des chercheurs canadiens de l’Université de Toronto et des laboratoires Connaught, qui ont produit toute l’insuline du Canada jusqu’au début des années 1980. Il y a eu également d’importantes collaborations, notamment entre Connaught et Nordisk Laboratories, qui ont permis d’améliorer considérablement l’insuline, surtout par la préparation de formes d’insuline à action prolongée.
Vers la fin de novembre 1923, Connaught produisait quelque 250 000 unités d’insuline par semaine dans l’ancien bâtiment du Y.M.C.A. du campus de l’Université de Toronto, sous la direction de Charles Best, assisté par le Dr David A. Scott et une équipe de 26 techniciens se relevant pour les quarts de jour et de nuit. Connaught fournissait de l’insuline aux diabétiques canadiens et envoyait ses surplus en Irlande, en Afrique du Sud, en Amérique centrale, en Nouvelle-Zélande et en Australie, ainsi que dans d’autres pays qui ne possédaient pas leurs propres laboratoires de production.

Au début de 1924, alors que la production d’insuline démarre lentement dans différentes parties du monde, la question du prix de cet extrait demeure sensible, surtout pour Eli Lilly et Connaught, qui en sont les premiers producteurs. Pourtant, Lilly et Connaught ne se livrent pas une concurrence directe, puisque l’insuline de Lilly n’est pas disponible au Canada et que celle de Connaught n’est pas envoyée aux É.-U., sauf pour traiter une malade célèbre : Elizabeth Hughes, fille du secrétaire d’État des É.-U., Charles Hughes. Elle arrive à Toronto en août 1922 en tant que patiente privée de Banting. À son retour à la maison, en novembre 1922, des dispositions spéciales sont prises pour que Connaught lui envoie de l’insuline.
Pendant cette période, Connaught est le leader mondial de la recherche et de l’innovation sur la production d’insuline. Connaught, qui est un organe autonome et axé sur le service public faisant partie de l’Université de Toronto, étroitement lié au comité de l’insuline, a les coudées franches pour expérimenter, innover, tester, mais également pour mettre en pratique et communiquer ses résultats. Ce travail est dirigé par Peter Moloney, David Scott et Charles Best, comme en témoignent leurs nombreuses publications scientifiques.

La recherche de Moloney intéresse particulièrement la presse. Un article du Toronto Star du début de janvier 1924 annonce la « découverte d’un nouveau système pour purifier l’insuline » : les recherches effectuées par Moloney au cours de la dernière année sont d’une valeur inestimable et pourraient mener à un extrait plus pur et beaucoup moins coûteux. Même si, fidèle à son habitude, il est hésitant à parler de sa nouvelle méthode, Moloney présente son travail à la American Association for the Advancement of Science. Ses recherches, menées en collaboration avec D.M. Finlay, portaient sur une nouvelle méthode de purification au charbon reposant sur des travaux antérieurs sur l’adsorption et la purification de l’insuline au moyen d’acide benzoïque.
Les installations de production d’insuline de Connaught suffisent pour répondre à la demande canadienne et pour en exporter une partie, mais il apparaît évident au directeur du laboratoire, le Dr John G. FitzGerald, qu’il faut agrandir les lieux. Connaught a également besoin de nouveaux locaux pour la recherche sur les vaccins, le travail de développement et de production et pour les programmes de recherche et de formation en santé publique, ces activités devant idéalement être intégrées à la faculté d’hygiène. Pour FitzGerald, cette intégration correspond aux plans de la fondation Rockefeller d’établir une troisième faculté de santé publique en Amérique du Nord, en plus de celles créées à l’université Johns Hopkins en 1918 et à Harvard en 1921. En 1920, la fondation Rockefeller verse 1 million de dollars à la faculté de médecine de l’Université de Toronto, et en 1923, elle lui offre 10 000 $ de plus pour soutenir les études cliniques de Banting sur l’insuline. Les membres du conseil de santé international Rockefeller sont admiratifs devant les services de santé publique novateurs mis en place à Toronto, avec le concours de l’Université de Toronto, surtout par Connaught, et le service de santé publique de la ville, le conseil sanitaire provincial et les hôpitaux locaux. Le rôle fondamental de l’université dans la découverte et le développement de l’insuline en font le choix évident pour instaurer une troisième faculté de santé publique sur le continent.
