Le statut moral des animaux en sciences
Par Dre. Katharine Browne
Katharine Browne est membre du corps enseignant du département de philosophie au Langara College à Vancouver, en C.-B. Elle détient un PhD en philosophie de l’Université de Toronto et a occupé plusieurs postes à la faculté de médecine de l’Université Dalhousie et au Centre for the Study of Mind in Nature (CSMN) de l’Université d’Oslo, en Norvège. Son principal sujet de recherche et d’enseignement est l’éthique, surtout l’éthique biomédicale. Elle s’intéresse depuis longtemps à la question des droits des animaux et a également publié des articles sur des questions éthiques découlant des technologies de reproduction, du développement de vaccins et des politiques vaccinales.

Introduction
Les Drs Frederick Banting et Charles Best ont eu recours à des chiens pour réaliser les travaux qui ont mené à la découverte de l’insuline. Leurs expériences reposaient sur les découvertes antérieures de deux chercheurs allemands, le DrOscar Minkowski et le Dr Josef von Mering, qui ont établi que l’on pouvait provoquer le diabète chez les chiens en retirant leur pancréas. Banting a eu l’idée d’utiliser des extraits pancréatiques pour traiter le diabète. Pour tester son hypothèse, Banting et Best ont constitué deux groupes de chiens : dans le premier groupe, ils ont retiré le pancréas des animaux, dans le second, ils ont ligaturé les canaux pancréatiques de leurs sujets. Cette dernière intervention a entraîné la dégénérescence du pancréas, qui produit alors une sécrétion recueillie pour traiter le diabète chez les chiens dont le pancréas avait été retiré. Banting et Best obtiennent à l’origine dix chiens pour effectuer leurs expériences, dont la plupart meurent d’infection et des complications des procédures chirurgicales. Pour poursuivre leurs recherches, Banting et Best ont par la suite été dans l’obligation de se procurer d’autres chiens dans les rues de Toronto.
L’idée de recourir à des chiens comme sujets de recherche est sans doute troublante pour vous. Mais si c’est le cas, pourquoi? Pensez-vous à votre animal de compagnie adoré? Seriez-vous moins choqué s’il s’agissait plutôt d’une souris ou d’un rat? Les animaux sont employés à grande échelle dans la recherche scientifique. Au Canada seulement, on estime que trois à quatre millions d’animaux servent à la recherche scientifique tous les ans. La grande majorité de ces animaux sont des souris, des oiseaux et des poissons, mais on utilise également des chiens, des chats, des cochons et des primates non humains (Rapport sur les données annuelles sur les animaux du CCPA, 2019).
Le recours aux animaux en recherche repose souvent sur des motifs pratiques. Dans de nombreux cas, les animaux utilisés sont physiologiquement similaires aux humains et sont de bons candidats pour les remplacer dans le cadre d’expériences. Les chiens, en effet, développent une forme de diabète qui est similaire à celle des humains. Comme on a pu le voir dans le cas de la recherche sur l’insuline, il ne fait aucun doute que le recours aux animaux s’est révélé bénéfique pour les humains. Mais on peut se demander si de telles recherches devraient être moralement admises. Cette question fait partie d’une discussion plus générale sur le statut moral des animaux non humains. La vie des animaux compte-t-elle? La morale nous oblige-t-elle à tenir compte de leurs intérêts? Généralement, on considère que la vie des animaux importe moins que celle des êtres humains. En effet, nous les mangeons, portons leur peau, et nous les achetons et les vendons. Nous les utilisons pour nous divertir et pour mener des expériences. Il ne nous viendrait pas à l’idée de faire de telles choses avec des êtres humains. En fait, il faut se demander s’il y a de bonnes raisons de traiter les animaux différemment des humains. Dans cet article, nous nous pencherons sur les différentes façons de répondre à cette question et sur ce que suppose le recours aux animaux aux fins de recherche.
Pourquoi la vie des êtres humains devrait-elle compter davantage que celle d’autres animaux non humains?
La raison la plus fréquemment invoquée pour traiter différemment les animaux des êtres humains est justement le fait qu’ils ne sont pas des humains. Certaines personnes prétendent que les humains, par leur nature même, ont une dignité inhérente qui commande le respect. Cette dignité serait violée si, par exemple, nous utilisions des êtres humains pour mener des expériences sans leur consentement. En comparaison, les animaux non humains (selon ces mêmes arguments) n’ont pas de dignité inhérente. Il est donc acceptable, selon ce point de vue, d’utiliser les animaux à nos propres fins, comme nous le faisons lorsque nous nous en servons pour mener des expériences. Mais il ne serait pas acceptable de faire de même avec des êtres humains.
