Citez

La philosophie des sciences et de la vie de Gerhard Herzberg

Par Dimitry Zakharov

Dimitry Zakharov

Historien Contributeur

Dimitry Zakharov est candidat au doctorat en histoire à l’université de la Saskatchewan, sous la direction de la Dre Erika Dyck. Ses intérêts de recherche sont en histoire de la médecine et de la santé, en histoire de la biologie et en histoire de la philosophie scientifique. Ses recherches portent sur l’histoire du cancer et de la recherche oncologique. Sa dissertation, intitulée Morbid Cluster: The Development of Cancer Knowledge in the 19th Century se penche sur l’émergence de plusieurs nouveaux types de recherche oncologique au 19e siècle, qui ont combinés et adoptés une panoplie de théories de pathologies cellulaire, de bactériologie et de théorie évolutionnaire afin de former des explications originales aux problèmes du cancer et de la formation de tumeurs.

En début de carrière, Gerhard Herzberg ne s’investit que très peu en matière de politique, ce qui ne l’empêche pas d’en avoir long à dire sur l’intervention du gouvernement dans les sciences. Son prix Nobel de 1971 le motive à s’exprimer sur les enjeux politiques, sociaux et philosophiques qui lui importent le plus. Ses discours publics révèlent sa croyance profonde et inébranlable non seulement de l’importance du savoir, mais aussi du besoin intrinsèque de l’esprit humain d’apprendre et de comprendre la nature et le monde naturel. Selon lui, la volonté de connaître représente une obligation morale pour les chercheurs, les philosophes et les artistes, ainsi que chacune d’entre nous. 

La bureaucratisation des sciences

Herzberg se tient largement en marge de la politique; ses impressions négative et persistantes sont ancrées dans ses souvenirs de la montée du nazisme en Allemagne pendant ses études à l’université. Il a été témoin des dommages et des horreurs causés par les slogans politiques et a émigré au Canada avec un important bagage d’opinions arrêtées sur le sujet.      

Image reproduite avec l’aimable autorisation du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada.

Pendant la guerre, il fait face à d’autres défis; il doit cette fois-ci s’évertuer à négocier avec des bureaucrates fédéraux, dont il tente d’obtenir la permission de mener des recherches pour soutenir les efforts de guerre. Herzberg continue d’éprouver de grandes frustrations envers la bureaucratie lorsqu’il se joint au Conseil national de recherches, une agence fédérale, puisqu’il doute de pouvoir profiter d’autonomie scientifique. Le président du Conseil, Edgar W. R. Steacie, doit lui réitérer à de nombreuses reprises qu’il allait détenir le contrôle intellectuel complet sur ses projets de recherche en plus d’un généreux soutien financier pour équiper adéquatement son laboratoire. Après avoir nommé Herzberg au poste de directeur du département de physique, le Conseil national de recherches désigne un autre chercheur de l’agence, L. E. Howlett, comme codirecteur, pour prendre en charge la majeure partie des responsabilités administratives et ainsi permettre à Herzberg de se concentrer sur ses recherches en spectroscopie. 

En 1955, le Conseil national de recherches scinde le département en deux sections distinctes : une section dédiée à la physique pure et l’autre, à la physique appliquée. C’est à Howlett que revient la direction de cette dernière. Herzberg est en désaccord avec cette décision[i]; il ne considère pas que la physique pure et appliquée sont des sujets distincts. Cette réflexion est justifiée; la physique appliquée est perçue comme utile pour les gouvernements et les industries alors que la physique pure doit constamment justifier sa raison d’être et faire valoir l’importance des recherches de base[ii]. Herzberg soutient que la physique pure nourrit la physique appliquée. (Cette séparation du département de physique du Conseil national de recherches est maintenue jusqu’en 1969, lorsque Howlett prend sa retraite. Son successeur, A. E. Douglas, consolide de nouveau les deux sections.)[iii]

Dans un discours de 1965, Herzberg fait connaître son dédain des interférences bureaucratiques dans le domaine des sciences.[iv] Il fait référence à l’efficacité de la première Loi sur le conseil de recherches de 1917 qui a permis la création du Conseil national de recherches et qui l’a protégé des « dangers du contrôle et de l’administration de la recherche par le gouvernement »; Herzberg argumente qu’un des avantages les plus précieux de l’organisation originale du Conseil national de recherches est d’avoir dispensé les scientifiques et les chercheurs des responsabilités administratives, comme les demandes de subventions. Au cours des années 1960, explique-t-il, les facultés universitaires dévouent un mois par année de leurs activités à remplir et gérer de la paperasse, un fardeau auquel échappent les chercheurs du Conseil national de recherches[v]. La gestion bureaucratique ralentit et paralyse la recherche et Herzberg croit que l’approche initiale du Conseil national de recherche que Steacie a mise en œuvre en explique le succès international[vi].