Le 19 octobre 1923, six jours avant l’annonce du Prix Nobel décerné à Banting et Macleod, Wickcliffe Rose, du conseil de santé international Rockefeller, arrive à Toronto et rencontre FitzGerald, qui ne se gêne pas pour lui faire part de ses demandes. La proposition initiale concernant la mise sur pied d’une faculté d’hygiène à l’Université de Toronto est présentée en 1924, avec un engagement financier de 400 000 $ de la fondation Rockefeller, dédié à la construction d’un bâtiment qui comprendrait de nouvelles installations pour la production d’insuline. Un don supplémentaire de 250 000 $ permettra à deux départements de la faculté d’offrir des bourses en santé publique. Le nouveau bâtiment ouvre également la voie à un élargissement des activités de production de vaccins de Connaught, dont les profits sont versés au fonds de recherche de Connaught, ce qui permet d’allouer 250 000 $ de plus pour la création de cette faculté. Le bâtiment de la faculté d’hygiène, au 150 College Street sur le campus de l’Université de Toronto, ouvre ses portes le 9 juin 1927. Les cérémonies d’ouverture sont suivies d’une visite guidée du bâtiment, pilotée par Banting et Best.

Dans le bâtiment de la faculté d’hygiène, les installations de production d’insuline de Connaught sont considérablement agrandies et mises à niveau, et réparties sur deux étages du sous-sol d’une des ailes de l’immeuble. La proximité de cette installation avec les autres laboratoires de recherche et locaux destinés aux travaux en santé publique, ainsi qu’avec les divers départements de la faculté d’hygiène, est très importante pour FitzGerald, comme il le souligne dans le rapport annuel de Connaught de 1927. [TRADUCTION] « Il n’est pas superflu de souligner, encore une fois, qu’en aucun autre établissement d’enseignement supérieur dans le monde, un institut produisant des sérums fait partie intégrante d’une faculté d’hygiène d’un tel établissement, comme c’est le cas à l’Université de Toronto, où la faculté d’hygiène et les laboratoires Connaught ont un mandat triple : recherche, enseignement et service en santé publique. » L’aspect fondamental de ce mandat est la production d’insuline, son amélioration constante et sa distribution en tant que service public aux diabétiques canadiens, au prix le plus bas possible.
En plus de disposer de nouvelles et de plus grandes installations, la productivité d’insuline chez Connaught prend de l’expansion grâce aux avancées importantes dans la technologie d’extraction et au développement de la cristallisation de l’insuline, qui permet de précipiter l’insuline sous une forme cristalline sèche et pure. De petites quantités de cristaux d’insuline avaient été produites à l’université Johns Hopkins en 1926. Après avoir étudié la cristallisation en 1929 à l’université de Londres, Scott revient chez Connaught, prêt à développer une méthode nouvelle et plus efficace pour cristalliser l’insuline. Les recherches de Scott montrent en quoi le zinc, le cobalt et le nickel sont des composantes importantes du tissu pancréatique; en effet, il découvre que le zinc est essentiel au processus de cristallisation. Il constate que si l’on retire une quantité très faible de zinc de l’insuline, elle ne forme pas de cristaux lorsqu’elle est séchée en poudre, mais conserve son efficacité contre le diabète. L’insuline sous forme cristalline est plus pure, mais moins viable que la forme originale; il faut donc donner davantage d’injections quotidiennes. Ce travail est devenu essentiel pour la normalisation internationale de l’insuline, reposant sur une quantité définie de cristaux d’insuline établie par Connaught en 1932. Ce travail est également essentiel au développement d’une nouvelle forme d’insuline à action prolongée en 1936.
Les premières étapes menant à une insuline à action prolongée sont découvertes au Danemark. Le Dr H.C. Hagedorn, des Nordisk Insulin Laboratories, constate qu’une petite molécule extraite du sperme de poisson, appelée protamine, lorsqu’elle est combinée à l’insuline, permet de ralentir considérablement son action. Un diabétique qui avait besoin de quatre injections par jour, ou de cinq injections d’insuline sous sa forme purifiée, pouvait ne recevoir que deux injections par jour de la nouvelle insuline protamine (introduite en 1935 par Nordisk). En un an, l’équipe de recherche de Connaught, composée de Scott et du Dr Albert M. Fisher, découvre également que l’ajout d’une très faible quantité de zinc à l’insuline protamine donne lieu à une combinaison plus stable qui prolonge l’action de l’insuline de sept heures jusqu’à trois jours. Introduite en 1936, l’insuline protamine zinc constitue une avancée majeure qui est rapidement adoptée partout dans le monde. Elle devient rapidement la forme la plus courante de l’insuline employée au Canada.
