La problématique des prix Nobel : chimie ou physique?
Par Dimitry Zakharov

Dimitry Zakharov
Historien Contributeur
Dimitry Zakharov est candidat au doctorat en histoire à l’université de la Saskatchewan, sous la direction de la Dre Erika Dyck. Ses intérêts de recherche sont en histoire de la médecine et de la santé, en histoire de la biologie et en histoire de la philosophie scientifique. Ses recherches portent sur l’histoire du cancer et de la recherche oncologique. Sa dissertation, intitulée Morbid Cluster: The Development of Cancer Knowledge in the 19th Century se penche sur l’émergence de plusieurs nouveaux types de recherche oncologique au 19e siècle, qui ont combinés et adoptés une panoplie de théories de pathologies cellulaire, de bactériologie et de théorie évolutionnaire afin de former des explications originales aux problèmes du cancer et de la formation de tumeurs.
Comment expliquer que le prix Nobel de chimie a été décerné à un physicien?
Gerhard Herzberg n’a jamais eu de doute quant à sa vocation; il a dédié toute sa vie professionnelle aux recherches en physique. Il a toujours œuvré dans des départements ou facultés de physique. Il a commencé son parcours académique à l’Université de technologie de Darmstadt pour ensuite aller aux universités de Göttingen et Bristol. À l’Université de Göttingen, il étudie auprès de sommités dans le monde de la physique : Max Born et James Franck, tous deux lauréats de prix Nobel. Après avoir quitté l’Europe, Herzberg enseigne la physique à l’Université de la Saskatchewan avant de devenir directeur du département de physique du Conseil national de recherches.
Avec un tel parcours professionnel, pourquoi a-t-il gagné un prix Nobel de chimie?

Il faut comprendre à quel point les domaines de la chimie et de la physique sont interreliés. Un autre physicien, Ernest Rutherford, que plusieurs appellent le « père de la physique nucléaire » s’est déjà vu remettre le prestigieux prix Nobel de chimie en 1908 pour ses travaux sur la « désintégration des éléments et la chimie des substances radioactives[i]. »
Le chevauchement de la chimie et de la physique s’explique en partie avec la position de la spectroscopie dans le monde scientifique. La spectroscopie et les diverses méthodes spectroscopistes se trouvent au cœur des recherches en physique de la fin du 19e siècle puisqu’elles servent à valider des théories sur la radiation de la température et la mécanique quantique. Lorsque Herzberg étudie à l’université, la spectroscopie s’impose parmi les méthodes expérimentales. Lorsqu’il arrive à l’Université de la Saskatchewan, Herzberg entreprend de construire un « spectrographe à réseau », semblable à celui qu’il a construit dans son laboratoire à l’Université Darmstadt. Il collabore plus tard avec son collègue, le physicien Alexander Edgar Douglas, pour construire un spectrographe à réseau concave de sept mètres au Conseil national de recherches.
Les décennies qui suivent voient le domaine de la spectroscopie s’agrandir avec l’apparition de divers types de spectrographes et d’autres pièces d’équipement comme les lasers et les masers. Grâce à ces nouvelles technologies, il est désormais possible d’étudier les molécules à l’aide du spectre de toutes les régions de la lumière, notamment les régions infrarouges, ultraviolettes et les rayons X. Il existe même des spectrographes qui permettent d’observer le spectre lumineux dans les régions hautement radioactives des particules alpha.
Dans les années 1930, l’arsenal des physiciens se voit doté d’un nouvel outil d’une grande puissance, le cyclotron. Le professeur Ernest O. Lawrence de l’Université de Californie à Berkeley construit un outil qui fait en quelque sorte compétition au spectrographe; le cyclotron permet de créer artificiellement des isotopes radioactifs comme le phosphore 32. L’utilisation de ces isotopes est fréquente dans la médecine de l’époque.

