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À la découverte de « Fondations et progrès » : Un cheminement intergénérationnel vers la vérité et la prise de conscience

Par Vanessa Scott

Vanessa Scott

Auteure collaboratrice

Vanessa est écrivaine et descendante de la 4e génération de colons d’une famille qui s’est engagée dans le travail missionnaire maritime pour l’Église unie le long de la côte de la Colombie-Britannique du début des années 1900 à 1960. En 2012, elle a hérité une boîte de documents inédits de son arrière-grand-père (le capitaine Révérend Robert C. Scott), ce qui a déclenché une décennie de recherche et de réflexion sur le rôle de ses ancêtres dans la colonisation et les pensionnats. Ses documents de première main, vieux de plus de 100 ans, contiennent des informations uniques sur la mentalité coloniale et sur l’effort intergénérationnel d’une famille pour affronter ce sombre héritage et rompre les schémas du colonialisme qui se transmettent d’une génération à l’autre. Elle écrit sur son processus de réconciliation et de rapatriement de documents en collaboration avec des survivants autochtones des pensionnats indiens. Elle examine aussi ce que signifie avoir un sentiment d’appartenance à cette terre en tant que descendante du personnel des pensionnats et des missionnaires. Son intention, en partageant cette histoire et ces documents, est d’aider à exposer et à remettre en question la crise actuelle de la mentalité coloniale des colons et de plaider en faveur de l’etuaptmumk/la vision à deux yeux comme une meilleure voie à suivre. Elle espère que son histoire servira de guide aux Canadiens et aux jeunes qui s’interrogent également sur leur identité et leur lien avec le lieu, ainsi qu’à nous tous qui devons faire face à la vérité afin de changer et d’avancer honorablement. Elle vit sur l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique, sur le territoire de la Première nation K’omoks.

Il y a dix ans, j’ai hérité d’une vieille boîte en carton contenant une collection de documents de mon arrière-grand-père, un missionnaire chrétien, le révérend capitaine R.C. Scott. La découverte de cette boîte a chamboulé ma vie. Son contenu m’a plongée dans un incroyable voyage au cœur de notre histoire coloniale collective, m’amenant à me questionner sur mon identité et, en fin de compte, sur la signification de la vérité et de la réconciliation.

La poussière avait eu le temps de s’accumuler sur cette capsule historique, demeurée en latence pendant deux générations, plus de 62 ans! Après la mort mon arrière-grand-père, en 1960, cette boîte de documents, une fois rangée dans un placard, est tombée dans l’oubli. Cinq décennies plus tard, une grand-tante inconnue, appartenant à une branche lointaine de l’arbre généalogique, a rendu l’âme. Une succession d’événements et de courriels improbable a fait aboutir la boîte entre mes mains, car je suis la dernière personne vivante de la lignée familiale de R.C. Scott. 

Cette mystérieuse boîte a fait surgir en moi un éventail de questions et de pistes de réflexion qui m’ont poussée à poursuivre une quête de sens tout à fait unique à partir de vieilles traces écrites. Tout ce que j’ai découvert, tout ce que j’ai dû désapprendre, toutes les personnes que j’ai rencontrées lors de mon cheminement ont changé presque entièrement mes perceptions et mes croyances sur ma famille, mon pays, le passé et notre avenir. 

J’ai mis au jour non seulement des secrets de famille, mais aussi des secrets gardés par le Canada qui doivent maintenant être dévoilés. 

* * *

Sur le chemin du retour, la vue de la boîte sur le siège du passager ne faisait qu’accroître mon impatience d’arriver chez moi pour l’ouvrir. Quand, enfin, je me suis assise dans le salon, la boîte à mes pieds, ne pouvant réprimer plus longtemps ma curiosité, j’espérais trouver une mine de renseignements sur le passage de ma famille Scott sur la côte de la Colombie-Britannique. 

La boîte abîmée, aux bords déchirés et aux coins écornés, arborant des autocollants en mauvais état, était étiquetée « Handle with Care » (Manipuler avec soin), ayant été conçue pour contenir des bouteilles en verre de solvant médical. Étrangement, cet avertissement relatif à un contenu « fragile » restait de mise considérant le caractère explosif des documents d’archives entassés dans la boîte. Jamais je n’aurais imaginé qu’une simple boîte pouvait renfermer à la fois des cauchemars et une promesse de guérison, et toucher bien d’autres personnes que sa destinataire, moi-même.