Cependant, qu’est-ce que l’être humain a de si spécial? Pourquoi la vie des êtres humains devrait compter davantage que celle des animaux non humains? Peter Singer, un philosophe australien, affirme que la priorisation de la vie des humains par rapport à celle des animaux non humains, simplement parce qu’ils appartiennent à une espèce différente, est une forme de discrimination que l’on appelle le « spécisme » (Singer, 1974, p.107). Singer croit que le spécisme est répréhensible au même titre que le racisme ou le sexisme. Dans tous ces cas, on accorde plus d’importance aux membres d’un groupe par rapport à d’autres en se fondant sur certaines caractéristiques (p. ex. couleur de la peau, sexe ou appartenance à une espèce) qui ne permettent pas de déterminer si leurs intérêts devraient compter moins que ceux des autres. Par conséquent, si le racisme et le sexisme sont inadmissibles, il devrait en être de même du spécisme.
On pourrait avancer que les animaux ne sont pas aussi intelligents que les humains, et que par conséquent, leur vie compte moins que la nôtre. Mais cela soulève une autre question : Qu’est-ce qui autorise des personnes ayant une intelligence supérieure à tirer profit d’animaux qui leur seraient inférieurs? Le fait que l’on peut poser certains gestes ne signifie pas forcément qu’il est moralement acceptable de le faire. Ce n’est pas parce que Jeanne peut s’en prendre à Suzanne et lui voler l’argent de son dîner qu’il est moralement acceptable pour elle d’agir ainsi.
En outre, même si l’on invoque l’intelligence pour déterminer quelle vie importe plus qu’une autre, cela ne permet pas de faire une distinction claire entre tous les humains et les animaux non humains. Peu importe l’endroit où l’on trace le seuil de l’intelligence, certains animaux sont susceptibles de l’atteindre (p. ex. certains primates non humains ou les dauphins) et certains humains risquent de ne pas l’atteindre (p. ex. les personnes ayant un déficit cognitif important). En effet, Singer nous demande d’imaginer que l’on remplace tous les animaux utilisés en sciences par des êtres humains ayant des capacités mentales similaires. Si nous ne sommes pas prêts à remplacer ces animaux par des êtres humains, nous sommes coupables des mêmes préjugés qui alimentent le racisme ou le sexisme et qui nous poussent à accorder plus d’importance à la vie de certains par rapport à d’autres.
Par conséquent, la vie des animaux ne peut pas être ignorée simplement par ce que ce sont des animaux (ou parce que ce ne sont pas des êtres humains). Il faut alors adopter l’une de deux approches – notamment l’approche fondée sur le bien-être ou l’approche fondée sur les droits – pour attribuer un statut moral aux animaux en fonction des types de capacités qu’ils possèdent. En affirmant que l’animal a un statut moral, nous entendons que la vie de l’animal compte, et qu’il faut tenir compte de ses intérêts. Mais les intérêts d’un animal et la mesure dans laquelle on doit en tenir compte dépendront de l’approche que nous adoptons : fondée sur le bien-être ou fondée sur les droits.
Pourquoi devrait-on se soucier du bien-être des animaux?
Les approches du bien-être animal sont surtout associées à la théorie philosophique appelée « l’utilitarisme ». L’utilitarisme est une déclinaison du conséquentialisme, qui établit que le caractère correct ou incorrect de nos actions repose uniquement sur leurs conséquences. Les adeptes de l’utilitarisme croient que le bonheur est ce qui importe le plus et que les actions moralement correctes sont celles qui optimisent notre bonheur. La quantité de bonheur que procure une action est mesurée en soustrayant la douleur qu’elle cause au plaisir qu’elle apporte.
L’adepte de l’utilitarisme décidera si une action est moralement correcte en examinant ses conséquences et en déterminant si ces conséquences apportent le plus de bonheur à tous que les conséquences des autres actions envisagées. Selon ce point de vue, l’action qui génère le plus de bonheur est l’action moralement correcte, et toutes les autres actions sont incorrectes.
Admettons que l’ami de Jeanne, Adrien, revient de chez le coiffeur avec une horrible coupe de cheveux. Adrien demande à Jeanne ce qu’elle en pense. Soit Jeanne lui dit la vérité et lui fait de la peine, soit Jeanne ment, lui dit qu’il a une superbe coupe de cheveux et fait plaisir à son ami. Un adepte de l’utilitarisme dira que Jeanne doit mentir dans ce cas précis, si c’est cette action qui génère le plus de bonheur.
