Citez

Article « Un crime national »

Il y a cent ans, le Dr Peter Henderson Bryce révélait l’horrible bilan des décès parmi les enfants placés dans des pensionnats.

par: Miles Morisseau


Auteur contributeur

Miles Morrisseau est un écrivain, journaliste et producteur multimédia métis de la patrie métisse du Manitoba. Il a commencé sa carrière en tant que rédacteur/diffuseur pour la radio de la CBC à Winnipeg. Il a produit des documentaires pour Sunday Morning, l’émission documentaire phare de la radio de CBC. En tant que diffuseur national des affaires autochtones, il a couvert la guerre des jeux de hasard des Mohawks à Akwesasne, la mort de l’accord du lac Meech et a été l’un des seuls journalistes grand public à avoir accès à l’arrière des barricades pendant la crise d’Oka, en entrant sur l’un des rares bateaux qui ont fait passer de la nourriture et des médicaments. Il a été rédacteur en chef de Nativebeat, the Beat of a Different Drum, qui a été élu meilleur mensuel amérindien par la Native American Journalists Association (NAJA). Il a été rédacteur en chef du magazine Aboriginal Voices et d’Indian Country Today. Il a produit Buffalo Tracks avec Evan Adams pour APTN. En tant que directeur des programmes de NCI-FM, le réseau de radio autochtone du Manitoba, il a contribué au lancement de Streetz FM, la première station de radio créée par et pour les jeunes autochtones de Winnipeg, au Manitoba. Il a six enfants et sept petits-enfants et est en couple avec Shelly Bressette depuis plus de 35 ans. Il vit à Grand Rapids, au Manitoba, sur l’une des dernières terres métisses encore entre les mains du peuple métis.

Personne ne voulait prêter l’oreille au Dr Peter Henderson Bryce. Il avait pourtant documenté la vérité et rapporté les faits sur les pensionnats, ce qui lui a valu de vives critiques de la part des institutions les plus puissantes de son époque : le gouvernement canadien et l’église.

En 1922, Bryce, ancien médecin en chef au ministère de l’Intérieur et à celui des Affaires indiennes, publiait et distribuait à compte d’auteur The Story of a National Crime, being an Appeal for Justice to the Indians of Canada (traduit en 2022 sous le titre L’histoire d’un crime national : un appel à la justice pour les Indiens du Canada), un document percutant dont le contenu a touché le cœur et l’esprit de son public cible, les Canadiens et Canadiennes, et qui remue encore les personnes qui descendent de celles dont il relatait l’histoire.

Dans ce document, Bryce rendait publiques les conclusions définitives de son enquête menée au fil des ans qui dénonçaient les conditions lamentables sévissant dans les pensionnats autochtones de l’Ouest canadien — dès 1904, il rédigeait chaque année un rapport sur la « santé des Indiens[i] », jusqu’à ce qu’il soit écarté en 1914 par le surintendant général adjoint des Affaires indiennes, Duncan Campbell Scott. Bryce avait constaté le taux extraordinairement élevé de tuberculose et la mortalité excessive des enfants confiés de force par leurs parents à des écoles industrielles et à des pensionnats gérés pour la plupart par les églises catholiques et anglicanes.

 Alex, un élève du pensionnat indien de St. Barnabas, dans la réserve de Sarcee, à l’extérieur de Calgary, est allongé dans son lit à l’hôpital de la mission, tandis que sa grand-mère est assise à ses côtés. AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE : ARCHIVES DU SYNODE GÉNÉRAL ANGLICAN À TORONTO.

À l’époque, la tuberculose était l’une des principales causes de décès au Canada. Si cette maladie infectieuse touchait toutes les populations, elle frappait plus durement les personnes démunies, souffrant de malnutrition et vivant dans des conditions de promiscuité et d’insalubrité. Outre ses observations faites dans les pensionnats, Bryce découvrait que les taux d’infection et de mortalité liés à la tuberculose étaient beaucoup plus élevés dans les réserves autochtones que dans la population canadienne en général. Or, le financement des soins et des traitements y était bien plus faible. Ce rapport, que Bryce a rédigé après avoir été contraint de se retirer de la fonction publique fédérale en 1921, visait à dénoncer l’inaction du gouvernement canadien et à alerter l’opinion publique sur ce qu’il décrivait comme un crime national. « Il est, en effet, pitoyable de constater que… ce cortège de maladies et de décès se soit poursuivi presque sans qu’aucun effort sérieux n’ait été fait par le ministère des Affaires indiennes, plus particulièrement chargé par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de s’occuper de notre population indienne », y écrivait-il.

