Un modèle pour l’intégrité de la recherché
par Dick Bourgeois-Doyle

Dick Bourgeois-Doyle est un auteur canadien, un chroniqueur de Canadian Science Publishing et un administrateur dans le domaine des sciences qui s’intéresse à l’histoire de l’innovation, à l’éthique de la recherche et aux questions de genre dans la technologie. Trois fois récipiendaire du Prix pour réalisations exceptionnelles du Conseil national de recherches du Canada (CNRC) pour son travail de vulgarisation scientifique et titulaire d’autres honneurs, il a contribué à la promotion de la science au Canada et à l’étranger.
Les intérêts de M. Bourgeois-Doyle, ancien secrétaire général du Conseil national de recherches du Canada, comprennent l’histoire de l’innovation, l’éthique de la recherche et les questions de genre dans la technologie. M. Bourgeois-Doyle a servi au sein de plusieurs organismes nationaux et internationaux, récemment à titre de membre du Comité des libertés et responsabilités en sciences du Conseil international pour la science, de la Commission canadienne pour l’UNESCO (Commission sectorielle en sciences humaines, sociales et naturelles), et du Comité organisateur de la 3e Conférence mondiale sur l’intégrité de la recherche. Il a également été président de la session sur la thématique de l’universalité de la science au Forum mondial de la science (Jordanie) en 2017, président du centenaire du CNRC : 100 ans d’innovation pour le Canada, et président du Comité des affaires publiques et des communications du Conseil canadien de protection des animaux. Avant de se joindre au CNRC en 1987, M. Bourgeois-Doyle était chef de cabinet du ministre canadien des Sciences et de la Technologie et du ministre des Pêches et Océans.
Lorsque j’ai commencé à travailler comme administrateur au Conseil national de recherches du Canada en 1987, je me suis senti un peu dépassé, et même incompétent.
Il me semblait que tous mes collègues avaient de nombreux diplômes en poche, parlaient plusieurs langues et évoluaient harmonieusement à travers tous ces dossiers scientifiques et techniques complexes et variés. Même si j’avais de l’expérience dans le domaine des politiques et des communications, je peinais à rédiger de simples notes d’information, des notes de service et des communiqués, intimidé par les sujets à traiter au quotidien et qui allaient de la détection du cancer aux matériaux superconducteurs, en passant par l’astrophysique.
Ma compétence et ma connaissance des sciences ne se sont pas révélées du jour au lendemain, mais je me souviens encore du jour où j’ai su reconnaître une certaine cohérence parmi les nombreuses disciplines disparates auxquelles j’étais exposé et commencé à ressentir un certain confort face à la tâche à accomplir. En effet, ce moment magique est survenu lorsque j’ai constaté que le fil conducteur de toutes les priorités du CNRC reposait sur la spectroscopie moléculaire. Et j’ai suivi ce fil jusqu’au laboratoire et à l’esprit de Gerhard Herzberg.
J’ai aussi appris que les administrateurs, les gestionnaires et les scientifiques du CNRC devenaient très humbles en parlant de M. Herzberg, ce qui a eu l’heur de me réconforter.
« En fait, nous sommes toujours dans le sillage de ses réalisations et de sa réputation, m’a dit un jour un vice-président principal. Chaque projet sur la spectroscopie au CNRC nous ramène toujours plus ou moins à son laboratoire. »
Tout cela m’a amené à penser qui si je pouvais exercer mon cerveau de bureaucrate à comprendre la spectroscopie et la vie de ce grand homme, j’aurais sans doute les outils nécessaires pour faire face à tous les enjeux que me réserve le CNRC.
J’ai en fait rencontré M. Herzberg au cours d’une autre vie, avant d’être en politique. Ces rencontres prenaient la forme de poignées de mains et d’échanges lors de quelques soirées et réceptions : pour moi, ces échanges avec un lauréat du Prix Nobel furent mémorables, pour lui, sans doute moins. Le contexte de ces rencontres ne m’a pas permis d’apprendre beaucoup à son contact, mais en tant qu’employé du CNRC, j’avais alors le champ libre pour l’approcher de façon plus professionnelle afin de tenter de mieux comprendre ses travaux.