Même si le prix de l’insuline de Connaught demeure stable au Canada entre les années 1940 et 1960, le maintien de ces prix se révèle difficile. Les laboratoires font face à des pressions externes pendant cette période, et notamment à la hausse du coût des pancréas de bœuf et de porc, mais aussi de tous les autres aspects de la production. Cette situation survient au moment même où de nouveaux développements dans les technologies de production d’insuline permettent d’augmenter les quantités d’insuline produite, alors qu’une demande internationale accrue ouvre de nouvelles possibilités d’exportation.
Au début de la période suivant la Seconde Guerre mondiale, les Canadiens sont témoins de l’augmentation du nombre de diabétiques au pays et ailleurs, notamment aux É.-U. On commence à s’inquiéter de ce que cela signifie pour la sécurité future de l’approvisionnement en insuline. Tel que rapporté dans les journaux au début de mai 1948, il ne semble pas y avoir de craintes immédiates quant à l’approvisionnement au pays, mais les statistiques fournies dans l’article et son titre « Vital Need For Insulin Spurs U. of T. Campaign » (les besoins immenses en insuline donnent lieu à une campagne à l’U de T) indiquent qu’il faut poursuivre la recherche à Toronto, puisque quelque 2 300 kg de pancréas de bœuf et de porc ne donnent que 225 g d’insuline purifiée. Le poids moyen d’un pancréas de bœuf est de 5 kg, ce qui signifie qu’il faut 460 vaches pour produire 225 g d’insuline purifiée. Il y avait alors environ trois millions de personnes dans le monde qui dépendaient de l’insuline, dont un million aux É.-U. « De quoi sera fait l’avenir? » s’enquiert le journaliste. On s’attend à ce que quatre millions de personnes de plus « aient besoin d’insuline au cours de leur vie. Comment pourra-t-on répondre à la demande? »

En octobre 1948, l’usine de production d’insuline de Connaught fonctionne à plein régime, 24 heures par jour, cinq jours par semaine, et possède une réserve de 750 millions d’unités d’insuline. Connaught avait une entente avec l’industrie de la transformation de viande canadienne pour fournir à ses laboratoires des pancréas de bœuf et de porc congelés, provenant des quatre coins du pays. Il apparaît évident que l’usine actuelle de production d’insuline de la faculté d’hygiène (également appelée la division College) risque rapidement de ne plus être en mesure de répondre à la demande, malgré les agrandissements et les nouveaux équipements. Le comité exécutif de Connaught étudie ses options en 1948, et examine la possibilité de construire de nouvelles installations à la « ferme » (également appelée la division Dufferin), de construire une annexe à l’usine actuelle ou de bâtir une nouvelle usine ailleurs sur le campus. Au début de 1949, on commence la construction d’une autre usine de production d’insuline dans une annexe du bâtiment Spadina (division Spadina), acquise par Connaught en 1943 sur Spadina Circle, plus à l’ouest sur le campus de l’Université de Toronto, pour produire de la pénicilline et un sérum à l’intention de l’armée canadienne.

Cet espace additionnel et les nouveaux équipements servent à effectuer des recherches pour trouver des méthodes de production d’insuline nouvelles et plus efficaces. Une nouvelle approche, développée en 1949-1950 par le Dr Gordon Romans et appelée la méthode « sel-alcool », se révèle particulièrement efficace pour accroître l’efficacité de l’extraction de l’insuline.
Cette capacité de production accrue place Connaught en meilleure posture pour répondre favorablement aux demandes croissantes des laboratoires, des entreprises pharmaceutiques et des gouvernements de divers pays. À la suite d’une demande de Burroughs Wellcome au R.-U. visant à produire 10 millions d’unités d’insuline en cristaux, à la mi-février 1949, le comité des prix de Connaught se dote d’une politique sur l’exportation d’insuline. En avril 1949, lorsque le Brésil demande s’il est possible d’acheter de l’insuline prête à utiliser, il apparaît évident que la demande internationale ne risque pas de s’essouffler. Pour Connaught, tel que souligné lors d’une réunion du comité des prix du 6 avril, il est essentiel de vendre des préparations d’insuline sur les marchés étrangers, car les laboratoires produisent maintenant de l’insuline à un rythme trois fois supérieur à ce qui est actuellement consommé au pays. Cependant, on s’inquiète de l’effet de telles exportations sur le prix des pancréas au Canada, et on se demande comment fixer le prix de l’insuline exportée.
