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Au carrefour de la politique et du financement public des recherches

Par Dimitry Zakharov

Dimitry Zakharov

Historien Contributeur

Dimitry Zakharov est candidat au doctorat en histoire à l’université de la Saskatchewan, sous la direction de la Dre Erika Dyck. Ses intérêts de recherche sont en histoire de la médecine et de la santé, en histoire de la biologie et en histoire de la philosophie scientifique. Ses recherches portent sur l’histoire du cancer et de la recherche oncologique. Sa dissertation, intitulée Morbid Cluster: The Development of Cancer Knowledge in the 19th Century se penche sur l’émergence de plusieurs nouveaux types de recherche oncologique au 19e siècle, qui ont combinés et adoptés une panoplie de théories de pathologies cellulaire, de bactériologie et de théorie évolutionnaire afin de former des explications originales aux problèmes du cancer et de la formation de tumeurs.

Gerhard Herzberg, physicien lauréat d’un prix Nobel, a travaillé pour le Conseil national de recherches pendant plus de 30 ans. Il a fait rayonner le Conseil en sa qualité de scientifique de renommée internationale. E.W.R. Steacie, le président du Conseil national de recherches partageait également sa vision et ses principes de recherche scientifique. La gouvernance de Steacie reflétait en tout point la philosophie des fondateurs du Conseil qui souhaitaient en faire un environnement favorable aux recherches fondamentales et de pointe. Dans la lignée de Herzberg, de nombreux scientifiques, nous comptons des lauréats de prix Nobel parmi eux, y ont effectué des recherches ou y ont travaillé grâce à des bourses postdoctorales. Leur objectif commun? Effectuer des recherches universelles en chimie et en physique. 

E.W.R. Steacie et le Conseil

Le parlement fonde le Conseil national de recherches (CNR) en 1916 avec l’adoption de la Loi sur le Conseil national de recherches. Avec cette décision, le gouvernement canadien emboîte le pas à l’initiative britannique visant à établir des centres nationaux de recherche dans tous les pays du Commonwealth. À cette époque, nous sommes en 1914, la Grande-Bretagne souffre de précarité dans le domaine des sciences puisque le nombre de chercheurs qualifiés au pays ne permet pas de soutenir les efforts de guerre. En effet, elle dépend encore des matériaux et de l’équipement qu’elle importe d’Allemagne et ce, jusqu’au début de la Première Guerre mondiale.[i]

Robert L. Borden, député (Halifax, N.-É.), chef du Parti conservateur, 1901. Image protégée par le droit d’auteur de William James Topley, avec l’aimable autorisation de Bibliothèque et Archives Canada.

Instaurée par le gouvernement conservateur du Premier ministre Robert Borden, la Loi sur le Conseil national de recherches a pour objectif de fonder une institution de soutien de la recherche scientifique et industrielle du Canada. Le Conseil est composé d’un président, de directeurs des départements de biologie, de physique et de chimie, de chercheurs et de boursiers de recherches postdoctorales. Après la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement décrète que le Conseil doit créer une commission consultative sur les politiques scientifiques pour assurer la communication entre le Conseil et le gouvernement. La commission consultative est composée du président du Conseil, qui y siège à titre de membre ex officio, et un sous-comité rassemblant les chefs des agences de la Couronne du Canada.[ii]

Cette commission consultative doit en théorie relever du Comité restreint du Conseil sur la recherche scientifique et industrielle. Or la commission, dirigée par des leaders comme Steacie ou C.J. Mackenzie, un autre de ses présidents, exerce une influence plus importante sur la direction et le financement des recherches que le comité restreint. Cet arrangement ne crée pas de tension et la commission, en la personne du président du Conseil, conserve des rapports étroits avec les ministres du cabinet et d’autres politiciens d’influence. Herzberg appuie cette structure et célèbre le leadership de Steacie. Dans quelques-uns de ses discours, il vante les mérites de ce système qui protège la recherche scientifique des interférences bureaucratiques et a entre autres permis au Canada de devenir un centre notable de recherche scientifique pendant les années 1950 et 1960.