La première fois que j’ai voulu prendre connaissance du pamphlet de Bryce, je n’ai pas pu le lire dans son entièreté, même s’il comporte moins de vingt pages. Je ne pouvais pas supporter le poids des mots et des vérités assénées par les statistiques de Bryce. Le choc à absorber en une seule lecture était trop grand. Pour les peuples autochtones, en particulier pour ceux d’entre nous qui sont des survivants intergénérationnels du système des pensionnats autochtones, ce court texte a mis à nu une horrible vérité que nous ressentons au plus profond de nos cœurs, de nos esprits, de nos âmes.

Ces événements ne se sont pas produits il y a des lustres. Les constatations de Bryce étaient loin d’être de l’« infox » (ou des fake news), pour reprendre l’expression d’usage de nos jours pour désigner les nouvelles fallacieuses. Le médecin s’est pourtant buté à une résistance tenace, si bien que le système des pensionnats a perduré pendant des décennies.

Le poids de cette histoire, bien vivante et persistante, nous, Autochtones, le portons sur nos épaules, et nous recherchons, en cette ère de réconciliation, des alliés disposés à supporter aussi ce fardeau. Survenant à un moment critique, le centenaire de la parution du rapport de Bryce coïncide avec deux événements : la découverte de centaines de sépultures en cours d’identification sur les sites des pensionnats ainsi que l’annonce d’un accord de principe d’un montant de 40 milliards de dollars, signé un peu plus tôt cette année au terme d’une longue bataille judiciaire, en vue de l’indemnisation des familles de milliers d’enfants autochtones qui ont été retirés de leur foyer entre 1991 et 2022, dans le cadre du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. 

*

Bien avant la naissance du Canada, avant même que les contours du continent ne se précisent, les écoles missionnaires endoctrinaient des enfants autochtones alors que les églises essaimaient dans toute l’Amérique du Nord. Les Jésuites (l’ordre missionnaire le plus important de l’Église catholique romaine) sont arrivés en 1625 dans ce qui s’appelait alors la Nouvelle-France. Au fil des siècles qui ont suivi, à mesure que la colonisation européenne se propageait vers l’Ouest et que les missions chrétiennes y étaient envoyées, des religieuses et des prêtres ont fondé plusieurs externats pour enfants autochtones dans une visée missionnaire. Le Mohawk Institute de Brantford, en Ontario, est le plus ancien pensionnat. Sous la gouverne de l’Église anglicane, il a ouvert ses portes en 1831. À l’époque de la Confédération, en 1867, lorsque l’Acte de l’Amérique du Nord britannique a attribué au gouvernement fédéral le pouvoir sur « les Indiens et les terres réservées aux Indiens », les églises géraient déjà un petit nombre de pensionnats pour enfants autochtones. Un peu moins d’une décennie plus tard, en 1876, la Loi sur les Indiens était créée. Certains règlements pris en application de cette loi ont formalisé le partenariat établi entre les églises et l’État visant à placer les enfants autochtones dans ces établissements. En 1891, des missionnaires de l’Église catholique romaine ont construit le pensionnat autochtone Blue Quills à Lac La Biche, en Alberta. Celui-ci était destiné aux enfants des vastes réserves cries de Saddle Lake et des familles métisses des environs. Des dizaines d’autres écoles de ce type ont ouvert leurs portes dans l’Ouest canadien. 

