Citez

La liberté scientifique et l’âge d’or

Gerhard Herzberg et le Conseil national de recherches du Canada

Par Denisa Popa

Denisa Popa

Historienne Contributrice

Denisa Popa est une étudiante au doctorat à l’institut d’Histoire et de Philosophie des sciences et technologies (IHPST) de l’université de Toronto. Sa recherche doctorale se concentre sur l’histoire médicale au Canada. Elle détient une maitrise de l’IHPST et un baccalauréat en microbiologie et génétique moléculaire de l’université de Toronto. Denisa est enthousiaste de faire partie de l’équipe de Moments Déterminant Canada en tant que historienne contributrice pour le projet Herzberg50.

Introduction

De 1948 jusqu’à sa retraite en 1994, Gerhard Herzberg, docteur en physique, a révolutionné la recherche au Conseil national de recherches du Canada (CNRC).Comme l’a fait remarquer son proche ami et biographe Boris Stoicheff, les premières années d’Herzberg au CNRC ont véritablement été « l’âge d’or » de sa carrière, qui culminera avec l’obtention du Nobel en 1971[i]. Le CNRC lui a donné le temps, les ressources et la liberté de poursuivre les recherches de son choix, car il était conscient de la nature essentielle de son travail – l’environnement intellectuel du CNRC a été mis à l’épreuve au cours des dernières années de Herzberg. Cette latitude contrastait avec les contraintes que le scientifique avait supportées auparavant à l’Observatoire Yerkes, à Chicago, de 1945 à 1948. Voilà qui témoigne une fois de plus du rôle crucial qu’ont joué les organismes canadiens dans la carrière scientifique de Herzberg[ii].

« Gerhard Herzberg en sarrau blanc devant un tableau noir.” Fonds Gerhard Herzberg, Conseil national de recherches du Canada.

L’Observatoire Yerkes de l’université de Chicago

Les dix premières années d’Herzberg au Canada correspondent à une période faste dans sa carrière. Il enseigne alors à l’Université de Saskatchewan. Cependant, en 1945, l’Observatoire Yerkes de l’université de Chicago lui offre un poste qui semble d’abord « une occasion idéale » puisqu’Herzberg rallierait une organisation scientifique de plus grande envergure étroitement liée aux universités américaines[iii]. Comme le souligne Stoicheff, ce poste lui permettrait de « devenir astronome, une carrière rêvée depuis longtemps »[iv]. Or, Herzberg rencontre des embûches dès la négociation de l’offre d’emploi. L’université avait décidé de ne l’engager qu’à titre de professeur agrégé, une régression par rapport à son poste occupé en Saskatchewan. Néanmoins, Herzberg accepta la proposition et s’installa avec sa famille à Williams Bay, au Wisconsin.

Le point de mire intellectuel de l’Observatoire Yerkes différait sensiblement de celui de l’Université de la Saskatchewan. Le programme de recherche de cet établissement américain, articulé autour de l’astrophysique, visait à mieux comprendre les propriétés des objets astronomiques. Herzberg et sa femme Luise se sont rapidement adaptés à l’Observatoire Yerkes; Luise travaillait bénévolement comme associée de recherche, tandis que Herzberg mettait sur pied son propre laboratoire avec un financement de 8 000 $. Même si Herzberg a réussi à implanter son laboratoire, il lui a fallu se doter d’une équipe de recherche. Le gouvernement a toutefois rejeté sa demande de financement supplémentaire, alors que d’autres spectroscopistes parvenaient à recevoir une subvention même si leur champ d’études s’écartait de l’astrophysique. Herzberg s’est posé bien des questions, à savoir « si l’on valorisait vraiment l’importance du travail spectroscopique pour l’astrophysique » et « s’il avait pris la bonne décision en acceptant l’offre de l’Observatoire Yerkes »[v]. De fait, bien qu’il ait pu poursuivre ses recherches, Herzberg ne parvenait pas à élargir son équipe de recherche. Son inquiétude a été plus vive encore avec la restructuration majeure du département d’astronomie.

Malgré les contraintes financières et institutionnelles de l’Observatoire Yerkes, Herzberg se disait satisfait de son travail et obtenait des résultats probants, notamment en ce qui avait trait à « l’observation du spectre quadripolaire de l’hydrogène »[vi]. Cependant, à peine trois ans plus tard, Herzberg et sa famille retournaient au Canada. La biographie du réputé physicien révèle que la décision de quitter l’Observatoire Yerkes s’expliquait par plusieurs facteurs. Outre les inquiétudes soulevées par la réorganisation du département et les contraintes financières dans lesquelles vivaient Herzberg et sa famille, le regret d’avoir quitté le Canada et sa communauté universitaire se faisait vivement sentir. Heureusement le CNRC ne tardera pas à présenter à Herzberg une offre irrésistible.