Cependant, vers le début des années 1950, l’augmentation des surplus d’insuline incite Connaught à prendre des mesures plus proactives, en écrivant notamment à d’autres fabricants d’insuline et à des « laboratoires responsables » dans des pays comme le Danemark, la Grande-Bretagne, l’Australie et les É.-U., leur demandant s’ils ont besoin d’un approvisionnement additionnel en cristaux d’insuline zinc afin de répondre à leurs besoins. Mais la matière est difficile à vendre, car d’importants surplus commencent à s’accumuler à l’échelle mondiale au début des années 1950. Certains pays sont intéressés, mais éprouvent des difficultés avec les taux de change. Pendant ce temps, les surplus d’insuline de Connaught continuent d’augmenter : en mai 1952, on comptait 1,2 milliard d’unités de cristaux d’insuline en stock, et les laboratoires ne parviennent qu’à écouler 600 millions d’unités au Canada par année.
En octobre 1950, le prix des pancréas canadiens amorce une hausse. Néanmoins, le comité des prix de Connaught vote pour maintenir les prix en vigueur pour l’insuline-Toronto et pour l’insuline protamine zinc. Cependant, l’introduction d’un nouveau type d’insuline, appelée insuline NPH, qui se situe entre l’insuline régulière et l’insuline protamine zinc pour ce qui est de sa durée d’action, et qui est absorbée plus lentement que la forme régulière, mais pas aussi lentement que la forme protamine zinc, est une occasion de compenser la hausse des prix. L’insuline NPH est à l’origine développée aux Nordisk Laboratories en 1946, mais ne sera autorisée au Canada qu’en 1950.
La production d’insuline de Connaught augmente de façon constante du milieu des années 1950 jusqu’aux années 1960, une augmentation alimentée par la nécessité de transformer les pancréas et le bœuf congelés achetés aux prix contrôlés, soit la totalité de l’approvisionnement canadien, de fournir toutes les préparations d’insuline disponibles aux diabétiques canadiens au meilleur prix possible, de maintenir des stocks importants et de garantir une réserve d’urgence. En 1954, les laboratoires traitent plus de 635 000 kg de pancréas pour la production d’insuline. Il s’agit d’une production à très grande échelle, qui double tous les sept ans et totalise 1,3 milliard d’unités en 1955, grâce à des opérations 24/7 et à une étroite collaboration avec les pharmaciens canadiens et l’industrie de transformation de la viande, ainsi qu’à la recherche continue en laboratoire. En 1957, les exportations d’insuline de Connaught représentent environ 23 % de la distribution domestique.
Tout au long de cette période, l’insuline de Connaught est vendue à un prix inférieur à celle des É.-U. et à peu près au même prix que celle produite en Grande-Bretagne. Cependant, en Europe, l’insuline se vend généralement moins cher. Comme Connaught produit plus d’insuline qu’il ne peut en vendre au Canada, les marchés d’exportation prennent une importance accrue, surtout le Japon, l’Amérique du Sud et certaines parties de l’Europe, ainsi que les pays derrière de Rideau de fer. Comme le souligne le comité exécutif de Connaught en septembre 1955, « même si une telle distribution ne représente qu’un faible profit pour les laboratoires, cela nous permettrait d’atteindre notre objectif de réduire les stocks d’environ 500 000 000 d’unités ». Les ventes à l’étranger sont utiles, mais elles n’allègent pas les pressions financières qui montent chez Connaught, ce qui donne lieu à une autre suggestion mise de l’avant vers la fin de novembre 1955, lors d’une réunion du comité des prix, soit d’augmenter le prix de l’insuline. Cependant, après de longues discussions, le comité convient que « du point de vue des laboratoires et de celui des patients, il est préférable de maintenir les prix tels qu’ils sont pour le moment. »
L’introduction d’un autre type d’insuline, du nom d’insuline lente (Lente Insuline), influence en partie la décision de ne pas augmenter les prix. Développée par les laboratoires Novo au Danemark, vers la fin des années 1940, l’insuline lente est une autre variation de l’insuline combinée à du zinc, mais sans ajout d’une autre protéine qui en ralentit l’action. Il existe deux autres déclinaisons de cette insuline, soit la Semilente et l’Ultralente. La Semilente est soluble dans le sang et agit presque aussi rapidement que l’insuline non modifiée (comme l’insuline-Toronto). L’Ultralente est insoluble dans le sang et agit très lentement, un peu comme l’insuline protamine zinc.
Après avoir obtenu les approbations de Novo vers la fin de 1955, Connaught demande une licence canadienne pour l’insuline lente. En attendant la licence, Fisher analyse les méthodes de production et, sur une base expérimentale, distribue l’insuline lente à des médecins canadiens gratuitement. La licence est accordée en décembre 1956 et l’insuline lente se vend à un prix légèrement plus élevé que l’insuline NPH. Au début de 1963, Connaught introduit également les préparations Semilente et Ultralente, qui se vendent au même prix que l’insuline lente.