J’ai peu à peu découvert le pouvoir de la spectroscopie atomique et moléculaire, et compris en quoi l’expertise du CNRC avait mérité à cet organisme un siège parmi les plus grands spécialistes, et ce, dans de nombreuses disciplines. La spectroscopie, m’a-t-on expliqué, résulte d’un vaste éventail de techniques et d’instrumentations permettant de révéler la structure des molécules et d’identifier les atomes, mais également de trouver une utilité à ces différents domaines de recherche. Je m’imaginais que l’on alimentait les atomes en énergie jusqu’à ce que des arcs-en-ciel en jaillissent, qui à leur tour étaient fixés sur des plaques photographiques afin que l’on puisse les identifier et les analyser. Cette image à la fois poétique et imparfaite m’a bien servi dans mon travail, mais n’a pas jeté beaucoup de lumière sur l’excellence scientifique de M. Herzberg.
Je cherche depuis longtemps une découverte déterminante pouvant incarner toute son œuvre. La spectroscopie moléculaire me semblait un concept insaisissable et difficile à présenter pour justifier tout le mérite de cet éminent chercheur auprès de ceux qui n’appartiennent pas à la communauté scientifique.
J’ai commencé à comprendre la portée de son œuvre lors d’un voyage en Ohio, en 1990. En raison de mon propre intérêt pour l’homme, le CNRC m’a demandé de représenter l’organisation lors d’un événement à Dayton, ville d’origine des frères Wright, de Charles F. Kettering et d’autres grands inventeurs. Le temple de la renommée des sciences et du génie de la ville avait, cette année-là, décidé d’honorer M. Herzberg, mais il ne pouvait pas assister aux cérémonies. Je crois que le chercheur, alors octogénaire, s’était brisé la cheville lors d’une randonnée dans les Alpes.
Je n’ai parlé que très brièvement. La collègue de M. Herzberg, Izabel Dabrowski, a prononcé une allocution lors du repas d’intronisation et s’est exprimée au nom de son mentor. Mais en montant sur le podium, elle annonça que son allocution n’avait pas pour but de transmettre le message de M. Herzberg, mais plutôt « de raconter au public ce que M. Herzberg ne dirait pas s’il était ici ».
Izabel a mentionné à l’assemblée que son patron n’hésiterait pas à parler avec humour des erreurs scientifiques qu’il a commises tout au long de sa carrière et qui font partie du processus de recherche. Mais comme M. Herzberg était très humble, il aurait sans doute mis l’accent sur les caractéristiques techniques de son travail, sans mentionner son association avec de grandes personnalités du 20e siècle, comme Max Born et James Franck, sans parler des nombreux autres lauréats des Prix Nobel et grands chercheurs qu’il a inspirés et formés dans ses laboratoires du CNRC d’Ottawa.
Sans trop s’attarder sur son travail scientifique, Izabel a également fait un survol des innovations rendues possibles par l’œuvre et la pensée de M. Herzberg, parlant plutôt des avancées en médecine, en protection de l’environnement, en télécommunications et en astronomie favorisées par ses recherches. Elle a également évoqué les nombreuses récompenses et les nombreux prix qu’il a reçus, et dont il n’aurait sans doute pas soufflé mot s’il avait été là.
Dans son discours, elle a également parlé des difficultés de ses débuts, qui sont maintenant bien documentés : la perte de son père, la longue séparation de sa mère, les problèmes financiers, la difficulté de poursuivre ses études et la persécution des Nazis qui l’amenèrent, avec sa femme Luise, à quitter l’Allemagne dans les années 1930 pour trouver refuge au Canada. Izabel a raconté ces moments dans la vie de M. Herzberg pour évoquer quelque chose qu’il n’aurait pas abordé s’il avait été présent, soit son rôle actif dans la promotion des droits de l’homme et la paix, et surtout les efforts qu’il a déployés au nom du dissident et physicien soviétique, Andrei Sakharov.
Elle a conclu en disant que M. Herzberg aurait sans doute également omis de mentionner qu’il était un passionné d’opéra et lui-même un chanteur de grand talent. J’en suis venu à mieux connaître l’homme et sa personnalité, auxquels je serais à nouveau exposé lorsqu’on m’a demandé d’organiser des événements commémoratifs, dont une soirée à l’Opéra au Centre national des Arts.
