Gerhard Herzberg : responsabilité politique et scientifique
Par Denisa Popa

Denisa Popa
Historienne Contributrice
Denisa Popa est une étudiante au doctorat à l’institut d’Histoire et de Philosophie des sciences et technologies (IHPST) de l’université de Toronto. Sa recherche doctorale se concentre sur l’histoire médicale au Canada. Elle détient une maitrise de l’IHPST et un baccalauréat en microbiologie et génétique moléculaire de l’université de Toronto. Denisa est enthousiaste de faire partie de l’équipe de Moments Déterminant Canada en tant que historienne contributrice pour le projet Herzberg50.
Les scientifiques récompensés d’un Nobel ont une responsabilité particulière à assumer à l’égard de la promotion de leur discipline. Engagés dans la production du savoir scientifique, les lauréats du Nobel sont des figures de proue qui peuvent influencer le cours des événements et les discussions politiques dans leurs domaines respectifs. En 1984, lors d’un événement soulignant son 80e anniversaire, Gerhard Herzberg faisait part de sa réflexion sur sa carrière et sur les obligations qui incombent aux scientifiques de renom[i].
De toute évidence, l’application des découvertes des sciences pures soulève la question de la responsabilité des conséquences. Une découverte inédite n’est en soi ni bonne ni mauvaise. La décision d’y trouver une application revient au public et à la classe politique […]. Les scientifiques se doivent toutefois de communiquer au public et aux dirigeants politiques des notions essentielles afin de permettre la prise de décisions en toute connaissance de cause[ii].
Gerhard Herzberg
Ce n’était pas la première fois que Herzberg s’exprimait publiquement sur les interactions entre la classe politique et la recherche scientifique au Canada. Il se sentait, en qualité de scientifique, responsable envers le Canada et estimait qu’il était de son devoir de défendre l’indépendance intellectuelle des scientifiques à l’égard des contraintes politiques et administratives. La recherche scientifique et les politiques s’y rapportant au Canada ont fait l’objet de vifs débats dans les années 1960 et 1970. Herzberg a publiquement fait valoir que ce sont les scientifiques (et non les hommes politiques de l’époque) qui devaient décider des sujets de recherche. Il a également affirmé que l’État devait soutenir financièrement la recherche menée à seule fin de faire progresser le savoir scientifique (par opposition à la recherche menant aux nouvelles applications technologiques). Herzberg a aussi souligné que les découvertes de la recherche scientifique fondamentale trouvent éventuellement des applications technologiques. Il estimait la recherche fondamentale essentielle à notre « patrimoine humain » au même titre que l’art et la littérature[iii].

La science, la politique et la réglementation au Canada
Dans cet article, Paul Dufour, ancien conseiller en matière de politiques scientifiques, explique que c’est dans les années 1960 que s’amorce un tournant dans l’évolution de l’opinion du grand public et de la classe politique à l’égard de la science; l’on commence alors à s’intéresser de plus près à la recherche scientifique[iv]. De son avis, « la science était parfois vue comme le problème plutôt que la solution à nos maux sociaux et économiques[v] ». Cette évolution des attitudes du public a déclenché des débats sur les politiques scientifiques du Canada (voire sur leur absence) et sur le rôle de ses institutions scientifiques, en particulier le Conseil national de recherches du Canada[vi]. De fait, à cette époque, en voulant superviser la recherche scientifique, le gouvernement fédéral avait alourdi la bureaucratie, ce qui aux yeux de Herzberg, comme le rapporte Dufour, ne pouvait que « freiner la créativité et l’indépendance des idées[vii] ».
Au début des années 1960, le gouvernement publiait le rapport de la Commission royale d’enquête sur l’organisation du gouvernement présidée par J. Grant Glassco, un homme d’affaires. Si la « Commission Glassco » se livrait à « une enquête générale sur les ministères et les organismes fédéraux », une attention particulière était portée aux « activités scientifiques des ministères[viii] ». La Commission avait formulé plusieurs recommandations « concernant de nouvelles structures favorisant la formulation d’une politique scientifique nationale[ix] ». La Commission critiquait le Conseil national de recherches du Canada (CNRC), alléguant qu’il « ne représentait plus adéquatement la communauté scientifique canadienne » parce qu’il accordait trop d’importance à la recherche scientifique fondamentale (par opposition à la recherche appliquée)[x].
