Deux décennies et demie en compagnie de Peter Bryce : le cheminement d’un profane vers la vérité et la réconciliation
Par Dr Adam Green

Dr Adam J. Green
Historien collaborateur
Dr Adam J. Green est un historien de formation spécialisé dans les identités canadiennes, la méthodologie de recherche et les histoires comparées. Il a obtenu un doctorat en histoire et en études canadiennes de l’Université d’Ottawa et une maîtrise en histoire de l’Université Queen’s, ainsi que des diplômes en psychologie du développement et en évaluation. Au cours de son parcours universitaire, Adam a enseigné aux niveaux du premier et du deuxième cycle à l’Université d’Ottawa et à l’Université Bishop’s, et a occupé des postes de professeur auxiliaire et de chercheur à l’Université d’Ottawa et à l’Université Carleton. Adam a publié des articles sur une variété de sujets, dont l’histoire des Autochtones, les relations canado-américaines, les humanités numériques et l’histoire des identités canadiennes. Sa thèse de maîtrise portait sur la vie et l’œuvre de M. Peter Bryce, et il a participé à une série d’activités scientifiques, journalistiques et publiques axées sur M. Bryce au cours des deux décennies qui ont suivi. Autrefois universitaire à temps plein, Adam travaille actuellement comme directeur de l’élaboration des politiques et de l’engagement des intervenants dans la fonction publique fédérale. Il vit à Ottawa, où il participe également à une série d’activités bénévoles dans sa communauté locale, notamment au service de l’éducation des enfants.
Par une froide journée d’hiver de 1998, je me suis rendu à Bibliothèque et Archives Canada, rue Wellington à Ottawa[i], Là, j’ai demandé à l’archiviste une boîte de documents relatifs à la carrière du Dr Peter Henderson Bryce. S’acquittant de ma demande avec diligence, elle m’annonce que jamais personne auparavant n’avait demandé les fonds documentaires de Bryce. Confidentialité oblige, l’archiviste a poursuivi et m’a prié de prouver qu’il n’était plus en vie pour desceller les dossiers. Quelque peu décontenancé, j’ai montré une notice nécrologique, en attirant l’attention sur la date de naissance : 1853.[ii] Avec le recul, cet échange ne surprend guère, car, à l’époque, Bryce n’était pas une célébrité.
Depuis 1998, vingt-quatre ans plus tard, le gain de notoriété est saisissant. Aujourd’hui, non seulement des prix portent-ils le nom du Dr Bryce, mais des livres éducatifs pour enfants, des émissions de radio, des documentaires et des projets financés par le gouvernement honorent sa mémoire. Son nom figure même sur deux plaques historiques à Ottawa, dont l’une vient d’être inaugurée sur la rue Sparks, au cœur de la capitale.
Mon cheminement en compagnie du Dr Bryce a commencé lorsque j’ai entrepris des études aux cycles supérieurs à l’Université Queen’s, à Kingston, à la fin des années 1990. Sous la direction de deux remarquables historiens canadiens, Bryan Palmer et Ian McKay, j’ai été initié à l’histoire du travail au Canada et au domaine, alors en plein essor, de la « formation de l’État ». En effectuant des recherches dans ce domaine, je suis tombé sur un dénommé « Dr Peter Bryce » qui avait rédigé une série d’articles sur le fondement médical (ou carrément l’absence de fondement) des théories contemporaines sur le caractère « désirable » et « assimilable » de divers groupes ethniques non canadiens.[iii] Parallèlement, j’ai trouvé des analyses approfondies signées par Bryce sur le rôle et les obligations de l’État canadien et de l’administration publique envers ceux qui sont sous leur tutelle constitutionnelle – notamment la population autochtone, dont les membres sont légalement considérés comme les « pupilles de l’État ».
J’ai été stupéfait par l’envergure intellectuelle de cet homme, par les conceptions qui sous-tendent ses écrits et par le fait qu’il a mis tout son savoir-faire et ses connaissances au service de son rôle de médecin-chef du Canada, un poste dont je n’avais jamais entendu parler dans la bureaucratie canadienne. Après avoir trouvé quelques articles et références relatant son travail, j’ai consacré plusieurs mois à la recherche et à la rédaction de ma thèse. J’ai agrémenté mon espace de travail de nombreuses photos du Dr Bryce arborant sa légendaire moustache victorienne. Cela dit, mis à part la publication d’un article relatant certains des détails parmi les plus étonnants dans le Canadian Journal of Native Studies quelques années plus tard, j’ai présumé que mon incursion dans l’œuvre de Bryce avait pris fin avec l’obtention de mon diplôme.
En y repensant bien, ce domaine d’étude très pointu ne comptait, fait ahurissant, qu’une poignée de spécialistes parmi mes contemporains. Hormis les travaux distincts, précurseurs, réalisés par John Milloy dans le cadre de la Commission royale sur les peuples autochtones[iv], peu de membres de la communauté de recherche universitaire se sont penchés sur ce domaine. Au début et au milieu des années 2000, les titulaires d’une maîtrise en histoire ayant abordé au moins les grandes lignes de l’histoire autochtone étaient vraisemblablement embauchés comme chercheurs en histoire pour prendre en charge la gestion des revendications en vertu de la Résolution des questions des pensionnats indiens Canada.
