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Bert Sutcliffe – De soldat à activiste

Par Gillian Kerr

Gillian Kerr

Contributrice historique

Gillian Kerr est une professionnelle du marketing et de la communication avec plus de 25 ans d’expérience en tant que responsable de la communication. Aujourd’hui propriétaire d’IdeaStove, un cabinet de conseil en communication indépendant, elle aide les organisations, les artistes, les chefs de projet et les entrepreneurs à raconter des histoires et à donner vie à leurs idées. Grâce à la recherche, à la rédaction créative, au coaching et à la résolution de problèmes, Gillian élargit et célèbre la communauté et met en lumière ce qui est nouveau, ce qui est bon, ce qui est curieux et ce qui est audacieux.

Herbert « Bert » Sutcliffe est au nombre des 26 000 Canadiens qui ont combattu pendant la guerre de Corée. Cette période de service s’inscrit dans une carrière militaire exemplaire qui a commencé pendant la Deuxième guerre mondiale, alors qu’il travaillait avec le Corps du renseignement canadien.

Or Bert perd son emploi après 22 ans de service lorsque son employeur, l’armée canadienne, découvre qu’il est homosexuel. Selon les politiques en vigueur à cette époque, les hommes et les femmes gays ne sont pas autorisés à servir dans l’armée. Après avoir pris sa retraite, Bert décide de prendre parole dans le débat qui fait rage au milieu des années 1980 sur la protection des droits des membres de la communauté LGBT des Forces armées canadiennes. Il dénonce « la purge » dans les forces armées, soit le renvoi systématique du personnel militaire gay. Il a grandement aidé à sensibiliser le grand public à ces injustices, jusqu’à ce que le gouvernement modifie enfin et définitivement ses politiques après avoir perdu un procès touchant aux droits des personnes LGBT. 

La première guerre de Sutcliffe : la Deuxième guerre mondiale

Bert naît à Toronto en 1917 de parents immigrants provenant de Yorkshire, en Angleterre. Son père meurt en 1916 au combat pendant la Première guerre mondiale, seulement 6 mois après la naissance de Bert. Sa mère l’élève ainsi que sa sœur avec sa pension de veuve de guerre.

Comme de nombreux jeunes de sa génération, Bert est au fait de la grande menace que Hitler fait peser sur l’Europe. Motivé à contribuer à l’effort de guerre, il s’enrôle dans l’armée en 1940, à l’âge de 23 ans. Il part s’entraîner au Camp Borden avant d’être dépêché auprès des bases alliées à Aldershot, dans la province de Hampshire.

Pendant son service auprès des Forces armées canadiennes, Sutcliffe joint les rangs du Corps du renseignement canadien, pour travailler dans la contre-ingérence, soit les renseignements militaires. Il apprend le français et l’allemand pour amasser des informations sur l’identité des collaborateurs de l’ennemi. Lorsque la collecte de renseignements indique que les maires de certaines villes de France sont des sympathisants du régime nazi, c’est l’unité de Bert qui les retire de leurs fonctions pour les remplacer par des leaders en qui les alliés peuvent avoir confiance. Bert se mérite la distinction de membre de l’Ordre de l’Empire britannique pour avoir fait preuve de bravoure sur le front : lorsqu’il se retrouve derrière les lignes ennemies, il déplace sa compagnie en lieu sûr en s’assurant que ses hommes ont les preuves et les renseignements avec eux.

Londres devient le quartier général des forces alliées pendant la Deuxième guerre mondiale et grouille de personnel militaire. Lors d’un congé en ville, Bert en profite pour faire l’expérience de l’animation de la vie nocturne dans les bars et les pubs et entame des relations avec des hommes pour la première fois de sa vie.