C’est de là que la recherche sur les cyclotrons mène au développement des accélérateurs de particules. Par conséquent, certains physiciens se tournent vers cette nouvelle branche de la physique appelée physique des hautes énergies.
Selon Andrew Pickering, historien des sciences, la physique des hautes énergies commence à dominer le domaine de la physique dans les années 1950[ii], tendance exacerbée par l’utilisation de la puissance atomique à Nagasaki et Hiroshima en 1945. En 1967, il existe déjà 14 accélérateurs de particules à hautes énergies, localisés principalement aux États-Unis, en Union soviétique et en Europe. De nombreux physiciens se dévouent à l’étude des particules subatomiques comme les hadrons et les bosons. Éventuellement, ces recherches mènent à des avancées importantes, comme la découverte du quark et d’autres particules élémentaires encore plus petites et l’élaboration de théories et de symétries, telles que la théorie de jauge Yang-Mills. Cette théorie, publiée en 1954, offre une démonstration mathématique du fonctionnement des champs de force nucléaires et électromagnétiques faibles à des niveaux élevés d’énergie[iii]. Dans les années 1980, ces connaissances mènent à la création du Modèle standard de la physique des particules qui permet de comprendre l’interaction des particules subatomiques comme les quarks et par quel mécanisme ces particules élémentaires, jointes aux quatre forces fondamentales, « se tiennent ensemble » pour former les noyaux atomiques et les molécules.
La spectroscopie ne reste toutefois pas en plan. Le domaine continue de croître grâce à de nouvelles applications en médecine et en astronomie. La spectroscopie se concentre davantage sur les molécules et les nombreuses problématiques associées à ce niveau d’analyse. Les chercheurs comme Herzberg, dont les travaux combinent spectroscopie et physique quantique, sont non seulement les bienvenus dans le domaine mais de surcroît hautement sollicités dans le monde de la chimie. Ce chevauchement explique pourquoi, au début des années 1960, on voit des spectroscopistes, formés en physique, se mériter le prix Nobel de chimie.
Le premier spectroscopiste à recevoir le prestigieux prix en 1966 s’appelle Robert Mulliken. Herzberg et Mulliken ont brièvement travaillé ensemble au laboratoire Yerkes de l’Université de Chicago. Pendant les années 1920, Mulliken, un physicien de New York, travaille quelques années à l’Université de Göttingen comme boursier postdoctoral. Tout comme Herzberg, il étudie aux côtés des sommités de la physique, soit Schrödinger, Paul Dirac, Heisenberg et plusieurs autres. Mulliken dédie sa carrière à la spectroscopie et à résoudre des problèmes d’orbites et de structures moléculaires. Vers le milieu des années 1920, Mulliken et le physicien Friedrich Hund de Göttingen élaborent la « théorie de l’orbitale moléculaire » permettant d’étudier la structure électronique des atomes et les molécules à l’aide de la physique quantique. Quelques années plus tard, Herzberg se joint aux équipes de recherche de l’Université de Göttingen de la division théorique de l’institut dirigé par Max Born et y est amené à travailler (et à apporter quelques corrections) avec la théorie de l’orbitale moléculaire de Mulliken et de Hund.
En 1967, le physicien George Porter se voit lui aussi décerner le prix Nobel de chimie. Porter étudie, comme Herzberg, la problématique de la détection des radicaux libres. Il remporte le prix pour souligner la technique de photolyse éclair servant à l’étude spectroscopique des radicaux libres développée par son équipe à l’Université de Cambridge. Le processus est en fait similaire à la technique de décharge éclair que Herzberg et son équipe du Conseil national de recherches ont mise au point en 1949 et 1950, indépendamment de toute influence de Porter.
Herzberg voit d’autres chercheurs lui succéder pour continuer de faire avancer un domaine situé au carrefour de la physique quantique et de la chimie et qui évolue progressivement dans ce qu’on appelle aujourd’hui la chimie quantique. Cette discipline a encore grandement recours à la méthodologie expérimentale de la spectroscopie, tout en faisant appel à une multitude de nouvelles techniques, telles que la spectroscopie par résonnance magnétique nucléaire et la spectroscopie au laser.
En 1984, Herzberg, Mulliken, William Lipscomb, Kenichi Fukui et Roald Hoffmann, tous récipiendaires d’un prix Nobel, reçoivent des honneurs lors d’un symposium de chimie quantique organisé à Hawaï. C’est à ces scientifiques et aux grands chercheurs tels que Erwin Schrödinger et Linus Pauling que nous devons la chimie quantique. Herzberg et Mulliken représentent une connexion directe avec le passé, époque à laquelle la spectroscopie et l’étude des molécules ont donné les connaissances et les acquis qui ont mené au développement de la physique quantique.

Abstraction faite des découvertes de ces grands chercheurs, l’enchevêtrement de la chimie et de la physique nous rappelle que les lois de la nature n’ont que faire de nos efforts de classification. La distinction entre la chimie et la physique est une invention humaine. Les classes des écoles et des universités choisissent d’enseigner ces deux matières séparément, or les différences s’amenuisent jusqu’à disparaître dans les sphères pointues de la recherche, domaines de prédilection de chercheurs tels que Herzberg. Que le prix Nobel de chimie soit parfois décerné à des physiciens sert uniquement à nous rappeler que les frontières des domaines ne servent aucunement à expliquer le fonctionnement fondamental de la matière.
[i] Ernest Rutherford, « The 1908 Nobel Prize in Chemistry », NobelPrize.org, Organisation du prix Nobel, 28 janvier, 2022, https://www.nobelprize.org/prizes/chemistry/1908/summary/ (NDLT : en anglais seulement).
[ii] Andrew Pickering, Inventing Quarks: A Sociological History of Particle Physics, (Chicago : University Press, 1984) : pages 21 à 73.
[iii] Pickering, Inventing Quarks, pages 159 et 160.