La recherche sur le développement d’autres améliorations de l’insuline se poursuit à Toronto. Vers la fin des années 1950 et au début des années 1960, une petite équipe chez Connaught, dirigée par Peter Moloney, entreprend une étude sur l’immunochimie de l’insuline, et plus particulièrement sur le problème de la résistance à l’insuline. Comme il le décrit en 1955, Moloney est convaincu que « l’insuline peut exercer un véritable effet antigénique, provoquant une réaction allergique, qui se manifeste par l’anaphylaxie et par la production d’anticorps neutralisants ». Cependant, de nombreux chercheurs sont sceptiques à l’égard de cette hypothèse depuis les débuts de l’insuline, dans les années 1920, et avancent que d’autres facteurs sont en cause, citant notamment le développement très rare d’une immunité à l’insuline chez les diabétiques.
En 1957, Moloney explique que l’insuline est un « antigène faible », du moins lorsqu’on la compare à d’autres antigènes comme les anatoxines diphtériques et tétaniques. Pourtant, comme l’insuline est une protéine étrangère produite à partir de pancréas de porc ou de bœuf, administrée aux diabétiques sur de longues périodes, son rôle en tant qu’antigène pourrait avoir des répercussions importantes. Comme il le souligne lors d’un colloque international en 1958, Moloney croit que certains diabétiques pourraient développer des anticorps « neutralisant l’action physiologique de l’insuline ». Même s’ils sont rares, ces anticorps, ajoute-t-il, sont « responsables de ces quelques cas observés où l’insuline est impuissante à contrôler la maladie. »
Les recherches de Moloney ont montré que l’insuline préparée à partir de pancréas de cochon d’Inde ou de morue est beaucoup moins antigénique et pourrait donc se révéler utile pour traiter les diabétiques qui résistent à l’insuline régulière. Cependant, l’efficacité de ces autres sources d’insuline est temporaire. Moloney décide donc d’adopter une autre approche et de modifier l’insuline régulière à base de pancréas de porc ou de bœuf en essayant divers traitements chimiques susceptibles de limiter sa capacité d’être neutralisée ou de stimuler une réponse immunitaire. Il découvre rapidement que le traitement de l’insuline avec de l’acide sulfurique est prometteur. La molécule d’insuline réagit avec l’acide sulfurique et modifie sa composition chimique de plusieurs façons, ce qui la rend moins neutralisable par les anticorps anti-insuline, présents chez les diabétiques résistants à l’insuline.
En 1961, les progrès de Moloney avec son « insuline sulfatée » donnent lieu à des essais cliniques auxquels participe un groupe de sept diabétiques résistant à l’insuline. Tel que rapporté en 1964, les résultats de l’essai se révèlent très encourageants. Le groupe visé par l’essai clinique s’agrandit pour inclure onze patients, dont cinq utilisent l’insuline sulfatée avec succès depuis deux ans. Rien ne prouve que l’insuline modifiée agisse comme un antigène, puisque le dosage n’augmente pas. En outre, dans deux cas où le traitement à l’insuline sulfatée doit être interrompu, les patients ont pu à nouveau contrôler leur diabète dès la reprise de la thérapie à l’insuline sulfatée.

« L’insuline sulfatée » de Connaught est approuvée pour usage au Canada en 1964 et ensuite aux É.-U. en tant que médicament expérimental, en 1968. Même s’il s’agit d’un composé hautement spécialisé, l’insuline sulfatée joue un rôle essentiel dans le traitement des diabétiques résistant à l’insuline jusqu’en 1996. On découvre à cette époque qu’une nouvelle génération d’insuline d’origine humaine et synthétique est beaucoup moins antigénique et qu’elle permet à tous les diabétiques de prendre de l’insuline régulière en toute sécurité. Cette découverte met ainsi fin à la production d’insuline sulfatée.