Sous une couche de papier journal froissé et jauni des années 1960, j’ai trouvé des piles de documents dactylographiés, des pages de journal intime, des coupures de presse, des sermons manuscrits parcheminés et des lettres personnelles vieilles de 70 à 120 ans dans leurs enveloppes originales. Il y avait également des dizaines de photographies en noir et blanc, des diapositives et des négatifs de photos. Les photos de Robert Clyde et de son fils Bob (le grand-père que je n’ai jamais connu, mais dont j’ai tant entendu parler) m’ont certes fascinée. Toutefois, l’émotion m’a submergée quand j’ai vu de nombreuses photos inédites d’êtres chers aujourd’hui disparus : une charmante jeune femme, nulle autre que ma grand-mère, un bébé adorable et un enfant heureux, mon père. 

J’ai continué de fouiller attentivement le contenu jusqu’au fond de la boîte, m’attendant à y trouver un dernier trésor caché. Mon cœur battait la chamade lorsque j’ai sorti une reliure rouge sombre en acajou, recouverte d’une pellicule plastique protectrice. Sur la couverture figurait une photo noir et blanc découpée et collée de mon arrière-grand-père. On le voit tendant le bras pour serrer la main d’une personne absente de la photo. C’est tout à fait lui, debout sur les larges planches de bois d’un quai. 

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Couverture du manuscrit. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Vanessa Scott.

Ce n’est qu’après avoir ouvert cette vieille reliure rigide que j’ai noté le symbole du droit d’auteur et l’année 1955. En survolant la table des matières, j’ai remarqué qu’il s’agissait d’un ouvrage complet. À l’intérieur, outre les photos, il y avait une carte de la côte de la Colombie-Britannique dessinée à la main indiquant l’emplacement de phares, de campements, de villages autochtones et de pensionnats indiens. À mi-chemin entre un livre d’histoire et un récit autobiographique, l’ouvrage Foundations and Progress (Fondations et progrès), fascinant à lire, expose les motivations profondes de mon arrière-grand-père qui l’ont poussé à devenir missionnaire, puis à s’établir en Colombie-Britannique. Il offre un compte rendu détaillé des ressources côtières de la province au début du 20e siècle, des champs missionnaires et des hôpitaux pour les Autochtones, et bien plus encore. 

Je savais que Robert Clyde avait publié, en 1948, un livre sur son mentor, My Captain Oliver: A Story of Two Missionaries on the B.C. Coast (L’histoire de deux missionnaires sur la côte de la Colombie-Britannique). Rédigé vers la fin de sa vie, cet ouvrage, comme les documents qui l’accompagnent, compte parmi les plus crus, les plus personnels et les moins censurés de tous ses écrits. Après la mort de mon grand-père, sa seconde épouse a fait don d’un grand nombre de ses documents personnels, y compris des journaux de bord datant de plusieurs décennies, aux archives de l’Église Unie du Canada, de la Ville de Vancouver, du Royal B.C. Museum, de l’école de théologie de l’Université de la Colombie-Britannique et du Maritime Museum of BC. 

Comme mon père avant moi, j’avais fini par compulser ces archives pour rechercher et assembler d’autres pièces du casse-tête et révéler la véritable identité de Robert Clyde, ses croyances et les motifs de ses actions.

Toutefois, le contenu de cette boîte oubliée différait de celui des autres boîtes remises aux archives officielles. C’est comme si une personne (Robert Clyde, qui sait?) avait choisi de ne pas remettre ces documents aux autorités ecclésiastiques ou gouvernementales. 

Ces documents ne font pas que suivre une chronologie serrée qui rappelle les motivations, les craintes, les questions et les espoirs de Robert Clyde depuis le temps où il est devenu missionnaire dans la marine de la Colombie-Britannique, en 1913, jusqu’au début des années 1950, en passant par les deux guerres mondiales. Ils révèlent bien plus. Entrecoupé de réflexions philosophiques et spirituelles et de ferventes invocations adressées à Dieu pour être guidé, son livre exprime sa colère devant l’hypocrisie des gouvernements du Canada et de la Colombie-Britannique ainsi que des églises chrétiennes au service des fidèles, Blancs et Autochtones. Il y dénonce l’extraction vorace des ressources naturelles et l’exploitation de la main-d’œuvre à l’aube de l’ère industrielle.