Selon l’adepte de l’utilitarisme, il n’y a pas que le bonheur des êtres humains qui compte. En effet, la capacité de ressentir du plaisir et de la douleur – une capacité que l’on appelle la « sentience » – accorde à toute créature un statut moral. Toute créature qui a la capacité de souffrir a à tout le moins l’intérêt de ne pas souffrir, et nous sommes moralement tenus de tenir compte de cette souffrance. Jeremy Bentham (1748-1832), qui est considéré comme le fondateur de l’utilitarisme moderne, a formulé ce principe :
« Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir? Mais un cheval ou un chien adulte sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait? La question n’est pas : peuvent-ils raisonner? Ni peuvent-ils parler? Mais peuvent-ils souffrir? »(Bentham, ch.XVII).
On voit ainsi comment l’utilitarien entend répondre à la question de l’utilisation des animaux en recherche. Les chiens dont se sont servis Banting et Best pour mener leurs recherches sur l’insuline ont subi des procédures invasives et bon nombre d’entre eux sont morts. Mais ces recherches ont permis de sauver des millions d’êtres humains. L’utilitarien évaluera la quantité de souffrance vécue par les chiens et la quantité de bonheur que cette souffrance procure à tous les autres. Si les conséquences de recourir à ces chiens génèrent plus de bonheur que les autres options envisagées, alors ces recherches sont moralement admissibles.
Il importe de noter ici que l’utilitarien n’admettra les recherches mentionnées ci-dessus que si elles donnent lieu à des conséquences plus positives que les autres options. Par conséquent, s’il y a d’autres moyens, moins invasifs, de faire avancer la science sans recourir aux chiens (ou à moins de chiens), alors ce sont ces moyens qu’il faut retenir.
C’est essentiellement ce raisonnement qui sous-tend la pratique actuelle au Canada. Le Conseil canadien de protection des animaux (CCPA) est responsable de créer des normes encadrant le recours aux animaux en recherche scientifique au Canada, et de les faire respecter. Selon son mandat, la recherche faisant appel aux animaux « est seulement acceptable si elle promet de contribuer à la compréhension de principes fondamentaux de biologie ou au développement de connaissances dont les humains ou les animaux pourraient vraisemblablement bénéficier. » (CCPA, Pourquoi : les catégories d’activités scientifiques faisant appel aux animaux). Le CCPA a pour but d’améliorer la vie des animaux utilisés en sciences en limitant le nombre d’animaux utilisés à des fins scientifiques dans la mesure du possible, en perfectionnant les techniques d’utilisation des animaux pour qu’elles soient le moins invasives possible et en assurant le bien-être des animaux utilisés.
Cependant, est-ce qu’il suffit de bien traiter les animaux utilisés en recherche? Il convient également de se demander s’il y a vraiment lieu de les utiliser? Les approches fondées sur les droits des animaux, que nous aborderons maintenant, reposent sur des critères plus stricts pour interdire le recours aux animaux par les humains.
Quels sont les droits des animaux?
L’approche fondée sur les droits des animaux tient compte de la possibilité d’accorder des droits aux animaux, qui sont des protections ou des garanties inaliénables. Selon cette approche, on dira que les animaux ont droit à certaines protections, par exemple, contre un usage à nos propres fins (lorsqu’on les utilise pour la recherche scientifique). Toujours selon cette approche, on dira que la recherche sur les animaux est strictement inadmissible et on demandera l’abolition de toutes les pratiques qui portent atteinte aux droits des animaux.
Mais il faut, dans un premier temps, déterminer pourquoi les animaux devraient avoir des droits. Quelles sont les caractéristiques que doit posséder une créature pour qu’on lui accorde des droits? Cette approche est guidée par « la théorie morale déontologique ». La déontologie est l’étude des devoirs ou des obligations. Selon cette théorie, le caractère correct ou incorrect d’une action ne dépend pas de ses conséquences, mais plutôt de sa conformité à certains devoirs. C’est Emmanuel Kant (1724-1804) qui a formulé la définition la plus connue de la déontologie. Kant croit que nous avons le devoir de respecter les individus rationnels. Un individu rationnel est apte à réfléchir aux motifs de ses actions. Admettons que vous trouvez un portefeuille plein d’argent sur le trottoir. Que feriez-vous? Est-ce que vous garderiez l’argent ou est-ce que vous remettriez le portefeuille à son propriétaire? Votre capacité de réfléchir à ce que vous devriez faire dans un tel scénario fait de vous un être rationnel.