Plus tard, en jetant un regard rétrospectif sur son passage à l’Observatoire Yerkes, Herzberg reconnaîtra ce qui le distinguait du CNRC :

[…] l’observatoire n’était pas vraiment bien financé par l’université; à dire vrai, le financement posait problème. En revanche, le CNRC allouait à l’époque des fonds substantiels, presque illimités, du moins pour ce que je souhaitais étudier. Le CNRC me donnait carte blanche. Or, à l’Observatoire Yerkes, je sentais que je devais toujours faire porter mes travaux sur l’astronomie. Plusieurs considérations de ce genre m’ont amené à me questionner sur la pertinence de ma décision. Toutefois, je n’ai jamais regretté les trois années que j’y ai passées. Je dois admettre, entre autres, que mes travaux sur l’hydrogène et l’oxygène ont bien avancé.

Gerhard Herzberg, 1989 [vii]

L’« âge d’or » au Conseil national de recherches du Canada [viii]

Herzberg a rejoint le CNRC à une époque propice à l’essor des sciences au Canada. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le CNRC était un important levier de croissance qui propulsait « la science vers de plus hauts sommets dans le monde universitaire, au gouvernement et dans l’industrie »[ix]. Herzberg devint un rouage essentiel de cette organisation scientifique, un ardent défenseur de « l’avancée de la science pour la science »[x]. Dès ses débuts au CNRC, Herzberg jouissait de l’entière liberté de poursuivre ses recherches sans se soucier si elles procuraient directement ou immédiatement des avantages économiques ou des applications technologiques. Comme le rappelle Stoicheff, « Herzberg déploierait son plein potentiel au CNRC »[xi].

John Spinks, docteur en chimie de l’Université de la Saskatchewan, avait invité Herzberg à venir au Canada en 1935 et contribué à lui ouvrir les portes du CNRC. Toutefois, c’est la lettre d’Edgar William Richard Steacie, directeur de la division de la chimie du CNRC, qui a fait valoir l’importante contribution que Herzberg pourrait y apporter. En 1947, Steacie écrivit à Herzberg pour lui demander : « Seriez-vous prêt à travailler au CNRC si une offre convenable vous était faite? Vous auriez, bien sûr, toute liberté de mener les recherches que vous voulez, et je suis persuadé que l’on pourrait vous obtenir tout l’équipement dont vous avez besoin. »[xii] Steacie avait renchéri en ces mots : « Cela représenterait une valeur inestimable pour nous si nous pouvions vous faire venir ici. »[xiii]

Le premier poste occupé par Herzberg fut celui d’agent principal de recherche dans la Division de la physique. Le CNRC le lui avait offert dans l’espoir de créer « un grand laboratoire de spectroscopie consacré à la recherche fondamentale »[xiv]. C’était, pour Herzberg, l’occasion tant attendue de concrétiser ses aspirations nourries pendant toute sa carrière. Il n’avait enfin plus à se soucier des contraintes financières limitant sa capacité à monter une équipe de recherche ou à acquérir l’équipement nécessaire. À ses débuts au CNRC, il reçut une somme de 25 000 $, puis « 50 000 $ de plus les deux premières années pour l’installation du laboratoire », ainsi que des fonds supplémentaires afin d’embaucher une équipe de recherche[xv]. L’octroi d’un tel financement, précise Stoicheff, « aurait été impensable pour un professeur universitaire par les sources habituelles de subvention »[xvi] – même impossible considérant qu’il n’y avait aucune condition à remplir. Herzberg pouvait donc « poursuivre des études en physique fondamentale et dans des domaines connexes, et choisir librement les problèmes sur lesquels il se pencherait »[xvii].

“Le groupe de spectroscopie.” Fonds Gerhard Herzberg, Conseil national de recherches du Canada.

