À propos des lauréats du nobel, de l’éducation libérale et de la responsabilité sociale
Commémoration d’un « radical libre » – Prix Nobel de chimie 1971, Gerhard Herzberg — pour sa contribution au développement des connaissances sur la structure électronique et la géométrie des molécules, particulièrement des radicaux libres.
par Paul Dufour

Paul Dufour a été conseiller principal dans le domaine des politiques scientifiques auprès de plusieurs agences et organisations canadiennes au cours des 30 dernières années. Il a notamment été spécialiste de programme au Centre de recherches pour le développement international, et directeur exécutif intérimaire de l’ancien Bureau du Conseiller scientifique en chef du Canada, où il était responsable des questions de S et T internationales et de vastes dossiers liés à l’orientation stratégique de la R et D pour le pays.
Né à Montréal, M. Dufour a été formé à McGill, à l’Université de Montréal et à l’Université Concordia dans les domaines de l’histoire des sciences et des politiques scientifiques, et possède une expérience concrète des politiques de S et T acquise au fil de ses trois décennies passées au sein d’organismes comme le Conseil des sciences du Canada et le bureau du Ministre d’État, Sciences et technologies, aux Affaires étrangères et à titre de conseiller spécial auprès du Conseil consultatif du premier ministère en matière de S et T.
M. Dufour donne régulièrement des conférences sur les politiques scientifiques, il a écrit de nombreux articles sur les relations internationales en matière de S et T et sur les politiques d’innovation canadiennes. Il a également participé à la rédaction d’une série des Cartermill Guides to World Science et est l’auteur du chapitre du Canada du Rapport de l’UNESCO sur la science 2010, publié en novembre 2010.
Introduction
Le projet « GH50 » de Moments déterminants Canada souligne les réalisations du lauréat du Prix Nobel de chimie de 1971, cinquante ans après les faits. Son biographe, Boris Stoicheff, décrit sa carrière remarquable et ses recherches révolutionnaires. Bien que né en Allemagne, le professeur Herzberg (1904-1999) a passé la majeure partie de sa vie au Canada. Son legs est encore bien vivant, grâce aux nombreux prix qui lui ont été décernés et au sein des institutions du pays. Le prix le plus prestigieux du Canada pour les sciences et le génie, décerné par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, porte son nom. En plus de ses importants travaux, Herzberg avait beaucoup à dire sur le rôle de la science, sur la société et la culture.

À propos des lauréats
Les lauréats au Prix Nobel sont des gens de génie. Ils croient en l’utilisation créative de leurs connaissances. Cette vision des choses se manifeste sur plusieurs plans. Ils adorent la musique, la danse, les arts, les sciences, la littérature et l’enseignement. Ils sont souvent curieux de nature au sujet de notre monde et de l’univers, et veulent en savoir plus. Ils peuvent être très compétitifs, tout en appréciant la collaboration. Souvent, ils sont convaincus de la nécessité de redonner à la société, que ce soit par l’éducation, l’écriture et la lutte pour une cause juste, ou tout simplement en accomplissant leur devoir citoyen en tant que membre de la société. Leur éducation, surtout à ses débuts, est souvent un indicateur des promesses de l’avenir, tout comme les réseaux personnels et professionnels.
Les lauréats au Prix Nobel s’attendent rarement à remporter cet honneur. En effet, la reconnaissance n’est pas leur but. Ils veulent plutôt explorer et expérimenter, mieux comprendre l’univers, notre société, notre culture, notre littérature, etc. En bref, ils ont la passion d’apprendre et de repousser les frontières du savoir. Le pouvoir des idées leur importe. Comme la lauréate au Prix Nobel de chimie, Emmanuelle Charpentier, l’a si bien dit : « Je veux créer du savoir, et non pas seulement l’acquérir ».
Le Prix Nobel en fait aussi des influenceurs sur de nombreux sujets, qu’ils le veuillent ou non. Nombre d’entre eux apprennent à utiliser ce pouvoir de façon constructive. Comme l’a mentionné le lauréat du Nobel de chimie, John Polanyi, « en fait, la science a des répercussions colossales sur le monde, nous ne pouvons donc pas nous soustraire du débat sur les affaires mondiales. »
Importance du contexte et de la culture
Vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, de plus en plus de gens ont commencé à s’intéresser à la nature de la science, à sa diffusion et à son incidence sur la culture et la société. La science était souvent vue comme le problème plutôt que la solution à nos maux sociaux et économiques.