Une période de service en Corée

Après la Deuxième guerre mondiale, Bert demeure un membre actif du personnel militaire et passe ses étés à s’entraîner à la base de Petawawa. Il rejoint le comité exécutif de la toute nouvelle Association canadienne du renseignement militaire, un organisme mis sur pied pour promouvoir des améliorations dans le domaine du renseignement militaire. Comme de nombreux vétérans, il décide de poursuivre des études et s’inscrit à un programme d’histoire à l’Université de Toronto. Il obtient son diplôme en 1950 et planifie faire des études supérieures à Yale au moment où la guerre éclate en Corée.

La guerre de Corée débute en juin 1950 lorsque les forces communistes de la Corée du Nord envahissent la Corée du Sud. Il s’agit du premier conflit majeur à éclater depuis la formation des Nations unies à l’automne 1945. Les Nations unies ont pour objectif d’offrir un cadre officiel où les pays peuvent travailler de concert dans la diplomatie pour éviter des conflits mondiaux futurs. Lorsque le conflit opposant la Corée du Nord et la Corée du Sud commence, le Conseil de sécurité des Nations unies vote en faveur de l’envoi de troupes pour soutenir la Corée du Sud. Dix-huit nations, dont le Canada, y envoient des troupes militaires.

Tout comme Bert Sutcliffe, plusieurs des soldats canadiens envoyés en Corée sont des vétérans. La vie militaire est la seule vie qu’ils connaissent : c’est une carrière qui offre une bonne rémunération et diverses occasions d’avancement. Il détient alors le grade de capitaine. Il ne peut résister à la promesse de voir du pays et d’être bien payé tout en voyageant.

Bert arrive dans la région en novembre 1950 à titre de commandant-en-second du Corps du renseignement canadien. Le travail de collecter et d’analyser des renseignements est ardu en Asie. La Chine s’investit dans le conflit en apportant son soutien à la Corée du Nord. Les sources de renseignement dans les régions montagneuses sont rares : l’unité que Bert dirige utilise des cartes datant de 1923. Une grande partie de la population civile de la région est en mouvement constant et cherche à trouver refuge loin des zones de combat. Des agents chinois et nord-coréens se cachent au cœur de ces populations isolées de la Corée du Sud en se faisant passer pour des réfugiés.

La barrière linguistique est un obstacle de taille puisque les soldats ne peuvent pas distinguer les ennemis des alliés. Les agents ennemis volent des fournitures et sabotent des pièces d’équipement. Le Corps du renseignement doit absolument trouver des informateurs fiables. Bert recrute des interprètes pour soutenir les unités de sa brigade et leur enseigner à comprendre qui travaille pour le compte de quel camp. Ces activités de recrutement se font dans le plus grand secret. Sutcliffe doit remplir des sacs d’argent et les distribuer discrètement pour payer les membres de son équipe.

En tant qu’officier canadien, il a accès à de nombreuses installations américaines, telles que les clubs d’officiers. Les moments voués à la camaraderie sont cependant limités : la montée de la Guerre froide engendre un climat de grande prudence. Le Japon a annexé la Corée de 1910 jusqu’en 1945 et elle demeure un pays pauvre et principalement rural. C’est tout un contraste avec la vie urbaine animée de Londres. La Corée n’offre aucune vie sociale pour les hommes gays et, pour Bert, c’est une guerre teintée de solitude.

La fin abrupte de sa carrière militaire

La guerre de Corée prend fin avec une trêve qui assure le développement d’une démocratie en Corée du Sud. Après avoir passé trois années à l’étranger, Sutcliffe revient au Canada pour y poursuivre sa carrière militaire. Il travaille au quartier général des Forces armées à Ottawa à compter de 1956 et est promu au rang de major. En juin 1962, il entame une période de service de deux semaines qui l’amène à Washington D.C. pour suivre une formation en vue d’un poste au Pentagone. Bert se remémore cette époque en affirmant à quel point c’était un emploi de rêve.[i]

Bert Sutcliffe au Brian Gazzard Show, 1986. Image/vidéo avec l’aimable autorisation d’ArQuives : Archives LGBTQ2+ du Canada.