Vers la moitié des années 1960, il apparaît de plus en plus évident chez Connaught qu’une augmentation des prix de l’insuline, maintes fois repoussée, est maintenant devenue inévitable. En avril 1967, le prix des fioles de 10 cc pour un dosage de 40 unités d’insuline-Toronto augmente de 8,4 %; pour 80 unités, le prix monte de 9,3 %; et pour 100 unités, de 10 %. Le prix de l’insuline protamine zinc augmente de 19,8 % pour les fioles de 40 unités, et de 21,6 % pour les fioles de 80 unités. Le prix pour les autres types d’insuline plus spécialisée augmente également selon une échelle similaire. Après avoir résisté à une hausse des prix pendant 25 ans, tel que mentionné plus tôt, les augmentations de Connaught ne sont pas déraisonnables. Comme le mentionne le Dr A.M. Fisher dans un article de 1972 intitulé « The Cost of Insulin » (le prix de l’insuline) publié dans le bulletin de l’Association canadienne du diabète, pour le diabétique moyen utilisant un dosage de 40 unités d’insuline-Toronto, le prix passe de 8,3¢ par jour à 9,0¢ par jour, alors que les utilisateurs d’un dosage de 40 unités d’insuline NPH ne paient pas plus de 12¢ par jour.
Le 20 novembre 1970, l’inauguration officielle du nouvel immeuble Defries à la division Dufferin, ainsi nommé en l’honneur du directeur de Connaught de 1940 à 1955, marque le début d’une nouvelle ère de production d’insuline aux laboratoires, qui achèvent leur consolidation et leur modernisation juste à temps pour souligner le 50e anniversaire de la découverte de l’insuline. Cependant, avec l’accélération des pressions inflationnistes du début des années 1970, il est plus difficile pour Connaught d’éviter d’autres augmentations du prix de l’insuline au cours des quelques années suivantes.
La perte des redevances générées par divers brevets constitue un facteur important qui limite la capacité de Connaught d’absorber la hausse des coûts de production de l’insuline et d’autres coûts pendant les années 1960 et 1970. On évoque plus particulièrement quatre brevets américains administrés par le comité de l’insuline de l’Université de Toronto qui généraient des revenus considérables. Par exemple, les brevets originaux de Banting, Best et Collip, qui venaient à expiration en 1940 (avant octobre 1989, la protection d’un brevet au Canada était de 17 ans, alors qu’aujourd’hui, elle est de 20 ans), ont généré des redevances nettes de 2 400 304 $ pour l’Université de Toronto, dont la moitié était allouée à la fiducie du comité de l’insuline pour soutenir les recherches dans les laboratoires de Banting et Best. L’autre moitié était répartie en trois volets, pour financer le travail de recherche de Banting, Best et Collip dans leur établissement respectif.
À cela s’ajoute l’expiration du brevet pour la cristallisation de l’insuline de Scott, en janvier 1956, et du brevet de Scott et Fisher pour l’insuline protamine zinc (IPZ), en novembre 1956. De 1937 à 1957, le brevet de l’IPZ génère 4 492 373 $; une fois les dépenses du comité de l’insuline payées, les redevances nettes atteignent plus de 3,5 millions de dollars, dont la moitié est allouée à la fiducie du comité de l’insuline et divisée de la même manière que pour le brevet de Banting, Best et Collip. Connaught reçoit l’autre moitié, dont plus de 970 000 $ sont alloués à la faculté d’hygiène entre 1929 et 1972, sur des redevances totalisant plus de 2 400 000 $. Pour Connaught, cet apport d’argent constant découlant des redevances et des ventes d’insuline permet de constituer des effectifs et des installations de recherche qui font l’envie d’autres instituts de service public en Angleterre et ailleurs. En effet, le développement de l’insuline chez Connaught est un véritable coup de chance.
En 1972, malgré les succès de Connaught avec l’insuline et d’autres produits de renom, notamment les vaccins contre la polio, l’Université de Toronto décide de vendre les laboratoires à une nouvelle société d’État appelée la Corporation de développement du Canada. Vers la fin de 1972, Connaught devient une entreprise commerciale à but lucratif, une transformation qui inquiète plusieurs intervenants, notamment l’Association canadienne du diabète (ACD), qui craint les répercussions possibles sur le prix de l’insuline et l’approvisionnement. Dans sa pétition au gouvernement de l’Ontario pour interrompre la vente de Connaught à la CDC, l’ACD souligne que Connaught vend son insuline aux Canadiens à des prix de 25 % à 35 % inférieurs à celui des entreprises américaines. Malgré ces pressions, le gouvernement de l’Ontario ne s’ingère pas dans la vente et Connaught Medical Research Laboratories devient Connaught Laboratories Limited. Le président de CDC assure aux diabétiques que les prix de l’insuline resteront stables dans un avenir prévisible.
En 1974, la hausse marquée du prix du pancréas de bœuf et de porc ne permet pas à Connaught d’éviter une hausse des prix de l’insuline. Pendant ce temps, en juillet, Eli Lilly est obligé d’imposer sa première hausse du prix de l’insuline en 28 ans, mis à mal par les hausses de prix de la matière première de 85 % depuis 1973, et les salaires qui augmentent de 50 % depuis 1968. En octobre, faisant face à des hausses de prix similaires, Connaught n’a d’autre choix que de majorer le prix de l’insuline d’environ 10 %.