La structure de la Commission consultative soulève une controverse dans les années 1960, à la suite des recommandations d’un duo de commissions d’enquêtes parlementaires : la commission Glassco[iii] de 1963 et la commission Lamontagne[iv] de 1970. Selon le rapport de la commission Glassco, le fonctionnement de la Commission consultative était défaillant et le Conseil national de recherches, sous le leadership de Steacie, ne mène à bien pas son mandat de soutenir également la recherche scientifique appliquée et industrielle. Après le décès de Steacie en 1962, le gouvernement entreprend une restructuration exhaustive du Conseil national de recherches. En 1966, le gouvernement radie la Commission consultative pour la remplacer par le Secrétariat des sciences du conseil privé. Avec ces changements, le gouvernement retrouve une part de contrôle sur les activités du Conseil national de recherches.

Puis, en 1970, le rapport de la commission Lamontagne met en lumière « l’effet Steacie », soit les pratiques discutables du Conseil national de recherches pendant ses belles années dans les années 1950 et 1960. Pour la commission, « l’effet Steacie » dépeint la tendance du Conseil national de recherche à mettre de côté et sous-financer les recherches scientifiques appliquées et commerciales.

La commission Lamontagne soutient également, dans ses conclusions, que le Canada a besoin de mettre en place une politique scientifique plus cohérente, ce contre quoi Herzberg et Steacie s’opposent publiquement. Selon Herzberg, la mise en œuvre d’une politique scientifique nuit grandement à l’essor de la science. Il questionne comment il est possible de faire des découvertes ou innover lorsque la recherche doit se soumettre à des ensembles de règles dictant les sujets d’étude? Le système du Conseil national de recherches a effectivement donné des résultats probants des années durant pour la simple et bonne raison que ses leaders ont valorisé l’importance du savoir pour le savoir. Steacie et Herzberg avaient conscience que la recherche du savoir, des connaissances pures, n’était pas compatible avec les contraintes bureaucratiques. Et même pendant la montée des tensions de la Guerre froide, où les découvertes et les avancées scientifiques répondaient aux besoins de sécurité d’état, le Conseil national de recherches et son leadership ont su conserver leur autonomie d’effectuer des recherches fondamentales et de négocier la liberté d’étude des chercheurs comme Herzberg.

Steacie est né le jour de noël en 1900, en Montréal. À 16 ans, il assiste déjà à des cours de sciences à l’Université McGill. Son père meurt pendant la Première Guerre mondiale, et Steacie entre au Collège militaire royal de Kingston à 19 ans, pour amorcer une carrière militaire comme son père. Or il doit mettre fin à sa carrière militaire qui semblait d’emblée prometteuse et revient à McGill pour y étudier la chimie physique.

Il y rencontre le physicien Otto Maass qui le prend sous son aile et l’aide à se préparer à devenir un brillant chercheur. Steacie obtient son baccalauréat en ingénierie en 1923 et se classe au premier rang des diplômés. Grâce aux encouragements de Maass et son intérêt pour la chimie physique, Steacie entreprend ses études supérieures à McGill et termine en 1926, une maîtrise et un doctorat.

Après avoir enseigné à l’Université McGill, Steacie reçoit, en 1934, une bourse de la Société royale du Canada et se rend en Europe pour effectuer des recherches à titre de boursier postdoctoral auprès des chimistes Karl-Friedrich Bonhoeffer à Francfort et A. J. Allmand à Londres. Par coïncidence, Herzberg connaît lui aussi ces deux chercheurs; il les a croisés au tout début de sa carrière. Bonhoeffer et lui s’étaient lié d’amitié pendant ses études à l’Université de Göttingen. Herzberg avait rencontré Allmand lors d’une conférence à Londres. Fait intéressant : Allmand a recommandé à Herzberg d’accueillir John W.T. Spinks à titre de chercheur boursier à Darmstadt; c’est ce dernier qui allait recommander un poste à Herzberg à l’Université de la Saskatchewan.

« E.W.R. Steacie reçoit la médaille le 4 juin 1953 ». Image reproduite avec l’aimable autorisation du Conseil national de recherches du Canada.

