Herzberg, mon mentor
par Takeshi Oka

Takeshi Oka (Département de chimie et département d’astronomie et d’astrophysique Enrico Fermi Institute, l’Université de Chicago) a travaillé comme boursier postdoctoral avec Harry Kroto au laboratoire de Gerhard Herzberg au Conseil national de recherches du Canada. Oka a été boursier du JSPS à l’Université de Tokyo. Par la suite, il a travaillé à l’Institut Herzberg d’astrophysique et à l’Université de Chicago. Les études de son groupe de recherche se sont spécialisées dans le domaine de la mécanique quantique et de la dynamique des ions moléculaires fondamentaux et de leur comportement dans les objets astronomiques.
Les études d’Oka se concentrent sur l’astrochimie, un domaine interdisciplinaire unifiant l’astronomie et la chimie. Son équipe a découvert les molécules de cyanoacétylène à longue chaîne HC5N, HC7N et HC9N, et a initié la chimie des chaînes de carbone interstellaires. Ces travaux ont été relancés récemment dans les études des bandes interstellaires diffuses. En 1980, Oka et son laboratoire ont découvert le spectre infrarouge de H+ qui est considéré comme le point de départ de la chimie en phase gazeuse dans les « nuages moléculaires » interstellaires. Après une longue recherche, Thomas R. Geballe et Oka ont détecté par spectroscopie H+3 dans deux nuages interstellaires. Depuis lors, Oka et ses collègues ont publié de nombreux articles sur leurs observations de H+3 interstellaire.
Lorsque Herzberg a déménagé de l’observatoire Yerkes de la University of Chicago au CNRC en 1948 à l’âge de 43 ans, il était déterminé à créer un groupe de renom en spectroscopie moléculaire à Ottawa. ll était déjà reconnu comme chef de file en spectroscopie avec la publication de Atomic Spectra and Atomic Structure en 1937, Molecular Spectra and Molecular Spectra : Vol. I. Diatomic Molecules en 1939 et vol. II Infrared and Raman Spectra of Polyatomic Molecules en 1945, qui avec le vol. III Electronic Spectra and Electronic Structure of Polyatomic Molecules, publié en 1966, deviendraient la bible de la spectroscopie moléculaire.
Herzberg demande alors à A. E. Douglas, âgé de 32 ans, brillant physicien expérimental qui possède une maîtrise de l’Université de la Saskatchewan, de l’aider à former ce groupe. Les deux hommes engagent D. A. Ramsay, H. Lew, C. C. Costain et B. P. Stoicheff, tous dans la vingtaine. Ils sont choisis en raison de l’excellence de leurs travaux et ont carte blanche pour mener leurs propres recherches. Cette indépendance et cette liberté sont essentielles pour que le groupe du CNRC devienne la Mecque de la spectroscopie moléculaire. Dans la nomination de Herzberg au Prix Nobel, le comité mentionne que les « seules institutions ayant joué un rôle similaire par le passé étaient le laboratoire Cavendish à Cambridge et l’institut Bohr à Copenhague. »
Herzberg lui-même se concentre sur ses recherches. Après avoir découvert en 1948 à Yerkes le spectre quadripôle infrarouge du H2, qui deviendra une puissante sonde en astrophysique, il est au sommet de sa carrière en tant que physicien expérimental. Son objectif est de découvrir le spectre du CH2, pour lequel il a commencé ses recherches en 1942. Après 17 ans de travaux, il parvient à découvrir le spectre avec le technicien J. Shoosmith en 1958, au moyen d’un spectographe à vide de 3 m, la troisième génération d’un instrument qu’il a bâti plus tôt en Saskatchewan et à Yerkes. Cette découverte, ainsi que la découverte du spectre du CH3 en 1956, lui valent son Prix Nobel en 1971 « pour sa contribution à la connaissance de la structure électronique et de la géométrie des molécules, particulièrement des radicaux libres. » Sur la plaque commémorant les 46 années de service de Herzberg au CNRC, on peut lire ce qui suit : CH2, The simplest Organic Molecule (CH2, la molécule organique la plus simple), et en voir une illustration.
Après le succès de cette découverte, en 1958, Herzberg et Douglas lancent une deuxième vague d’embauches. Contrairement à la première, les nouveaux employés sont sélectionnés parmi les quelque cinq boursiers postdoctoraux rencontrés chaque année par le groupe. J. W. C. Johns est nommé en 1961 et J.T. Hougen, en 1962. Je serai pour ma part engagé en 1965. Lorsqu’Alex Douglas me parle de cette nomination, je suis éberlué : l’idée ne m’avait jamais traversé l’esprit. Et je ne suis pas le seul étonné de cette décision. Frank Doren, le machiniste du groupe dont je fréquentais l’atelier, m’a confirmé que tout le groupe de la spectroscopie était sous le choc. Frank, étant très honnête, m’a avoué que tous critiquaient ce choix. Le groupe de l’époque était formé de jeunes et brillants spectroscopistes. Certains d’entre eux avaient publié de nombreux excellents articles sur leurs découvertes liées au spectre des radicaux libres. De mon côté, j’avais dirigé une expérience difficile, sans rien publier sur le sujet. Ce fut sans doute un pari audacieux de m’engager. Mais c’était également un pari pour moi de quitter mon poste d’assistant à l’Université de Tokyo et de m’installer à Ottawa. Cependant, dès les débuts, j’ai senti qu’Herzberg, Douglas et moi, nous nous comprenions et nous nous faisons confiance, et j’étais prêt à relever le défi.