Herzberg poursuit sur son élan et critique la politique des sciences du Canada. Il trouve illogique qu’un gouvernement tente de guider les efforts de la science et d’en prédire les applications futures. Il clame, dans un discours de 1969, que la politique des sciences valorise toujours les applications pratiques et impose des limites drastiques aux progrès scientifiques.

Il cite, dans son discours, une réplique célèbre attribuée au physicien anglais Michael Faraday. Lorsque le prince de Galles lui demande de décrire « les usages pratiques » de son invention, l’induction électromagnétique, Faraday lui aurait répondu : « Mais sire, à quoi sert un nouveau-né? ».

La technologie qui a mené aux masers et aux lasers remontent aux recherches abandonnées par la Compagnie de Téléphone Bell du Canada que Charles H. Townes a ensuite reprises en charge. Il a créé le premier maser (pour microwave amplification by stimulated emission of radiation, qui signifie amplificateur de micro-ondes par l’émission stimulée des atomes par rayonnement électromagnétique) et s’est vu décerner le prix Nobel de physique en 1964[vii].

Dans son discours, Herzberg fait également mention que Ernest Rutherford, considéré comme le père de la physique nucléaire, n’a jamais cru à l’utilité de l’énergie nucléaire et ce jusqu’à sa mort en 1937. Or, le monde entre dans l’ère nucléaire à peine cinq ans plus tard avec les travaux d’Enrico Fermi, un chercheur de Chicago[viii].  Dans ce cas d’usage, nous fait remarquer Herzberg, le chercheur n’est pas en mesure d’anticiper les usages de ses découvertes. Donc, comment les bureaucrates gouvernementaux peuvent-ils prétendre guider les avancées scientifiques si les chercheurs ne sont pas en moyen de prédire où leurs travaux et découvertes vont aboutir?

Les sciences et la société

Le point de vue de Herzberg sur les relations tendues entre les sciences et les gouvernements en dit long sur sa vision du rôle des sciences et du savoir dans la société. Il est animé par la quête du savoir et reconnaît chez d’autres créateurs tels que les artistes, les poètes et les musiciens la même énergie et la même curiosité. Pour lui, la découverte scientifique trouve son égale dans l’œuvre d’art. Il l’exprime comme suit : « Ne trouvez-vous pas que l’expression humaine se réalise dans ces moments suprêmes où le génie de l’homme mène à la création d’une œuvre artistique d’une beauté intemporelle ou qu’il reconnaît une loi de la nature ou une idée qui contribue significativement à la compréhension de l’univers dans lequel nous vivons?[ix] »

« Gerhard Herzberg au podium. » Fonds Dr. Gerhard Herzberg, Conseil national de recherches du Canada.

Cette citation reflète toute la grandeur de la philosophie personnelle de Herzberg. Il croit que certaines idées sont tout simplement de meilleure qualité et il insuffle de l’excellence dans toutes ses activités. Il n’existe que peu d’individus aptes à créer de tels exploits, or Herzberg croit que c’est le mandat de l’éducation de faire connaître aux étudiants les grandes découvertes des sciences et de la culture afin qu’ils apprennent à distinguer les travaux inférieurs des ouvrages supérieurs et à questionner l’intégrité d’une théorie ou d’un argument. Il croit également que les jeunes présomptueux  et arrogants gagnent à développer leur humilité intellectuelle en explorant la minutie et la discipline des grands penseurs du passé[x].

Fait intéressant, Herzberg reconnaît qu’un individu dont le génie dans son domaine est incontestable ne maîtrise pas nécessairement d’autres disciplines. Un intellect honnête, exprime-t-il, doit reconnaître ses propres limites, et les chercheurs n’échappent pas à cette règle.