Le laboratoire de spectroscopie mis sur pied par Herzberg avec l’appui du CNRC, « d’une qualité inégalée », avait « propulsé le Canada à l’avant-garde de la recherche en spectroscopie et en structure moléculaire » au dire de Stoicheff[xviii]. C’est dans ce laboratoire qu’Herzberg et son équipe ont appliqué des techniques modernes pour étudier les problèmes fondamentaux de la spectroscopie, les molécules gazeuses simples et leurs structures. C’est aussi là qu’ont été mis au point quelques-uns des premiers lasers au Canada.Au cours de ses recherches, Herzberg a découvert les spectres de nombreux radicaux libres importants, notamment le CH2 et le CH3, connus comme « les pierres angulaires de la chimie organique »[xix]. Ce sont en grande partie ses travaux sur les radicaux libres qui lui ont valu le prix Nobel en 1971.

Reconnaissant l’incidence directe du soutien organisationnel et de la liberté scientifique sur son travail (bien avant l’obtention de son Nobel), Herzberg a, en 1965, couché sur le papier ses réflexions sur ce qui distinguait le CNRC des autres organismes de recherche :

À en juger par les commentaires de scientifiques éclairés aux quatre coins du monde, les laboratoires du CNRC comptent parmi les meilleurs se consacrant des recherches au monde. Et qu’est-ce qui explique cette réussite? […] C’est principalement la souplesse dont fait preuve l’organisme qui favorise le développement; autrement dit, sa capacité à sortir des ornières administratives, à concevoir qu’il incombe aux scientifiques de déterminer en majeure partie ce sur quoi les travaux doivent porter.

Gerhard Herzberg, 1965 [xx]

Prochain épisode : l’essor des sciences au Canada et l’obtention d’un Nobel

Si le Nobel de chimie décerné à Herzberg a représenté un véritable tournant dans sa carrière et dans sa discipline, ce prix a aussi marqué une étape décisive pour la science au Canada en mettant en exergue l’importance de l’environnement intellectuel canadien. Le prochain article de cette série approfondira le rôle déterminant de Herzberg dans l’histoire des sciences au Canada et relatera ce qui s’est passé après la remise du Nobel.

Ressources supplémentaires

Références

Boris Stoicheff, Gerhard Herzberg: An Illustrious Life in Science, Ottawa, Éditions Sciences Canada, 2002, p. 189.

Gerhard Herzberg, discours prononcé lors de l’inauguration du pavillon de la physique de l’Université Queen’s, le 14 mai 1965, à lire dans The Value of Science in Society and Culture: Selections from the Speeches, Essays and Articles of G. Herzberg, sous la direction d’A.M. Herzberg et de P. Dufour, Kingston, Université Queen’s, École des études sur les politiques publiques, 2019. p. 13-24.

Interview de Gerhard Herzberg par Brenda P. Winnewisser le 2 mars 1989,
Niels Bohr Library & Archives, American Institute of Physics, College Park, Maryland (É.-U.).

www.aip.org/history-programs/niels-bohr-library/oral-histories/5029-2


[i]Boris Stoicheff, Gerhard Herzberg: An Illustrious Life in Science, Ottawa, Éditions Sciences Canada, 2002, p. 189.

[ii] Pour en savoir davantage sur le rôle important joué par l’Université de Saskatchewan, une autre institution canadienne, voir ce billet de blogue.

[iii] Stoicheff, An Illustrious Life, p. 150.

[iv] Ibid., 150.

[v] Ibid., p. 167.

[vi] Ibid., p. 176.

[vii] Interview de Gerhard Herzberg par Brenda P. Winnewisser, le 2 mars 1989,

Niels Bohr Library & Archives, American Institute of Physics, College Park, Maryland (É.-U.).
www.aip.org/history-programs/niels-bohr-library/oral-histories/5029-2

[viii] Stoicheff, An Illustrious Life, p. 189.

[ix] Ibid., p. 191.

[x] Discours prononcé par Gerhard Herzberg lors de l’inauguration du pavillon de la physique de l’Université Queen’s, le 14 mai 1965, à lire dans The Value of Science in Society and Culture: Selections from the Speeches, Essays and Articles of G. Herzberg, sous la direction d’A.M. Herzberg et de P. Dufour, Kingston, Université Queen’s, École des études sur les politiques publiques, 2019. p. 14.

[xi] Stoicheff, An Illustrious Life, p. 191.

[xii] Ibid., p. 192.

[xiii] Ibid., p. 192.

[xiv] Ibid., p. 191.

[xv] Ibid., p. 195.

[xvi] Ibid., p. 195.

[xvii] Ibid., p. 195.

[xviii] Ibid., p. 223 et p. 227.

[xix] Ibid., p. 259, p. 269 et p. 272.

[xx] Discours prononcé par Gerhard Herzberg lors de l’inauguration du pavillon de la physique de l’Université Queen’s, le 14 mai 1965, p. 18.