Avant même que Steacie ou Herzberg ne joignent les rangs du Conseil national de recherches, ils fréquentent déjà les mêmes cercles académiques. Steacie profite grandement de son expérience de travail en Europe et fait profiter le Conseil national de recherches de ses apprentissages lorsqu’il en assure la présidence. En Europe, il a vu tout ce qu’un laboratoire peut accomplir avec une équipe de brillants scientifiques menée par un chercheur de renommée mondiale. Herzberg, formé dans le système académique européen, garde de chaleureux souvenirs de ces années de recherches postdoctorales à Göttingen; il y a côtoyé et a effectué des recherches aux côtés de scientifiques lauréats ou qui allaient recevoir un prix Nobel.  

De retour au Canada, Steacie revient enseigner à l’Université McGill et se concentre sur les études cinétiques et la problématique des radicaux libres (dont leur existence n’est qu’une hypothèse à cette époque). En 1939, G. S. Whitby, doyen de la faculté de chimie, prend sa retraite et Steacie se voit retenu pour lui succéder. Whitby, qui a déjà enseigné à l’Université McGill, vante les mérites de Steacie dans l’évaluation de sa candidature: « Forces : un enseignant et conférencier brillant, intègre, travaillant et vivement compétent. Faiblesses : Ne s’intéresse pas à la chimie industrielle. Pleinement dévoué à se faire un nom dans le domaine des recherches académiques sur certains des enjeux théoriques récents de la chimie physique. »[v]

Catherine King, auteure de la biographie de Steacie, note que cette évaluation lui aurait plu : elle reflète l’esprit d’un scientifique indifférent à la politique ou aux profits. Il doit cependant apprendre à naviguer les corridors politiques lorsqu’il arrive au Conseil national de recherches. Seulement quelques années après son entrée en poste, des rumeurs commencent à circuler qu’une grande guerre se prépare en Europe. Deux semaines après sa promotion, Steacie apprend qu’il doit réaffecter toutes les activités de la faculté de chimie à l’exploitation des ressources naturelle du Canada et l’amélioration des processus de raffinement et de fabrication pour soutenir les efforts de guerre.[vi] Steacie aurait, semble-t-il, tenu tête à ces directives en organisant les activités de ses équipes de façon à redonner à ses chercheurs le plus de temps possible à consacrer à leurs propres travaux.

Lorsque la guerre éclate, le gouvernement réorganise le Conseil national de recherches pour concentrer toutes ses activités sur le soutien aux efforts de guerre du Commonwealth. Ce chamboulement du mandat du Conseil décuple drastiquement des responsabilités bureaucratiques de Steacie, qui doit maintenant passer des heures en réunion et gérer une quantité astronomique de paperasse. King écrit qu’un climat de stress et de surmenage sévissait au Conseil national de recherches pendant la guerre. La charge de travail constante et le faible moral des équipes ont mené à de nombreuses décisions aussi pratiques que nécessaires visant à réduire la paperasse, à éliminer les obstacles réglementaires et à outrepasser diverses procédures. Steacie tire de ces changements des apprentissages importants : il se rend compte que les comités scientifiques ne font que peu ou pas d’effort pour s’opposer à ces dérogations procédurales.[vii] Dans les moments d’incertitude causés par la guerre, il fallait prendre des décisions et les prendre rapidement.

Après la fin de la guerre, le Conseil national de recherches retrouve son rythme d’activité habituel à l’exception d’un changement important : la création de la Commission consultative sur la recherche scientifique, présidée par C. J. Mackenzie. En 1948, Herzberg joint les rangs du Conseil national de recherches et est promu au poste de directeur du département de physique l’année suivante. En 1950, Steacie, alors directeur du département de chimie, est promu au poste de vice-président du Conseil; deux ans plus tard, il est nommé président. Voilà le début des belles années du Conseil, où le « mythe Steacie » voit le jour. C’est seulement après 10 ans de présidence que Steacie va s’éteint après avoir perdu une longue bataille contre le cancer.