En 1904, Bryce, un médecin ontarien, était nommé médecin en chef du ministère de l’Intérieur et du ministère des Affaires indiennes, après avoir été à la tête de l’Ontario Board of Health (conseil de santé de l’Ontario) pendant 22 ans. Trois ans plus tard, il inspectait 35 pensionnats indiens en Alberta, au Manitoba et en Saskatchewan, et il rédigeait un rapport spécial sur les conditions déplorables qu’il y avait observées. Le Report on the Indian Schools of Manitoba and the Northwest Territories était fondé sur des données recueillies lors d’une enquête menée auprès des directeurs et d’une inspection personnelle des écoles, soit huit écoles industrielles et 27 pensionnats. Ce « rapport sur les écoles indiennes » du Manitoba et des Territoires du Nord-Ouest révélait que, à cause d’une tuberculose répandue, « 24 % de tous les élèves ayant fréquenté les pensionnats y auraient trouvé la mort », citant « le cas d’un pensionnat dans la réserve de File Hills, où même 75 % des élèves avaient perdu la vie avant la fin de leurs 16 ans depuis l’ouverture de l’établissement scolaire ». Bryce dénonçait dans ce rapport une ventilation insuffisante et le manque d’air frais dans les salles de classe et les dortoirs, où les enfants malades étaient logés avec des enfants en bonne santé : « Nous avons créé une situation si dangereuse pour la santé que j’ai été plusieurs fois surpris que les résultats ne soient pas encore plus mauvais que ceux annoncés par les statistiques. »

Des croix marquent les tombes devant le pensionnat de Duck Lake, que l’on voit à l’arrière-plan à droite.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE : SŒURS DE LA PRÉSENTATION DE MARIE.


À l’époque, toutefois, une voix énergique s’élevait au-dessus des autres – celle, puissante, de Duncan Campbell Scott. Déjà adulé comme l’un des « poètes de la Confédération », au nombre des voix qui ont littéralement déclamé le mythe fondateur du Canada, Scott était devenu, en 1913, surintendant adjoint au ministère des Affaires indiennes, dont il a tenu les rênes pendant près de vingt ans, jusqu’à sa retraite en 1932. (Il travaillait dans ce ministère depuis 1905.)

De 1904 à 1914, Bryce a compilé des statistiques sur la santé des enfants et des adultes autochtones, dans les écoles comme dans les réserves. Scott en a cependant interdit la publication, en plus de refuser de donner suite aux recommandations de Bryce visant à endiguer la maladie par des améliorations sanitaires et des inspections plus fréquentes par les médecins locaux. Dans A National Crime, Bryce a soutenu que « en raison de l’opposition active de M. D.C. Scott, et de ses conseils au sous-ministre de l’époque, aucune mesure n’a été prise par le ministère en vue de les appliquer ». Il a également souligné que l’intervention de Scott avait empêché son rapport de 1907 de devenir « un sujet de discussion critique lors de la réunion annuelle de l’Association canadienne antituberculeuse en 1910 ». Après sa prise de contrôle du ministère des Affaires indiennes en 1913, Scott a mis un terme aux enquêtes de Bryce, affirmant dans une lettre reproduite dans A National Crime que Bryce n’avait pas été employé par ce ministère depuis une réorganisation bureaucratique en 1908 – un geste que le médecin avait associé à une « hypocrisie évidente ». De fait, Bryce continuait de préparer des rapports annuels pour son ministère jusqu’à ce que Scott interrompe tout.

Des jeunes garçons se reposent dans le dortoir du Pensionnat Old Sun, vers les années 1930. Géré par l’Église d’Angleterre, l’ecole était situé sur la réserve des Pieds-Noirs (nation Siksika) dans le territoire du Traité n° 7, à six kilomètres de Gleichen, en Alberta.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE : ARCHIVES DU SYNODE GÉNÉRAL ANGLICAN À TORONTO.

Peu de personnes sauraient de nos jours citer les vers de Scott. Toutefois, l’infamie attachée à la description par Scott de l’intention génocidaire du système des pensionnats autochtones restera gravée à jamais dans la mémoire collective. Plaidant en faveur des modifications qu’il proposait à la Loi sur les Indiens devant un comité parlementaire en 1920, Scott avait prononcé ces mots : « Notre objectif est de continuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Indien au Canada qui n’ ait pas été absorbé dans la société et jusqu’à ce qu’il n’ y ait plus de question indienne ni de ministère des Affaires indiennes. » Les modifications à la Loi sur les Indiens, adoptées par le Parlement, comprenaient une mesure qui rendait les pensionnats obligatoires pour les enfants autochtones âgés de 7 à 15 ans et prévoyait « l’arrestation et le transport à l’école, et la détention sur place, des enfants qui font l’école buissonnière et de ceux que leurs parents ou tuteurs empêchent d’aller à l’école ». En outre, les règlements pouvaient imposer « la punition, sur déclaration sommaire de culpabilité, par une amende ou une peine d’emprisonnement, ou les deux, des parents et des tuteurs, ou des personnes ayant la charge d’enfants, qui omettraient, refuseraient ou négligeraient de faire en sorte que ces enfants aillent à l’école ».