Mais comme les cérémonies de Dayton ne portaient pas vraiment sur les détails de son travail scientifique, je n’étais pas en meilleure posture pour comprendre réellement les travaux de M. Herzberg ou les présenter à d’autres. Ce n’est qu’après plusieurs années, après le décès de M. Herzberg, au moment des honneurs et des rétrospectives, que j’ai pu acquérir cette connaissance.
Mais la meilleure description de son œuvre nous vient sans doute de l’auteur scientifique Jake Berkowitz. Le profil datant de 2005, paru dans le Ottawa Citizen, visait à inviter les résidents à visiter les bureaux de M. Herzberg aux laboratoires du CNRC, sur le chemin Sussex. L’article de Jake présentait non seulement les grands moments de la vie personnelle de M. Herzberg avec élégance, mais décrivait ses réalisations scientifiques de façon accessible et précise. Lui aussi parlait d’arcs-en-ciel de lumière laissant une « empreinte lumineuse » qui ne révélerait tout son sens qu’après une analyse mathématique complexe et un travail de saisie et d’évaluation minutieux. Il parlait du travail exemplaire du scientifique sur des sujets difficiles à circonscrire, comme les radicaux libres, et d’autres projets ambitieux.
Mais même si M. Herzberg était qualifié « d’Einstein de la science canadienne » compte tenu de son influence allant de l’atome jusqu’au cosmos, ceux qui étaient près de lui ne le décriraient pas ainsi, car ses réalisations ne sont pas nées d’une idée brillante ou d’un éclair de génie.
Ce n’est pas une seule réalisation, mais plutôt la somme de ce travail méticuleux et méthodique, de sa persévérance sur plusieurs décennies et sur toute sa vie, dans ses champs d’intérêt particuliers, qui lui ont valu le Prix Nobel et son statut de plus grand scientifique du Canada.
La vie de M. Herzberg mérite d’être étudiée, ne serait-ce que pour l’exemple d’intégrité et de dévouement que cet homme représente.
J’en suis venu à comprendre pleinement ce rôle vers la fin de ma carrière au CNRC, où je me suis concentré sur l’éthique de la science, et plus récemment, en ma capacité de membre du projet européen Path2Integrity. Ce projet vise à informer les élèves du secondaire et les universitaires de premier cycle, ainsi que les professionnels, sur l’essence d’une science de qualité et l’importance d’instaurer des normes élevées dans ce domaine. Cette intégrité de la recherche repose sur l’attention au détail et l’observation méticuleuse des exigences professionnelles : dossiers ouverts et à jour, transparence, tests rigoureux, remise en question des résultats et quête de vérité.
Les équipes de P2I jugent que ces exigences doivent mériter la même attention dans le système d’éducation que la mécanique même de la physique, de la chimie, de la biologie et d’autres matières. En intéressant les élèves et étudiants à ces enjeux, les professeurs et chercheurs de P2I ont compris que l’intégrité de la recherche était particulièrement importante non pas parce qu’elle est utile aux futurs scientifiques ou techniciens, mais parce qu’elle a de nombreuses répercussions pour la société et le bien-être du public.
En cette ère de grands défis sur les plans de la santé, de l’environnement et de l’économie, exacerbés par la confusion qu’entraînent les médias sociaux omniprésents et les fausses nouvelles, les étudiants, comme bon nombre d’entre nous, sont avides d’apprendre à discerner une information de qualité et fondée. M. Herzberg en est le meilleur exemple.
C’est pour cette raison que je me passionne pour le 50e anniversaire du Prix Nobel, et que je considère cet événement comme une occasion unique de promouvoir ce modèle puissant et inspirant d’intégrité, de dévouement et d’humble persévérance, mais aussi de motiver d’autres chercheurs en leur montrant le rôle que l’on peut jouer en adoptant cette approche de la science et de la vie.
Guidés par l’histoire de M. Herzberg, nous sommes moins intimidés par les enjeux du quotidien, moins susceptibles d’être dépassés et de nous sentir inadéquats, et plus aptes à voir le chemin qui nous mènera vers un avenir meilleur.