En plein cœur de la tourmente liée à la hausse constante du prix des pancréas et aux perspectives d’une pénurie mondiale de pancréas et de l’instabilité future des prix, l’entreprise pharmaceutique suisse, Ciba-Geigy AG annonce une percée importante concernant la chimie de l’insuline humaine. Ses scientifiques ont réussi à synthétiser entièrement cette hormone vitale. Ce développement révolutionnaire ouvre la voie à une production d’insuline à grande échelle sous forme synthétique, mais il faudra encore plusieurs années de recherche et de développement.
Après l’augmentation des prix de 11 % en juillet 1976, la plus importante hausse de prix sera imposée par Connaught en janvier 1977, soit une augmentation de 20 % à 24 %. Lorsque les changements sont annoncés, l’ACD interpelle les gouvernements fédéral et provinciaux pour qu’ils offrent une aide financière aux diabétiques à revenus fixes. Comme on le souligne dans les médias, ces récentes augmentations de prix font en sorte que les Canadiens paient davantage pour leur insuline que les Américains. Cependant, ces articles n’évoquent pas les différences quant aux échelles de production qui tendent à favoriser les fabricants américains.
Le début des années 1980 marque la fin symbolique de l’ère de l’insuline au Canada et le début d’une nouvelle réalité dans les opérations de production d’insuline chez Connaught. En 1978, Eli Lilly demande aux décideurs du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social d’approuver la vente d’une nouvelle forme de son insuline américaine au Canada. La licence, octroyée en décembre 1979, ne s’applique qu’à une insuline « Iletin » purifiée à pic unique réservée aux six à sept pour cent de diabétiques canadiens sensibles à l’insuline régulière. Tel que noté dans un article du Toronto Star de juillet 1980, l’entrée de Lilly dans le marché de l’insuline canadien, qui représente de 7 à 8 millions de dollars, s’est faite rapidement et avec une « facilité surprenante », même si la décision suscite des débats mettant en lumière certaines sensibilités entourant l’approvisionnement en insuline canadienne et les relations commerciales entre le Canada et les États-Unis, surtout en ce qui concerne les produits pharmaceutiques.
À ce moment, Eli Lilly contrôle environ 60 % du marché mondial de l’insuline, et est très actif dans le développement et l’essai d’une nouvelle forme d’insuline biosynthétique à ADN recombinant. La majeure partie des 40 % restants est contrôlée par Novo Laboratories au Danemark, qui progresse plus rapidement qu’Eli Lilly pour développer et mettre en marché une nouvelle génération de produits d’insuline humaine biosynthétique. Nordisk, Novo et Lilly se livrent une guerre commerciale pour contrôler le marché des nouvelles formes d’insuline humaine. Au début des années 1980, Connaught doit se contenter d’assister passivement à la bataille, car l’entreprise n’a pas les ressources nécessaires pour se jeter dans la mêlée, et ne parvient pas à contenir à la baisse le prix de ses produits d’insuline.
En fait, en octobre 1983, un article du Globe and Mail mentionne que la concurrence internationale entourant l’insuline « accule Connaught au pied du mur depuis les dix dernières années. » Au lieu de composer avec un avenir incertain où le marché mondial de l’insuline pourrait évoluer rapidement, et de risquer de perdre le contrôle du marché canadien, Connaught, à l’automne 1983, convient de former une alliance avec Novo. En janvier 1984, dans le cadre d’une entente de 10 ans, Novo crée officiellement une filiale canadienne, Novo Industries Ltd., qui loue les installations actuelles de production d’insuline de Connaught. Connaught et Novo forment une nouvelle entreprise, Connaught Novo Ltd, qui veille au contrôle de la mise en marché, des recherches cliniques et des services médicaux pour les produits de Novo fabriqués au Canada. Cette nouvelle entreprise commune ne doit pas avoir d’incidence sur les emplois chez Connaught ou sur les prix de l’insuline au Canada. En juillet 1984, les premiers produits d’insuline humaine Connaught Novo sont lancés au Canada : Actrapid (action similaire à celle de l’insuline-Toronto), Montotard (similaire à Lente) et Protophane (similaire à l’insuline NPH).