Un groupe de filles se tient à l’extérieur du pensionnat de File Hills, près de la réserve d’Okanese, dans le territoire du Traité n° 4, à 120 kilomètres au nord-est de Regina.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE : UNITED CHURCH OF CANADA SASKATCHEWAN ARCHIVES.

Forts des modifications à la Loi sur les Indiens qui rendaient la fréquentation obligatoire, Scott et le gouvernement canadien ont obligé des enfants à fréquenter des écoles qu’ils savaient, selon les rapports de Bryce, être des foyers de maladies dangereuses. Dans A National Crime, Bryce a dénoncé « la mesure et la portée de ce mépris criminel des engagements [du gouvernement] pris par traité pour assurer le bien-être des pupilles indiens de la nation ». 

 La publication de son rapport, à son compte, a fait craindre à plusieurs observateurs une controverse. À ce propos, l’éditorial du Vancouver Province s’est fait l’écho d’un débat soulevé par le rapport à la Chambre des communes : « L’on s’attendait à voir jaillir des étincelles tant les esprits des membres de la Chambre étaient échauffés par ce document. »

Le rapport, poursuivait l’auteur de l’article, « est destiné à montrer que les Indiens du Canada sont les laissés-pour-compte du pays et en voie d’être anéantis par la tuberculose », précisant que « lors de la discussion, le ministre a admis que les Indiens avaient été négligés et a laissé entendre qu’il faudrait allouer de plus grandes sommes d’argent à des fins médicales et éducatives. Si, comme le soutient le Dr Bryce, 75 % des élèves d’une école située dans une réserve avaient été emportés par la maladie, principalement par la tuberculose, à l’âge de 16 ans ou moins, ne serait-il pas temps que le Ministère éveille sa conscience à cette vérité? Dr Bryce impute une grande part de la responsabilité à Duncan Campbell Scott, ce poète au service du ministère à titre de sous-ministre. »

*

Le choc a été immense pour les Autochtones, et il leur a fallu beaucoup de temps pour faire face à la tragédie. Bon nombre ne voulaient pas affronter la vérité. Ils l’ont subie. C’était comme si leurs esprits, leurs âmes, étaient pris dans l’étau d’une obsession semblable à celle d’une Lady Macbeth, en proie à la froideur, incapable de démontrer tout sentiment, tentant constamment de se purifier, d’effacer des taches.

Ma grand-mère Lydia est une survivante du pensionnat indien de Norway House, au Manitoba. Aucun de ses petits-enfants n’était au courant des sévices qui lui ont été infligés, ne les ayant appris qu’après sa mort. Je suis allé à maintes reprises à Dauphin, qui avait aussi son pensionnat, et j’y ai passé quelques fins de semaine chez ma tante Lily en été et lors de tournois de hockey réunissant des Autochtones. Cette ville manitobaine, qui compte un peu plus de 8 000 habitants, est desservie par deux routes principales. Curieusement, je n’ai aucun souvenir du pensionnat, où se sont pourtant succédé des enfants de 1914 à 1988. On n’en parlait jamais, comme si ce chapitre d’histoire avait été effacé, tout comme l’œuvre de Bryce mise de côté et ayant sombré dans l’oubli jusqu’au début des années 1990.

Lydia (Queskekapow) Sinclair, la grand-mère de Miles Morrisseau, a fréquenté le pensionnat indien de Norway House au Manitoba.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE MILES MORRISSEAU.


Les Autochtones canadiens ont alors vécu un moment charnière de leur histoire. Souvenons-nous : en juin 1990, Elijah Harper, député du Manitoba, s’est levé à l’Assemblée législative, une plume d’aigle à la main, et a refusé d’appuyer l’Accord du lac Meech parce qu’il ne traitait pas des droits des Premières Nations au sein de la Confédération. Il a ainsi mis fin à un processus de réforme constitutionnelle qui nécessitait l’appui unanime des provinces. Comme l’a dit Harper à propos de ce débat en chambre : « Ce fut l’une des rares fois dans l’histoire du Canada où les épreuves subies par les Autochtones ont été au centre de l’attention [et] où l’injustice de nos systèmes face à nos peuples a été énoncée de façon détaillée. »

Elijah Harper tient une plume d’aigle à l’assemblée législative du Manitoba en juin 1990.
WAYNE GLOWACKI/ WINNIPEG FREE PRESS.