Sa passion pour les sciences pures et sa gestion du Conseil national de recherches à la façon d’un laboratoire académique répondent en tout point aux attentes et aux souhaits de scientifiques comme Herzberg. Sous le leadership de Steacie, le Conseil national de recherches réalise des projets monumentaux, comme la construction des laboratoires de Chalk River où se trouvent les premiers réacteurs nucléaires expérimentaux du Canada. Steacie acquis par conséquent une réputation internationale et reçoit de nombreux prix et distinctions.

L’historien Donald Phillipson avance également que les déclarations des commissions Glassco et Lamontagne, qui stipulent que Steacie a mis de côté et négligé de financer les recherches de sciences appliquées et industrielles, n’étaient tout simplement pas fondées.[viii] Le Programme d’aide à la recherche industrielle (PARI) constitue un des exemples de critiques faites à l’égard de Steacie. À compter de 1962, le PARI avait pour mandat de fournir du financement directement aux entreprises qui effectuaient des recherches internes. Ce programme a été mis en place vers la fin de la présidence de Steacie, or  Phillipson nous fait remarquer que les divers laboratoires du Conseil national de recherches ont participé à bon nombre de recherches dans des domaines de sciences appliquées et industrielles, tels que l’architecture, l’aéronautique et le génie électrique.[ix] Le Conseil national de recherches a donc bel et bien rempli les termes de son mandat original de 1916 en équilibrant diverses priorités en matière de recherche scientifique.

Conclusion

L’excellence de la recherche scientifique du Canada est le fruit du patrimoine que Steacie a instauré au coût de sa propre carrière de chercheur; il a choisi de servir les communautés scientifiques en administrant le Conseil national de recherches. La bureaucratie n’occupait aucune place dans la conception que Herzberg se faisait de la recherche scientifique. Il s’agissait en fait d’une vision utopique puisque toute organisation requiert un minimum de bureaucratie pour bien fonctionner. Steacie a pris en charge un rôle de bureaucrate pour soustraire ses chercheurs aux interférences bureaucratiques. Herzberg n’avait que faire du monde au-delà des portes du laboratoire; la politique des sciences lui déplaisait et il n’aurait jamais cherché, contrairement à Steacie, à gravir les échelons hiérarchiques du Conseil national de recherches. Il était néanmoins reconnaissant de travailler avec des chercheurs qui excellaient également dans des rôles de bureaucrates, qui étaient prêts à apporter leur soutien aux chercheurs et à communiquer l’importance de leurs travaux aux politiciens et au grand public.

Gerhard Herzberg at NRC.
« Gerhard Herzberg sur les marches du CNRC, 100, promenade Sussex, février 1985 » Fonds Gerhard Herzberg, Conseil national de recherches du Canada.

[i] Christine King, E. W. R. Steacie and Science in Canada, (Toronto : University Press, 1989) : page 45.

[ii] Donald J. C. Phillipson,  « The National Research Council of Canada: Its Historiography, Its Chronology, Its Bibliography », Canadian Journal of the History of Science, Technology, and Medicine 15, numéro 2 (1991); sous la présidence de Steacie, le sous-comité de la Commission consultative comptait les chefs du Conseil de recherches pour la défense et d’Énergie atomique du Canada Limitée.

[iii] La Commission royale d’enquête sur l’organisation du gouvernement, Tome 4 : La recherche scientifique et ses applications, J. Grant Glassco, Ottawa : L’imprimeur de la Reine, 1963. Il porte le nom de rapport Glassco dans le présent ouvrage.

[iv] Une politique scientifique canadienne. Mémoire au Comité sénatorial de la politique scientifique (Ottawa, 1970). Il porte le nom de rapport Lamontagne dans le présent ouvrage.

[v] Christine King, E. W. R. Steacie and Science in Canada, (Toronto: University Press, 1989) : page 41.

[vi] King, E. W. R. Steacie, page 68.

[vii] King, E. W. R. Steacie, pages 65 et 66.

[viii] Donald J. C. Phillipson, « The Steacie Myth and the Institutions of Industrial Research », Journal of the History of Canadian Science, Technology, and Medicine 7 Numéro 3 (1983) : page 118.

[ix] Phillipson, « The Steacie Myth », page 119.