La parution du rapport de la Commission Glassco marque le début des critiques politiques auxquelles le CNRC allait faire face. À la fin des années 1960, les discussions entourant l’élaboration d’une politique scientifique nationale s’intensifient. En 1968, un comité spécial du Sénat sur la politique scientifique, présidé par le sénateur Maurice Lamontagne, est mis sur pied. Deux ans plus tard, ce comité publiait un rapport intitulé « Une analyse critique : le passé et le présent[xi] ». Selon ce rapport, le CNRC a largement manqué au devoir de faire avancer la science au Canada. Le deuxième volume du rapport recensait 45 recommandations, dont plusieurs suggéraient de réduire énormément le rôle du CNRC dans l’avancement des sciences au Canada, allant jusqu’à proposer « le démantèlement du CNRC », comme le rapporte Boris Stoicheff, l’auteur de la biographie de Herzberg[xii].
Ce rapport a relancé l’intérêt pour une politique scientifique nationale. « En fait, a écrit Stoicheff, ces recommandations annonçaient la fin du CNRC comme institution scientifique connue et reconnue dans le monde entier[xiii]. » Un an après la publication du rapport initial du Sénat, Herzberg obtenait le prix Nobel de chimie, en partie pour ses recherches en spectroscopie menées au CNRC. À maintes reprises, Herzberg a démenti publiquement certaines des affirmations publiées dans ces rapports sur le CNRC et l’état de la recherche scientifique au Canada.
Herzberg affirme ses convictions
Stoicheff consacre tout un chapitre de la biographie de Herzberg aux tentatives du scientifique de remettre en question « la nouvelle politique des sciences »[xiv]. L’auteur précise qu’il était rare que Herzberg exprime ses opinions sur la politique. Néanmoins, « la mise à mal de la réputation de Steacie, de Mackenzie et du CNRC et l’atteinte à la liberté des scientifiques l’ont poussé à manifester à contrecœur son désaccord sur la voie périlleuse dans laquelle on s’engageait »[xv]. C’est en 1965, à l’Université Queen’s, que, pour la première fois, Herzberg, s’est exprimé publiquement à ce sujet. Dans le discours qu’il y a prononcé, intitulé « Pure Science and Government » (Les sciences pures et le gouvernement), il soulignait le rôle important des concepts nés de la recherche fondamentale dans le développement des technologies[xvi]. Herzberg réagissait au rapport de la Commission Glassco en affirmant que la science devait être affranchie de toute influence bureaucratique et menée « pour elle-même[xvii] ». Les scientifiques, avait-il renchéri, ne devraient pas être incités à faire de la recherche appliquée pour des raisons économiques ou politiques. La recherche fondamentale devrait elle aussi être financée :
Essentiellement, deux raisons motivent l’appui aux sciences pures au Canada, comme ailleurs. L’une est purement mercantile. L’expérience a montré que les sciences pures sont une véritable poule aux œufs d’or; elles favorisent le développement des sciences appliquées et des technologies, comme j’ai tenté de le démontrer par les exemples précédents. Nombre de personnes ne semblent pas admettre ce fait. L’autre raison pour laquelle les sciences pures doivent être financées par des fonds publics est que la recherche scientifique est une activité intellectuelle qui, à l’instar de l’art, de la musique, de la littérature, de l’archéologie et de nombreux autres domaines, nous permet de mieux comprendre qui nous sommes et la nature du monde dans lequel nous vivons[xviii].
Gerhard Herzberg

En 1971, quelques mois seulement avant l’annonce du prix Nobel, Herzberg prenait part à un symposium sur la politique scientifique à Kingston. Il y a présenté un document intitulé « La bureaucratie et la république de la science » (voir aussi ce lien) [xix]. Il y critiquait le rapport publié par le Comité spécial du Sénat sur la politique scientifique (présidé par le sénateur Maurice Lamontagne). D’entrée de jeu, Herzberg affirmait que les hommes et femmes politiques ne devraient pas dicter la façon dont le travail scientifique est mené ni l’organisation des établissements scientifiques, ces questions étant du ressort des scientifiques. Il plaidait à nouveau pour un plus grand financement de la recherche en sciences pures. Enfin, il proposait ses propres recommandations sur la manière de faire progresser la science au Canada.
La question n’est pas de savoir comment réorganiser ni comment mieux coordonner les activités scientifiques; le vrai problème réside dans l’ingérence des bureaucrates, des comités et des enquêtes apparemment sans fin dans le travail des scientifiques et des ingénieurs, ingérence qu’il faut éviter[xx].
Gerhard Herzberg
Herzberg a conclu son allocution par une phrase mémorable résumant bien son argument : « La bureaucratie constitue un danger bien plus grand pour le Canada et la science que la république de la science[xxi]. »
Même si ses réflexions sur la politique scientifique et la bureaucratie faisaient suite à une série d’événements politiques bien précis, il n’empêche que les idées de Herzberg se révèlent toujours pertinentes. En mettant en relief l’importance de la culture et de la communication scientifiques, Herzberg exhortait les responsables politiques à prêter l’oreille au monde de la recherche, à consulter les chercheurs lorsque vient le temps de prendre des décisions en matière de politique scientifique.