À cette époque, il y a plus d’un demi-siècle, de nombreuses personnes connaissaient Herzberg et l’admiraient. Malheureusement, bon nombre d’entre elles sont décédées. Comme je suis l’un des derniers survivants de cette époque, je me sens l’obligation de laisser un témoignage honnête sur Herzberg. Dans ce projet sur la commémoration nationale du 50e anniversaire du Prix Nobel de chimie de Gerhard Herzberg, trois personnes ont mentionné que « Herzberg était un grand partisan du travail d’équipe ». C’est tout à fait faux! Aucun scientifique de ce calibre ne défend le travail d’équipe. Dans une entrevue avec le Winnewissers[1], Herzberg explique que la rédaction de ses trois volumes est très similaire au travail de composition de Wagner pour son opéra, Der Ring des Nibelungen. Pour lui, l’activité scientifique est similaire à l’œuvre du compositeur, de l’artiste ou de l’écrivain. Le travail d’équipe n’a rien à y voir.
Et je crois que j’en suis le meilleur témoin [2]. J’ai été un disciple arrogant. J’avais choisi Ottawa pour mon post-doctorat parce que j’étais attiré par l’aura de Herzberg, mais je n’avais aucune intention d’étudier les radicaux libres. J’étais alors fasciné par la méthode de la double résonnance inventée par mon superviseur de thèse, Koichi Shimoda, un physicien expérimental de génie. Mes premiers travaux à Ottawa, qui m’ont mérité le prix Steacie, portaient sur la double résonnance des collisions moléculaires et n’avaient à voir avec la spectroscopie. Pour moi, la spectroscopie n’était qu’un outil pour faire de la physique intéressante. Herzberg et Douglas l’ont vite compris et ont continué à m’encourager et à me financer, même si mes travaux ne portaient pas sur leurs principaux intérêts. Ils me laissèrent entière liberté. La réticence de Herzberg à se mêler de mes travaux était telle qu’il ne m’a jamais fait une seule suggestion pendant mes 18 années à son service.
Le joyau de la couronne du groupe de Herzberg est sans doute le spectre du H3+ que j’ai observé en 1980. Avant de rencontrer Herzberg, je ne connaissais même pas l’existence de cette molécule. C’était un peu le Saint-Graal des physiciens ambitieux. Herzberg y travaillait depuis 1941. J’ai hérité de ce joyau, qu’il m’a légué, et je l’ai observé pendant cinq ans avec le soutien de Douglas et Herzberg [3,4]. Je tiens à souligner ici que cette observation a été possible parce que Herzberg me laissait entièrement libre. J’ai publié mon article sous mon seul nom, ce n’était certainement pas un travail d’équipe.
Herzberg était un véritable scientifique d’exception. Selon la liste figurant dans sa biographie par Stoicheff [5], Herzberg a publié 269 articles de 1927 à 1996. Cette cadence de plus ou moins 4 articles par année est demeurée la même tout au long de sa vie professionnelle. Plus de la moitié de ces articles (138) ne portent que son seul nom; les autres ont été essentiellement écrits en collaboration avec un autre scientifique (93). On ne peut donc pas affirmer qu’il était un grand partisan du travail d’équipe. J’ai beaucoup appris avec lui et je le considère comme mon mentor, tel que je l’évoque dans le titre de cet article. Mais mon mentor en quoi? Mon mentor en physique expérimentale était clairement Koichi Shimoda. Mes mentors en physique théorique ont été les ouvrages de Landau et Lifshitsz. Ce que j’ai appris de Herzberg n’est pas de nature technique. C’est son attitude face à la science et à la vie qui m’a le plus influencé, et je n’ai pas d’hésitation à le qualifier de mentor à cet égard, même si je n’ai jamais rien publié avec lui.
[1] https://www.aip.org/history-programs/niels-bohrary/oral-histories/5029-1
[2] Oka, T. Reminiscence of Gerhard Herzberg at N.R.C. dans Physics in Canada, 1985, pp 68-74
[3] Oka, T. A memorial tribute to Gerhard Herzberg, 11 mai 1999, pp 19-21
[4] Herzberg, G. Trans. Roy. Soc. Can. (Ser. IV) Vol XX, 151-178, 1982
[5] Stoicheff, B. Gerhard Herzberg, An Illustrious Life in Science