Dans ce sens, Herzberg fait remarquer que certains scientifiques sont coupables de quelques formes d’ignorance qu’ils s’évertuent à condamner chez le grand public. Il cite une observation maintenant célèbre de l’écrivain et chimiste Charles P. Snow au sujet du fossé de communication qui sépare les intellectuels formés en lettres et leurs homologues des sciences naturelles. Dans cette division qui est tout aussi valide aujourd’hui qu’elle l’était dans les années 1960, Herzberg voit une direction malsaine pour l’humanité, étant donné que « les applications de la science ont une influence de plus en plus notable sur nos vies, alors que la survie de l’être humain dépend étroitement de son habileté à mettre à profit nos connaissances scientifiques pour surmonter et triompher des effets indésirables de la technologie (la pollution, la surpopulation, etc.) et de réduire l’immense écart de qualité de vie des pays en voie de développement de celle des pays développés[xi]. »

Herzberg voit une solution simple et ancrée dans le bon sens à ce grandiose problème de communication : les chercheurs doivent s’intéresser davantage à la culture et aux sciences humaines et le grand public et les intellectuels humanistes doivent quant à eux fournir des efforts soutenus pour comprendre les scientifiques ou du moins se munir d’une connaissance de base des principes et pratiques scientifiques. Parce qu’il n’y voit que des catégories superflues et aliénantes, il rejette toutes limites nationalistes, idéologiques, raciales ou ethniques. Une même espèce ne devrait pas gaspiller ses énergies sur des conflits et des guerres mais plutôt se tourner vers la beauté de la nature et la quête du savoir de l’esprit humain.

Conclusion

Dans tous les cas, Herzberg se définit comme un athée et un réaliste scientifique ou, comme il se plaisait à le dire, un « réaliste naïf ». En raison de son éducation et de sa formation scientifiques, il n’a que très peu de temps à dévouer à la vénération de chefs ou d’idéologies politiques tout aussi irrationnels que la croyance en Dieu. Depuis l’enfance, Herzberg rêve de devenir astronome. Peut-être que son intérêt à admirer les étoiles a façonné son idée du caractère insignifiant de notre monde et de nos disputes. En termes cosmiques, l’existence humaine est fugace, aussi ténue d’un grain de poussière dans une bourrasque.

Or Herzberg ne voit dans la petitesse de l’humanité aucune raison de ne pas tenter de connaître l’univers[xii]. Il croit que les connaissances et la compréhension de l’univers nous permettent de nous connaître et de pouvoir tenter de répondre à des questionnements philosophiques sur notre raison d’être et l’existence. Il s’oppose à l’idée de rester enchaîné au mur d’une grotte, comme dans la célèbre allégorie de Platon. Il veut s’aventurer à l’extérieur.

Dr. Gerhard Herzberg portrait 1964.
« Gerhard Herzberg, directeur de la Division de physique pure, Conseil national de recherches du Canada, portrait, 1964. » Fonds Dr. Gerhard Herzberg, Conseil national de recherches du Canada.

[i] Gerhard Herzberg, « Molecular Spectroscopy: A Personal History », Annual Review of Physical Chemistry 36 numéro 1 (1985) : page 22.

[ii] Gerhard Herzberg, article « Pure Science and Government », paru dans The Value of Science in Society and Culture, Agnes M. Herzberg et Paul Dufour, éditeurs (autoédition, 2019) : page 17.

[iii] Gerhard Herzberg, « Molecular Spectroscopy: A Personal History,” Annual Review of Physical Chemistry 36 numéro 1 (1985) : page 22.

[iv] Gerhard Herzberg, article « Bureaucracy in Science », paru dans The Value of Science in Society and Culture, Agnes M. Herzberg et Paul Dufour, éditeurs (autoédition, 2019) : pages 29 à 36.

[v] Gerhard Herzberg, article « Pure Science and Government », paru dans The Value of Science in Society and Culture, Agnes M. Herzberg et Paul Dufour, éditeurs (autoédition, 2019) : page 18.

[vi] Herzberg, « Pure Science and Government », pages 17 et 18.

[vii] Gerhard Herzberg, « The Dangers of Science Policy », discours donné à l’Université York (non publié, 1969) : pages 3 et 4.

[viii] Gerhard Herzberg, « The Dangers of Science Policy », discours donné à l’Université York (non publié, 1969) : page 3.

[ix] Gerhard Herzberg, article « Remarks on the Boundaries of Knowledge », paru dans Transactions of the Royal Society of Canada 12 (1974) : page 29.

[x] Gerhard Herzberg, article « The Tensions between Excellence and Relevance », paru dans The Value of Science in Society and Culture, Agnes M. Herzberg et Paul Dufour, éditeurs (autoédition, 2019) : pages 43 et 44.

[xi] Gerhard Herzberg, article « Science, Society and Culture », paru dans The Value of Science in Society and Culture, Agnes M. Herzberg et Paul Dufour, éditeurs (autoédition, 2019) : page 51.

[xii] Gerhard Herzberg, article « The Nature and Origins of the Universe », paru dans The Value of Science in Society and Culture, Agnes M. Herzberg et Paul Dufour, éditeurs (autoédition, 2019) : page 81.