Tout comme l’arrière-petit-fils du Dr Peter Henderson Bryce, qui avait aussi hérité d’une boîte contenant les écrits de son illustre aïeul en 2011, j’ai acquis la conviction, en lisant ces documents, qu’il est pressant de faire connaître une histoire plus fascinante, plus complexe, que celle que je connaissais (et craignais) à propos de mon ancêtre.

Contrairement à la plupart des personnes canadiennes non autochtones, je n’ai jamais eu le choix d’« ignorer » les injustices de la colonisation et des pensionnats, car la vie de plusieurs générations de mes ancêtres, missionnaires et subordonnés chrétiens, a été inextricablement liée à ces établissements. 

Robert Clyde et sa première épouse Amelia, mon arrière-grand-mère, s’étaient engagés au sein de l’Église Unie sur la côte de la Colombie-Britannique dans un vaste domaine missionnaire, de Gibson’s Landing au sud à Haida Gwaii au nord. Ce domaine couvrait toute l’île de Vancouver, et Robert Clyde s’y est consacré à différents moments de sa carrière religieuse. 

De tous les éléments d’information glanés au sujet de mon grand-père, un s’est avéré très difficile à accepter : son poste de directeur de deux pensionnats administrés par l’Église Unie, d’abord à Coqualeetza (1933-1944) sur le territoire stó:lō, puis à Alberni (1944-1947) sur celui de la Nation Tseshaht. Je n’ai obtenu de mon père que quelques bribes de ces chapitres d’histoire. Il est mort en 2008, quand j’avais 22 ans, bien avant que je sache ce que j’ai appris entre-temps pour lui poser toutes les questions que j’aurais aujourd’hui. 

Jusqu’à ce que je lise les mots de mon arrière-grand-père en 2012, j’avais supposé qu’il n’aurait pu assumer de telles fonctions dans les pensionnats sans être un fanatique, un monstre, un pédophile ou un complice du génocide alors perpétré. Robert Clyde était-il un raciste qui croyait et propageait des horreurs? 

J’avais besoin de creuser cette question. Il fallait que je découvre la vérité, poussée par un mélange de curiosité, de crainte et d’affection. J’étais bien résolue à terminer la quête de vérité sur l’histoire de notre famille que mon père avait entamée au cours de l’année de ma naissance, sans toutefois la mener à bien. Si la religion n’a guère été transmise dans ma famille, l’amour de l’océan et des mots l’a certes été. 

En 1988, mon père, Robert C. III, a retracé une partie de l’itinéraire des missionnaires marins de notre famille, remontant la côte de la Colombie-Britannique pour interroger des survivants des pensionnats et d’autres représentants des Premières Nations qui connaissaient les Scott. Avec leur permission, il a commencé à lever le voile sur une sombre histoire. Mon père a laissé derrière lui son propre manuscrit, non publié, qu’il m’a dédié. Il l’avait abandonné en 1993, ainsi que des transcriptions d’entretiens et des bandes audio que j’ai trouvées plus tard sous le plancher chez ma grand-mère. Elle aussi avait conservé des morceaux choisis de ses écrits, qui vont droit au cœur de mon récit de vérité et de réconciliation. 

J’ai donc poursuivi ma quête commencée par curiosité, et j’ai avancé à travers toute la gamme des émotions – le choc, l’incrédulité, la honte, la culpabilité et, malgré tout, l’amour. À ma grande surprise, j’ai fini par me reconnaître dans les paroles de mes ancêtres. Au bout de ce périple, j’ai su ce que mon arrière-grand-père et le reste de ma famille voulaient vraiment : faire connaître la vérité, la dire.