Un mois plus tard, la crise d’Oka éclatait – un blocus mis en place pour empêcher l’expansion d’un terrain de golf sur le territoire mohawk de Kanesatake, à l’ouest de Montréal. Elle a duré 78 jours. Plus tard cet automne-là, le grand chef de l’Assemblée du Manitoba, Phil Fontaine, révélait les sévices physiques et sexuels auxquels il avait survécu au pensionnat indien de Fort Alexander, au Manitoba.

Les peuples autochtones avaient déjà commencé à clamer leur vérité, d’abord avec le mouvement du pouvoir rouge dans les années 1960, puis sous forme d’œuvres artistiques et musicales, parallèlement à du militantisme, dans les années 1970, ainsi que, plus tard, ce que l’on a appelé le « mouvement de sobriété ». À mesure que croissait le nombre de personnes se réunissant pour guérir de leur dépendance, les récits affluaient. Or, non seulement ces récits étaient-ils similaires, mais ils remontaient sans détour aux institutions disséminées sur le territoire canadien depuis des générations. Ces pensionnats, le théâtre d’un « crime national » pour reprendre le titre de Bryce, sont à l’origine de traumatismes, d’actes de violence et de sentiments de honte.

Plus des Autochtones s’ouvraient sur ce qu’ils avaient vécu, plus ils commençaient à reconstituer le fil d’événements véridiques si longtemps cachés, voire niés. Ces révélations s’inscrivent dans la foulée d’une renaissance autochtone, qui voit de plus en plus de personnes revenir aux cérémonies, aux langues, aux arts et aux chants, bref à des traditions et histoires profondément ancrées.

La Commission royale sur les peuples autochtones, créée à la suite de la crise d’Oka, a mis au jour de nombreux autres récits qui avaient été longtemps oubliés, ignorés ou dissimulés, y compris des récits des faits survenus dans les pensionnats. Au cours de ses travaux pour la Commission, l’historien John Milloy, a « déterré » le pamphlet de Bryce et a cité ses conclusions dans le rapport final. 

Les travaux de la Commission ont permis de documenter bien des choses, comme la violence et la toxicomanie, ainsi que tout le processus de guérison à l’égard de traumatismes causés non seulement par le système des pensionnats, mais aussi par la perte des terres et des moyens de subsistance traditionnels, et par la destruction de territoires et de cours d’eau à des fins d’exploitation minière, forestière et hydraulique. Aujourd’hui, le rapport de la Commission s’impose comme le document fondamental qui fait le point sur les relations entre les Autochtones et les Canadiens.

Les traumatismes décrits dans ses pages ont conduit à la création de la Fondation autochtone de guérison, qui a soutenu des initiatives communautaires menées par des Autochtones afin de remédier aux séquelles des sévices physiques et sexuels subis dans les pensionnats indiens du Canada – et les effets intergénérationnels découlant des pensionnats en font partie. Le mandat de la Fondation, qui a duré onze ans, a pris fin en 2009.

J’ai été directeur des communications au sein de la Fondation pendant deux ans. Cependant, celle-ci était en train de s’éteindre à mon arrivée à la fin de l’hiver 2006. Les travaux auxquels elle s’est livrée, combinés avec les reportages des médias ainsi que de nombreux échanges communautaires et des conversations dans les chaumières, ont encouragé des victimes à s’exprimer et à demander des fonds pour leurs communautés. Des rumeurs ont fait état de nouveaux fonds de la part du gouvernement fédéral pour financer tous ces appels à de nouveaux programmes et pour poursuivre le travail de centaines d’initiatives de première ligne dans les collectivités des Premières Nations, des Métis et des Inuits partout au Canada. Ces vœux pieux ne se sont pas concrétisés.