Près d’un demi-siècle plus tard, des têtes pensantes de la science et de la médecine ont fait paraître l’Examen du soutien fédéral aux sciences. Publié en 2017, ce rapport se veut une réflexion sur la nécessité d’accorder un plus grand soutien économique et institutionnel à la recherche au Canada. Le document reprend bon nombre des arguments évoqués par Herzberg dans ses discours. Ces questions demeurent plus pertinentes que jamais; face à la pandémie de la COVID-19, les politiques de santé publique s’appuient sur la recherche scientifique.
Le prochain article de cette série explorera le rôle informel de Herzberg en tant qu’ambassadeur des sciences du Canada et le soutien qu’il a apporté aux scientifiques canadiens, dont bénéficiera aussi la prochaine génération.
Références bibliographiques
Boris Stoicheff, Gerhard Herzberg: An Illustrious Life in Science, Ottawa, NRC Press, 2002).
Gerhard Herzberg, « Looking Back: The Scientist’s Responsibility », dans The Value of Science in Society and Culture: Selections from the Speeches, Essays and Articles of G. Herzberg, sous la direction d’A.M. Herzberg et de P. Dufour, Kingston, Université Queen’s, École des études sur les politiques publiques, 2019. p. 91-95.
Gerhard Herzberg, « Pure Science and Government », dans The Value of Science in Society and Culture: Selections from the Speeches, Essays and Articles of G. Herzberg, sous la direction d’A.M. Herzberg et de P. Dufour, Kingston, Université Queen’s, École des études sur les politiques publiques, 2019. p. 13-24.
Gerhard Herzberg, « Bureaucracy in Science », dans The Value of Science in Society and Culture: Selections from the Speeches, Essays and Articles of G. Herzberg, sous la direction d’A.M. Herzberg et de P. Dufour, Kingston, Université Queen’s, École des études sur les politiques publiques, 2019. p. 29-36.
Traduction française : « La bureaucratie et la république de la science », dans Unesco, « La science, les savants et les gouvernements », Impact : science et société, 1972. https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000000880_fre.
Paul Dufour, « À propos des lauréats du Nobel, de l’éducation libérale et de la responsabilité sociale », Defining Moments Canada/Moments déterminants Canada.
« Investir dans l’avenir du Canada – Sommaire », dans Examen du soutien fédéral aux sciences, Conseil consultatif pour l’examen du soutien fédéral à la recherche fondamentale (2017).
[i] Gerhard Herzberg, « Looking Back: The Scientist’s Responsibility », dans The Value of Science in Society and Culture: Selections from the Speeches, Essays and Articles of G. Herzberg, sous la direction d’A.M. Herzberg et de P. Dufour, Kingston, Université Queen’s, École des études sur les politiques publiques, 2019. p. 91-95.
[ii] Ibid., p. 94.
[iii] Ibid., p. 94-95.
[iv] Paul Dufour, « À propos des lauréats du Nobel, de l’éducation libérale et de la responsabilité sociale », Defining Moments Canada/Moments déterminants Canada.
[v] Ibid.
[vi] Ibid. et Boris Stoicheff, Gerhard Herzberg: An Illustrious Life in Science, Ottawa, NRC Press, 2012, chapitre 19.
[vii] Dufour, « Des lauréats du prix Nobel ».
[viii] Stoicheff, An Illustrious Life, p. 309.
[ix] Ibid., p. 309.
[x] Ibid., p. 309.
[xi] Ibid., p. 310-311.
[xii] Ibid., p. 352.
[xiii] Ibid., p. 352.
[xiv] Ibid., chapitre 19
[xv] Ibid., p. 311.
[xvi] Gerhard Herzberg, « Pure Science and Government », dans The Value of Science in Society and Culture: Selections from the Speeches, Essays and Articles of G. Herzberg, sous la direction d’A.M. Herzberg et de P. Dufour, Kingston, Université Queen’s, École des études sur les politiques publiques, 2019, P. 13.
[xvii] Ibid., p. 13-14.
[xviii] Ibid., p. 15.
[xix] Gerhard Herzberg, « Bureaucracy in Science », dans The Value of Science in Society and Culture: Selections from the Speeches, Essays and Articles of G. Herzberg, sous la direction d’A.M. Herzberg et de P. Dufour, Kingston, Université Queen’s, École des études sur les politiques publiques, 2019, P. 29.
[xx] Ibid., p. 34.
[xxi] Ibid., p. 36.