Divers mouvements axés sur la science au service des gens et la science dans la société ont vu le jour. Les États et les institutions d’enseignement supérieur ont adopté des structures pour diriger la recherche. Partout dans le monde, les gouvernements ont exploré des façons de mieux gérer les répercussions sociales de la science, sans oublier d’exploiter leurs possibilités de retombées économiques. De nombreux rapports et des études avant-gardistes ont été publiés, ainsi que des ouvrages de vulgarisation sur l’interface science-société.
Le Canada entreprenait une grande révision de ces instruments de gouvernance, incluant ceux associés à la recherche. Après de longues consultations, menées dans le cadre de diverses commissions et audiences devant le Sénat, le pays s’est doté de nouvelles institutions pour superviser le financement et l’incidence de la recherche, notamment un tout nouveau ministère et conseil des sciences, chargés de guider le gouvernement fédéral.
La présence et l’indépendance de Gerhard Herzberg (GH)
Au cours de cette période d’institutionnalisation croissante de la recherche, d’agitation sociale et d’incertitude quant à la valeur sociétale de la science, Gerhard Herzberg a joué un rôle crucial pour faire valoir l’excellence de la recherche au Canada et son importance pour la société et la culture, en général. Franc, modeste et courtois, ce scientifique né en Allemagne avait peu de temps à consacrer à la bureaucratie qui, selon lui, freinait la créativité et l’indépendance des idées.
Il aimait bien citer le philosophe britannique, Michael Polanyi, qui a prononcé la célèbre phrase suivante : « toute tentative pour guider la recherche scientifique vers un objectif plutôt qu’un autre est une tentative pour l’éloigner de l’avancement de la science. »
Herzberg est né le jour de Noël, à Hambourg, en Allemagne. Enfant, il adorait l’astronomie, mais il a également reçu une éducation classique en sciences, en mathématiques, en littérature et en sciences humaines. Il aimait la musique, chantait dans une chorale et jugeait que tous les citoyens devraient considérer les « œuvres d’art, la littérature et la science de base non seulement comme le glaçage sur le gâteau, mais comme l’essence de l’existence humaine. »
Il a reçu le Prix Nobel de chimie en 1971, alors que sa carrière de chercheur au Centre national de recherches Canada (CNRC) était bien amorcée. Il remarque l’inscription suivante sur sa médaille : Inventas vitam juvat excoluisse per artes, qui se traduit comme suit : « il est admirable de voir la vie ainsi enrichie par l’invention des arts. »
Herzberg croit en l’importance d’une éducation libérale : [TRADUCTION] « J’ai été formé dans une école (gymnasium) où la liberté de choix n’existait pas. À cette époque de ma vie, je détestais chaque moment que je devais passer à rédiger des textes sur des sujets littéraires, sur l’histoire et des matières similaires, et j’aurais préféré passer tout mon temps à étudier la science et les mathématiques. Cependant, en rétrospective, je suis reconnaissant envers un système qui ne m’a pas donné la liberté d’éviter les sujets littéraires. En plus d’élargir mes horizons, l’obligation de rédiger de tels textes s’est révélée cruciale pour m’aider à rédiger des articles et des ouvrages scientifiques (et des discours, comme celui-ci…). Il me semble que les universités devraient favoriser une moins grande liberté de choix au niveau secondaire pour s’assurer que les étudiants qui veulent suivre une formation en sciences humaines ou sociales aient une bonne base en mathématiques et en sciences naturelles, et à l’inverse, que les étudiants qui veulent suivre une formation en sciences naturelles aient de bonnes bases en sciences humaines. »
Il a notamment eu la chance d’étudier dans l’un des centres d’excellence en mathématiques et physique, à Goettingen, en Allemagne. Le professeur Herzberg a épousé une étudiante en physique, Luise Herzberg (neé Oettinger), qui a obtenu un doctorat. Mais elle était juive, et le couple a du quitter l’Allemagne nazie lorsque la situation est devenue intenable (voir blogue MDC). Mais où s’installer? Comme cela arrive la plupart du temps, c’est une combinaison de chance et de circonstances qui dictera leur trajectoire.
John Spinks, futur président de l’Université de la Saskatchewan (1960-1975), rejoint Herzberg et sa femme Luise à Darmstadt en 1934 dans le cadre d’études postdoctorales, et travaille avec lui dans son laboratoire. Grâce à un contact de Spinks avec la Carnegie Foundation de New York, qui venait de créer un fonds permettant aux réfugiés de l’Allemagne nazie d’être transférés vers des universités du Commonwealth, Herzberg a pu s’installer à Saskatoon en tant que professeur invité en 1935..