Kant juge que les créatures rationnelles ont le droit d’être respectées et que ce droit ne peut pas être écarté pour optimiser notre bonheur. Dans l’exemple de la malheureuse coupe de cheveux d’Adrien, évoqué ci-dessus, Kant dirait que Jeanne ne doit pas mentir à Adrien, peu importe les conséquences. Adrien est une créature rationnelle qui mérite d’être respectée. Selon Kant, nous manquons de respect aux personnes lorsque nous leur mentons : le mensonge est par conséquent toujours inadmissible.
Ainsi, c’est la rationalité qui importe pour Kant. Cependant, Kant croit également que les animaux ne sont pas des êtres rationnels et qu’ils n’ont pas de droits. Nous ne sommes donc pas tenus de les respecter ou d’éviter de les utiliser à nos propres fins. Selon ce raisonnement, il ne serait pas incorrect d’utiliser des animaux pour mener des expériences.
Mais Kant a ses détracteurs. Certains défenseurs des droits des animaux affirment que les animaux ne sont peut-être pas des êtres rationnels, selon la définition de Kant, mais qu’ils possèdent néanmoins des caractéristiques qui commandent notre respect (Regan, 1983; Korsgaard, 2012). Par exemple, certains avancent que toute créature ayant une vie qui lui importe doit être traitée avec respect.
Mais qu’est-ce que cela signifie pour un animal d’avoir une vie qui lui importe? Pensez au chien de la famille. Il n’est peut-être pas capable d’établir qu’il a mal agi en mâchouillant les chaussures de Tom, et n’est donc peut-être pas un être rationnel selon Kant. Mais il y a néanmoins des choses qui sont bonnes pour lui et mauvaises pour lui. Il préfère peut-être la nourriture en boîte aux croquettes, ou marcher en forêt plutôt qu’à la plage. Il n’aime peut-être pas le petit chien qui habite en face et craint peut-être le vétérinaire. Les défenseurs des droits des animaux affirment que l’existence de ces préférences, désirs et expériences signifie que le chien a une vie qui lui importe et que cela lui confère des droits. Et dès qu’une créature a des droits, nous avons le devoir de les respecter, et donc de ne pas les utiliser à nos propres fins. Selon ce point de vue, les recherches de Banting et Best sur l’insuline auraient été rigoureusement inadmissibles, peu importe les conséquences positives en découlant.
Conclusion
Les recherches de Banting et Best ont sauvé des millions de vies et amélioré considérablement le pronostic des personnes atteintes de diabète, mais leurs découvertes ont eu un coût important pour les chiens qui ont servi de sujets de recherche. Notre réflexion sur le caractère justifié de ces recherches – et sur l’admissibilité du recours aux animaux pour la recherche – dépendra en grande partie du statut moral que nous accordons aux animaux. Nous avons vu que les approches fondées sur le bien-être animal et les droits des animaux reposent toutes deux sur le statut moral des animaux, mais pour des raisons différentes. Pour les défenseurs du bien-être animal, c’est le principe de sentience qui prévaut. Cette opinion a mené à l’amélioration de nombreuses pratiques qui font appel aux animaux, mais pas à l’interdiction pure et simple de leur utilisation. Les défenseurs des droits des animaux, en comparaison, jugent que les animaux ont des droits inaltérables. Il ne suffit pas, selon ce point de vue, de tenir compte du bien-être des animaux utilisés à nos propres fins. Il faut tout simplement cesser de les utiliser. Peu importe notre point de vue, il est évident que les animaux méritent davantage que ce que nous leur accordons parfois, et que nous devons leur être reconnaissants pour le rôle qu’ils ont joué dans les découvertes scientifiques.
Références
Bliss, Michael (2013). The Discovery of Insulin. Chicago: University of Chicago Press.
Bentham, Jeremy (1970). An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, ed. J. H. Burns and H. L. A. Hart.
Conseil canadien de protection des animaux (CCPA). Rapport du CCPA sur les données sur les animaux, 2019. Consulté le 10 décembre 2020, https://www.ccac.ca/Documents/AUD/2019-Rapport-des-donnees-sur-les-animaux.pdf
Conseil canadien de protection des animaux. Pourquoi : les catégories d’activités scientifiques faisant appel aux animaux. Consulté le 10 décembre 2020, https://www.ccac.ca/fr/faits-et-legislation/animaux-en-science-au-canada/pourquoi.html
Korsgaard, Christine. M. (2018). Fellow Creatures: Our Obligations to Other Animals. Oxford: Oxford University Press.
Regan, Tom (1983). The Case for Animal Rights. Berkeley: University of California Press.
Singer, Peter (1974). All Animals Are Equal. Philosophic Exchange, 5(1), 103-116.