Tout n’avait pas été dit, et il restait tant à entendre. Dès que le téléphone sonnait au bureau de la Fondation autochtone de guérison, dès que la personne au bout du fil commençait à parler, je savais que j’allais entendre de nouvelles horreurs. La Fondation aidait à guérir, à contrer les effets des traumatismes. La première étape consistait souvent à prêter une oreille attentive. Les personnes qui appelaient souhaitaient simplement qu’on les croie, qu’on les entende. La vérité les avait libérées, et elles avaient besoin de parler librement de leur vérité… Il leur était si difficile de trouver quelqu’un qui les écoute vraiment.

Je ne connaissais pas ma propre histoire, et j’ignorais comment ma grand-mère Lydia avait survécu. Je ne le savais même pas de son vivant. Quand je l’ai su, bien plus tard, je ne saisissais pas ce que ça voulait dire. Je dirais que c’est encore le cas aujourd’hui… Les travaux de la Commission de vérité et de réconciliation sont terminés, et de nouvelles preuves sont découvertes, mises au jour et récupérées. Ces dernières années, j’ai pris connaissance d’expériences où des enfants servaient de cobayes, des expériences avec des aliments, des médicaments et des produits pharmaceutiques, de même que des tortures, comme le recours à des chaises électriques et le confinement dans des placards.

Je n’en sais pas beaucoup sur ce qui s’est passé à l’intérieur des murs du pensionnat que ma grand-mère Lydia a fréquenté. Mais j’ai eu la chance de constater à quel point ma plus jeune fille ressemble à Lydia – elle a sa grâce, sa chaleur humaine. Un jour, j’ai imaginé ma fille ou ma grand-mère enfant en train de marcher dans les couloirs de ce bâtiment, et je me suis effondré.

Je me suis adressé à Cindy Blackstock, directrice générale de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, elle-même membre de la Première Nation des Gitxsan et militante qui s’est battue pendant douze ans pour obtenir un règlement pour les enfants autochtones retirés de leur foyer. Et je lui ai demandé pourquoi le travail de Bryce reste pertinent de nos jours.

Des enfants et des aînés de la Première Nation de Lower Nicola, en Colombie-Britannique, participent aux événements de la Journée du maillot orange en 2019 pour se souvenir des enfants envoyés dans les pensionnats.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE : DARA HILL/MERRITT HERALD

« Les gouvernements fédéral et provinciaux savaient ce qu’ils avaient à faire, et ils ont choisi de ne rien faire pour aider les enfants des Premières Nations, métis et inuits. Ce choix a eu des effets dévastateurs, que l’on subit encore, a-t-elle déclaré. La population a souvent eu vent des injustices, connaissait les solutions pour y remédier et s’est même montrée indignée par l’inaction des gouvernements, mais pas assez, semble-t-il, pour forcer ceux-ci à agir. »

Et Cindy a conclu en ces mots : « En réponse à la découverte d’enfants dans des tombes non marquées l’été dernier, le gouvernement fédéral a mis en œuvre plus d’appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation en quelques mois qu’au cours des six années précédentes. Malheureusement, alors que le nombre de tombes augmentait, s’élevant à des milliers, l’attention du public a diminué, voire on a détourné le regard. Et le dernier budget n’a pas octroyé de fonds pour lutter contre des injustices dont sont victimes nos communautés, notamment pour enquêter sur les meurtres et les disparitions de femmes et de filles autochtones. Il incombe à chacun et chacune d’entre nous de lire les appels à l’action de la Commission de vérité et de réconciliation, de les soumettre à l’attention de tous nos élus et de leur demander ce qu’ils font personnellement pour les mettre en œuvre. Il faut continuer d’écrire jusqu’à ce que le changement arrive enfin. »

En cette ère de réconciliation, nous devons tisser des liens pour réunir des pans de notre histoire commune. Les populations autochtones vivent encore une réalité que le reste du pays a commodément reléguée aux oubliettes de l’histoire. Or, l’histoire est vivante, et les mots du Dr Peter Henderson Bryce doivent encore être lus et entendus, et retentir aussi fort qu’un sifflet strident qui signale une urgence depuis cent ans vers son « public cible », les Canadiens et Canadiennes.


[i]  NDT: Même si le terme « Indien » n’est pas approprié, il est utilisé ici parce qu’il s’inscrit à l’intérieur d’un contexte historique. De plus, c’est le terme employé par Bryce dans ses écrits.)