* * *

Au début de son livre non publié, alors qu’il s’apprêtait à hisser les voiles, mon père a écrit ces quelques mots : 

J’ai ressenti, à l’arrivée de Vanessa, l’obligation de raconter [l’histoire de la famille], d’en savoir plus sur nous et, ce faisant, de grandir un peu moi-même. C’est avec enthousiasme que j’entrevoyais la perspective de vivre une aventure unique, que personne d’autre ne pouvait entreprendre. Si tout se passait comme prévu, je perpétuerais une tradition de transmission et je léguerais à la famille quelque chose dont elle serait fière. Encore plus exaltant à mes yeux : l’impression de redevenir un étranger dans un pays autre.

Pour ma part, dans cette histoire multigénérationnelle, mon rôle ne se résume pas à celui d’une étrangère dans un pays autre. Au contraire, j’ai évolué tout au long de ce retour aux sources, acquérant un plus grand sentiment d’appartenance envers ma famille et ma communauté, que je continue de découvrir. 

Les événements qui ont profondément ébranlé la culture canadienne m’ont rendue plus déterminée que jamais à comprendre mon héritage et à trouver ma place dans le déroulement de l’histoire. Trois événements survenus en 2012, en particulier, ont motivé ma décision de lire enfin tous les récits de première main de ma famille sur la colonisation et les relations tendues entre les colons et les Premières Nations : le lancement du mouvement Idle No More (Jamais plus l’inaction) pour la défense des droits des Autochtones; les projets de loi omnibus du gouvernement Harper qui ont supprimé les protections environnementales pour favoriser le développement industriel sur des terres autochtones; mon expérience directe de cette nouvelle vague de développement des régions éloignées qui continue de polariser et de définir la politique de notre pays, autant qu’il y a 150 ans. 

Les conflits qui divisent notre société en matière de politique, d’environnement et de ressources naturelles, les défaillances de l’infrastructure et l’obligation d’utiliser les terres de manière non durable ont le même point de départ : une conception erronée du progrès et un sentiment de supériorité culturelle stimulé par le colonialisme. J’ai voulu aller au fond de ces idées tordues, en tenant compte de la vision du monde qui dominait à l’époque à laquelle mon arrière-grand-père a vécu et dont il a été témoin. 

Le mythe de l’origine de ma famille, selon lequel je descendrais d’un capitaine de navire courageux au grand cœur, inspirant sur le plan spirituel, qui était aimé de tous et ne pouvait faire aucun mal, de même que le mythe de l’origine de ma nation en tant que pays juste et pacifique, animé par de bonnes intentions, sont tous deux faux.  

Toutefois, mon arrière-grand-père n’était pas l’homme mauvais que j’ai longtemps cru qu’il était. 

Au cours des dix années qui ont suivi le déballage de cette boîte, je me suis informée au sujet des pensionnats indiens et j’en suis venue à comprendre comment le Canada compte encore sur des êtres humains idéalistes, complexes et imparfaits comme mon arrière-grand-père pour abattre une sale besogne. Et j’ai pris conscience du fait que mon père et moi n’aurions pas vu le jour sans ce pensionnat où mes grands-parents se sont rencontrés et mariés.

Et il en va de même pour ce pays qui n’existerait pas tel que nous le connaissons aujourd’hui sans des institutions et des politiques comme celles issues des pensionnats, et nous ne bénéficierions pas de la riche économie canadienne, dont nous dépendons tous plus ou moins. Le Canada a bel et bien conduit à un génocide culturel, et il a tiré profit de la dépossession de terres et d’un développement industriel rapide. Et son expansion continue.

Le Canada poursuivra-t-il sa croissance en reconnaissant l’autonomie des peuples autochtones et adoptera-t-il une approche à double vision, ou répétera-t-il les erreurs et les mensonges du passé? 

Le pèlerinage de ma famille pour mettre en lumière notre vérité s’est étendu sur quatre générations liées par le sang, l’océan et les mots. Chaque étape de mon parcours a été marquée par l’amour, l’idéalisme, la reconnaissance de l’erreur et l’urgence de progresser, à l’instar de mes proches. Comme me l’a dit en 2018 une survivante de l’un des pensionnats où mes ancêtres ont travaillé, après lui avoir fait part de mes origines familiales : « Tu dois continuer de prendre la parole et d’exprimer ce que tu ressens au sujet de ce qui s’est passé dans les pensionnats. Tu seras aussi prise au piège si tu ne le fais pas. »