En 1986, Sutcliffe parle du moment où il lui a demandé de quitter les forces armées lors d’une entrevue télévisée pour une chaîne canadienne; il avait en fait « été établi qu’il était homosexuel. »[ii] Lors de son séjour à Washington, la CIA est informée de sa rencontre dans un bar avec un autre homme et fait part de ces informations avec le Pentagone et ensuite avec les autorités canadiennes. De retour à Ottawa, son supérieur le convoque en réunion. Bert apprend que son homosexualité est un fait connu et il accepte de démissionner en échange d’une libération honorable. Bert est tellement abattu par le tournant que prend les choses qu’il retourne à son appartement et sort son Luger, une arme de poing allemande de la Deuxième guerre mondiale. Tiraillé par la colère et la honte, Bert appuie le canon contre sa tempe et pense mettre fin à ses jours. Mais il réfléchit et dépose l’arme en se disant : « Je ne vais pas les laisser me faire ça. »[iii]

À quelle fin l’armée expulsait-elle les homosexuels de ses rangs? Selon les opinions de l’époque, dans le contexte de la Guerre froide qui opposait l’Union soviétique à l’Occident, les homosexuels étaient vulnérables aux extorsions et n’étaient pas dignes de confiance. Certains croyaient même que cette vulnérabilité pouvait devenir un problème de sécurité nationale. Les Soviétiques, en capturant un soldat gay, auraient pu utiliser ce secret bien gardé pour lui soutirer des informations.

Sutcliffe annonce à sa famille qu’il est libéré de l’armée et il leur confie qu’il est gay. Sa famille est surprise par cette nouvelle et ne comprend pas et ne sait pas comment l’épauler. Bert n’a plus de carrière et il ne peut pas compter sur ses amis provenant de la communauté militaire. Forcé de recommencer à zéro, il met à profit sa force et sa résilience pour se lancer dans un nouveau chapitre de son existence et part enseigner l’histoire dans une école secondaire, un emploi qu’il occupera pendant 18 ans.

Le premier à raconter son histoire

Après avoir pris sa retraite en 1979, Bert décide de prendre parole pour parler de ses expériences et dénoncer la perte de sa carrière militaire. Comme il l’a dit, « la retraite lui a donné du courage »[iv] et il veut raconter son histoire. Il n’a plus de raison de craindre les conséquences de dire sa vérité.

Bert Sutcliffe, vers 1981/1982. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Body Politic Magazine, n° 89, décembre 1982.

Sutcliffe est le premier vétéran gay de l’armée canadienne à parler de son expérience et à revendiquer des changements. Il donne des entrevues et participe à des émissions télévisées pour sensibiliser le grand public au grand nombre de membres des forces armées qui ont été forcés de renoncer à leur emploi à cause de leur sexualité. Plus de 9 000 hommes et femmes ont été espionnés, interrogés et ultimement renvoyés des Forces armées canadiennes, de la Gendarmerie royale du Canada et de la fonction publique fédérale entre les années 1950 et la moitié des années 1990. Tout comme Bert, ces hommes et ces femmes ont souffert du traumatisme lié à ces expériences et ont dû se réinventer après avoir été chassés d’une carrière qu’ils aimaient.

Au milieu des années 1980, la publication d’un rapport du comité parlementaire Égalité pour tous révèle la grande incidence d’actes de discrimination envers les homosexuels et ouvre un débat national à propos de leurs droits et du rôle des homosexuels dans l’armée. Si de nombreux représentants parlementaires souhaitent discuter du droit des hommes et femmes gays à servir dans l’armée, les factions conservatrices s’y opposent farouchement. En 1986, Sutcliffe écrit une lettre au premier ministre Brian Mulroney ainsi qu’aux chefs des autres partis politiques pour leur communiquer l’étendue des injustices commises. Le quotidien Toronto Star relate les détails de la lettre de Bert, dans laquelle il dit aux chefs que « les idées dépassées et lourdes de préjugés que vous chérissez ont failli me coûter la vie… je n’entrerai pas dans les détails du déchirement, de la confusion et de la colère que j’ai ressentis, mais je voudrais bien que chacun d’entre vous fasse l’expérience de voir sa carrière anéantie comme la mienne. »[v]