En mai 1985, Santé et Bien-être Canada anime un colloque sur l’état du diabète au Canada. Le rapport final de l’événement fournit un aperçu utile non seulement de l’incidence de la maladie à l’époque – on estime qu’il y a 160 000 diabétiques de type 1 au Canada qui dépendent de l’insuline – mais également du statut de l’insuline au Canada. À l’époque, on compte au moins 15 fabricants d’insuline dans le monde occidental, dont trois fournissent de l’insuline au Canada. Connaught-Novo possède 87 % du marché, Lilly 12 %, et Nordisk 1 %. Ensemble, ils distribuent quelque 2,5 millions de fioles d’insuline par année au Canada, et ce chiffre augmente de deux à quatre pour cent chaque année. Le rapport estime que le coût annuel moyen de l’insuline au Canada est d’environ 250 $ par patient. Avec une population totale de 250 000 diabétiques insulin dépendants, les ventes annuelles d’insuline au Canada atteignent environ 60 millions de dollars, dont la majeure partie concerne l’insuline régulière ou de type NPH.
Même si les laboratoires Connaught abandonnent leur rôle direct dans la production d’insuline en 1984, ils conservent un intérêt dans Connaught Novo Ltd. pendant encore dix ans, après quoi les laboratoires se contentent d’un rôle de distribution des produits d’insuline fabriqués par la nouvelle entreprise fusionnée Novo Nordisk. Cet abandon progressif de l’insuline par Connaught pendant les années 1990 est attribuable à la prise de contrôle de l’Institut Mérieux de Lyon, en France, en 1989, qui transforme Connaught en division canadienne de « Pasteur Mérieux Connaught » (ou PMC), dont l’activité principale consiste à développer et à produire des vaccins humains. La vente à l’Institut Mérieux comprend également les installations américaines de production de vaccins à Swiftwater, en Pennsylvanie, acquises par les laboratoires Connaught en 1978.
Les événements qui ont mené à la vente de Connaught à l’Institut Mérieux remontent à 1985, lorsque le gouvernement canadien décide de privatiser Connaught en démantelant la Corporation de développement du Canada. Même si les investisseurs canadiens et américains montrent peu d’intérêt pour les installations canadiennes et américaines de Connaught, l’Institut Mérieux voit les choses d’un autre œil et, dès 1986, l’entreprise française lance le processus complexe visant à prendre un contrôle accru des laboratoires Connaught, une transaction qui sera finalement approuvée en 1989. Une décennie plus tard, Rhône Poulenc, la société mère française de PMC, fusionne avec Hoechst en Allemagne, afin de créer une nouvelle entreprise nommée « Aventis ». Hoechst obtient la première licence pour produire de l’insuline, accordée par le comité de l’insuline allemand, en octobre 1923, et deviendra rapidement l’unique producteur d’insuline en Allemagne. PMC est renommée « Aventis Pasteur » et sa filiale canadienne est appelée le « campus Connaught ». En 2004, l’acquisition d’Aventis par Sanofi Synthélabo de France, mène à la création de Sanofi-Aventis et à la transformation d’Aventis Pasteur en Sanofi Pasteur, une division internationale qui hérite du legs canadien de l’insuline, ainsi que de la production allemande.
Malgré tous ces changements de nom, l’identité du site de Toronto, que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « campus Connaught » de Sanofi Pasteur Canada est demeurée relativement forte, renforcée par ses profondes racines canadiennes qui remontent à sa création en tant que division autonome de l’Université de Toronto vouée à la recherche médicale, à la fabrication de produits biologiques et au service public. C’est ainsi que Connaught a pu offrir un service essentiel aux diabétiques du Canada et de l’étranger, un service reposant sur le dévouement et l’esprit novateur de son équipe, dans le but de leur fournir divers types d’insuline au prix le plus bas possible. Tout en s’efforçant constamment d’améliorer les technologies de production pour créer une meilleure insuline et d’accroître sa production, malgré les difficultés économiques et d’autres épreuves, on peut affirmer que Connaught a accompli sa mission avec brio.
En plus de ce legs de l’insuline, maintenant cédé à Sanofi Pasteur Toronto, Connaught poursuit son travail plus que centenaire de production de vaccins humains. Cette activité s’est développée et continue de croître, pour ainsi distribuer un vaste éventail de vaccins essentiels au Canada et à l’étranger. Les capacités de développement et de production de vaccins sur le site de Sanofi Pasteur Toronto visent des vaccins existants, même si à l’échelle mondiale, Sanofi Pasteur est l’une des nombreuses entreprises productrices de vaccins qui, en collaboration avec des universités, mettent tout en œuvre pour créer et produire des vaccins contre la COVID-19.