Un pont entre les cultures
Herzberg s’intéressait au gouffre qui séparait les sciences naturelles des sciences humaines. [TRADUCTION] « Malgré cette différence fondamentale dans leur perception du passé, il n’y a aucune raison pour qu’un scientifique n’ait pas de connaissances en art, en littérature et en musique, ou pour qu’un humaniste (ou un avocat ou un politicien) n’ait pas une certaine connaissance des sciences et des mathématiques. »
Herzberg comprenait bien la pertinence de relier ces deux extrêmes au bénéfice de la planète et de ses citoyens. [TRADUCTION] « Le manque de compréhension entre les scientifiques et les non-scientifiques est dangereux, en cette époque où les applications de la science prennent une place de plus en plus déterminante dans nos vies, où la survie de l’humanité dépend de notre capacité à appliquer nos connaissances scientifiques afin de surmonter les effets indésirables de la technologie (pollution, surpopulation, etc.) et d’atténuer les grandes disparités du niveau de vie que l’on observe entre les pays développés et en développement. »
Dans le monde actuel, les scientifiques ont la responsabilité de communiquer clairement les résultats de leurs recherches, un devoir que Herzberg avait anticipé il y a déjà 50 ans. [TRADUCTION] « De toute évidence, lorsque l’on veut mettre en application nos découvertes en sciences pures, la question de l’imputabilité face à leurs conséquences se pose. Une découverte originale n’est ni bonne, ni mauvaise. C’est au public et aux politiciens de déterminer s’il faut ou non la mettre en application, par exemple, pour construire des lignes de transmission à haute tension ou des réacteurs nucléaires, et en accepter les risques. Les scientifiques ont la responsabilité de communiquer au public et aux dirigeants les connaissances de base requises pour prendre de telles décisions. »
Conclusion
En novembre 2019, on a publié un petit recueil de discours, d’essais et d’articles de Herzberg (citation pour Herzberg-Dufour) et organisé un lancement visant à marquer cette occasion au CNRC, où il a passé 45 années de sa vie. Plusieurs invités lui rendent honneur, notamment la conseillère scientifique en chef du Canada, Mona Nemer. [TRADUCTION] « Je suis frappée par la pertinence de ses opinions des années 1960, 1970 et 1980, qui demeurent aussi pertinentes aujourd’hui que lorsqu’il les a exprimées, et peut-être même davantage, dit-elle. Il importe d’offrir à nos étudiants la possibilité d’acquérir une expérience dans des matières diverses, relevant autant des arts que des sciences, afin d’éviter une spécialisation trop précoce. »
Compte tenu de son éducation allemande, l’ambassadrice d’Allemagne, Sabine Sparwasser, a également prononcé un discours pour souligner le legs de Herzberg. Comme elle le fait remarquer, il a vu au-delà des frontières de son domaine de recherche pour réfléchir à son incidence plus générale sur la société et la culture. [TRADUCTION] « L’expérience personnelle de Gerhard Herzberg, sa vie de chercheur bien remplie et son amour des arts lui ont permis d’approfondir sa réflexion, dit-elle. Il nous revient maintenant de mettre ces réflexions en pratique afin de protéger une science libre et ouverte, mais également nos sociétés libres et ouvertes. »
Le projet Herzberg50 est particulièrement pertinent et opportun. En cette ère de pandémie et d’autres crises majeures, comme les changements climatiques, les avancées rapides de la science dans de nombreux domaines ont montré que la science peut être un allié crucial pour nous aider à rebâtir nos sociétés et à instaurer une « nouvelle normalité ».
Enfin, notre avenir dépend de personnes créatives qui travaillent en collaboration avec passion et persévérance pour développer de nouvelles connaissances, comme l’a fait Herzberg pendant toutes les années où il a été à l’avant-scène de l’establishment scientifique du Canada.
En novembre 2019, un petit recueil de discours, d’essais et d’articles de Herzberg a été publié (The Value of Science in Society and Culture: Selections from the Speeches, Essays and Articles of Gerhard Herzberg (édité par A.M. Herzberg et P. Dufour), Université Queen, 2019), et un lancement organisé afin de marquer l’occasion au CNRC, où il a passé 45 années de sa vie.