« Toujours en colère : Herbert Sutcliffe, à gauche, dans l’appartement de Spadina Rd. qu’il partage avec Ralph Wormleighton, montre à son compagnon les médailles qu’il a gagnées pour son service pendant la Seconde Guerre mondiale, avant que son homosexualité ne soit révélée et que sa carrière militaire ne soit brisée. Sa colère n’a pas diminué ». 15 mars 1986. Image reproduite avec l’aimable autorisation des archives du Toronto Star et de la bibliothèque publique de Toronto.

La fin de la purge

En 1989, Michelle Douglas est une jeune sergente et on lui dit de quitter l’armée parce qu’elle est lesbienne. Douglas parle de son expérience dans un article publié en 2023 dans le quotidien Toronto Star : « Les gens de l’armée m’ont forcée à dire à ma famille que j’étais lesbienne et ils m’ont donné 24 heures pour le faire, sans quoi ils allaient demander à la police de le faire pour  moi. »[vi]

Peu de temps après, Michelle fait la connaissance de Clayton Ruby, un avocat chevronné et champion des droits de la personne, avec le soutien de qui elle va intenter un procès au gouvernement canadien pour avoir enfreint ses droits en fonction de la Chartes des droits de la personne. La poursuite est réglée la veille du début du procès en 1992. En plus de verser un règlement financier à Michelle, le gouvernement révoque également la politique d’expulsion des homosexuels.

Il va falloir encore beaucoup de temps pour changer la culture et faire progresser la mise en œuvre des droits de la personne, tels que le mariage et les droits des conjoints du même sexe. Le 28 novembre 2017, le premier ministre Justin Trudeau livre enfin des excuses officielles aux Canadiennes et Canadiens membres de la grande communauté LGBTQ pour « l’oppression et le rejet systématiques et sanctionnés par le gouvernement. »[vii] Il présente ces excuses et offre un règlement de 145 millions de dollars aux victimes, montant qui comprend la mise sur pied du Fonds Purge LGBT. Ce fonds met en œuvre des projets de commémoration et d’éducation; Michelle Douglas y œuvre à titre de directrice exécutive. 

Bert Sutcliffe a enfin pu voir les membres des forces armées retrouver leur dignité. Il reste un membre actif de sa communauté en faisant du bénévolat auprès de nombreux organismes, notamment auprès de l’UNICEF, de la Société canadienne du cancer et du groupe Gay Community Appeal. En 1973, Bert rencontre Ralph, lui aussi vétéran de la Deuxième guerre mondiale. Ralph devient son partenaire et ils vivent ensemble jusqu’au décès de Bert en 2003.


[i] Entrevue télévisée, Brian Gazzard Show (octobre 1986), ArQuives: Canada’s LGBTQ2+ Archives (en anglais seulement).

[ii] Entrevue télévisée, Brian Gazzard Show (octobre 1986), ArQuives: Canada’s LGBTQ2+ Archives (en anglais seulement).

[iii] Entrevue télévisée, Brian Gazzard Show (octobre 1986), ArQuives: Canada’s LGBTQ2+ Archives (en anglais seulement).

[iv] Foolscap Gay Oral History with Bert Sutcliffe (août 1988), ArQuives: Canada’s LGBTQ2+ Archives (en anglais seulement).

[v] Flavelle, Dana, « Homosexuality Destroyed Decorated Soldier’s Career », quotidien Toronto Star (15 mars 1986) (en anglais seulement).

[vi] Bradley, Brian, « She Was Among Those Purged from Canada’s Military. Today, Michelle Douglas Looks Back on the Pain and the Progress », quotidien Toronto Star (2 avril 2023) (en anglais seulement).

[vii] Excuses officielles de Justin Trudeau à la Chambre des communes (28 novembre 2017).