Comme beaucoup d’autres l’ont souligné, avant la publication de la Commission de vérité et réconciliation en 2015, le niveau de littératie de la population canadienne sur la question autochtone était faible : une étude portant sur le système d’éducation de l’Ontario entre 2003 et 2015 a révélé que seulement 1,9 % des cours obligatoires traitaient des aspects propres à l’histoire et à la culture autochtones.[v] La sensibilité culturelle générale était aussi grandement limitée. En 2013, Phil Fontaine, l’ancien chef national de l’Assemblée des Premières Nations, et Bernie Farber, ancien PDG du Congrès juif canadien, rédigent conjointement une opinion éditoriale dans laquelle ils demandent au Canada de reconnaître officiellement le système des pensionnats comme un génocide. Leur argumentaire, fondé en grande partie sur les travaux du Dr Bryce, était exposé clairement. Les auteurs ont tenu pour acquis que le concept serait nouveau pour le lectorat et les responsables de l’élaboration des politiques.
C’est vers cette même période qu’Andy Bryce, l’arrière-petit-fils de Peter Bryce, a pris contact avec moi. Andy amorçait un cheminement personnel, désireux de mieux connaître son arrière-grand-père, lequel avait légué par testament une somme destinée à pourvoir à l’éducation de ses arrière-petits-enfants à naître. Alors qu’Andy commençait la réalisation d’un documentaire retraçant ses efforts pour mieux connaître sur Bryce, il est tombé sur mes études qui, au milieu des années 2010, figuraient encore parmi les plus exhaustives. J’ai remis à Andy une grande partie du matériel original que j’avais recueilli pour préparer ma thèse. Au cours de l’été 2015, nous avons immortalisé ce moment qui a aussi donné lieu à une entrevue lors du tournage de son film intitulé Finding Peter Bryce, lancé en 2018.
À mesure qu’Andy avançait le tournage de son documentaire au cours des années 2010, la conscientisation du public sur la vie et l’héritage du Dr Bryce s’accroissait, lentement mais sûrement. Des journalistes se sont mis à communiquer avec moi presque tous les mois après avoir vu ou entendu parler de mes travaux réalisés durant mes études supérieures, me demandant de formuler des commentaires pour la publication d’un article.[vi] Lorsque John Steckley, un réputé spécialiste en langues et études autochtones et professeur au Humber College, a pris contact avec moi pour me proposer de collaborer à la préparation de textes sur Peter Bryce, mon enthousiasme était à son comble. Finalement, John et moi avons rédigé le manuscrit d’un livre universitaire complet que nous avons soumis en 2022 à des fins de publication.
Cela dit, quand je fais le point sur la réorientation idéologique de la communauté scientifique et ma nouvelle perspective à l’égard de ce travail, je dois admettre que mon point de vue est toujours influencé, dans une certaine mesure, par des motivations et des considérations subjectives.[vii] En dépit de toutes mes lectures des écrits du Dr Bryce, je ne serais pas tout à fait honnête si je disais avoir pleinement assimilé les contrecoups intergénérationnels du système des pensionnats indiens et soupesé leur gravité dès mes recherches initiales. Pour parvenir à la conscientisation et à l’acceptation, encore faut-il mener une réflexion, nouer un dialogue avec les personnes qui ont surmonté ce traumatisme et lever le voile sur ce passé, en posant des gestes concrets, mais pénibles, comme les audiences de la Commission de vérité et de réconciliation. Certes, la voie que cet ouvrage invite à emprunter peut être difficile à suivre, car elle conduit inévitablement les profanes à affronter les ombres projetées par un trop grand nombre de personnes au cours de l’histoire du Canada. Ce cheminement m’a incité, comme c’est le cas pour nombre de personnes, à remettre en question mon histoire personnelle et familiale pour mieux saisir les effets d’un tel obscurantisme qui se manifeste, hélas, par la marginalisation, le démantèlement culturel et le racisme systémique. Pour ma part, ce sont les expériences de mes grands-parents comme survivants de l’Holocauste et la naissance de mon père dans un camp pour personnes déplacées en Allemagne (bien après la fin de la Seconde Guerre mondiale) qui m’ont éveillé à la malveillance et à l’indifférence de la société, ainsi qu’aux influences néfastes de ces événements sur les générations suivantes. Les cinq siècles de démantèlement et d’annihilation du mode de vie des peuples autochtones ont tissé une toile complexe, inextricable, où apparaissent à la fin l’arrogance, l’ignorance, le racisme et la cruauté. Des solutions bâclées ont engendré des problèmes encore plus profonds, depuis l’instauration du système des pensionnats jusqu’à la « rafle des années soixante », sans oublier les recours recommandés, mais continuellement ignorés. Comme bon nombre de mes compatriotes, j’ai dû composer avec l’une des principales difficultés auxquelles fait face notre pays, à savoir reconnaître et accepter cet héritage comme faisant partie intégrante de notre expérience collective. Ce n’est qu’en prenant acte de cette histoire que nous pouvons aussi assumer ce qu’il en coûtera, financièrement, politiquement et socialement, pour réparer ces injustices.
Que m’ont apporté ces réflexions en ma qualité de spécialiste dans le domaine de l’histoire? Premièrement, il me paraît évident que la condition requise pour enclencher le processus de vérité et de réconciliation est de dire la vérité et de la documenter. Bryce a proclamé la vérité et a documenté officiellement les actes répréhensibles. Son compte rendu officiel constitue un élément phare de l’histoire documentée du système des pensionnats. Deuxièmement, le travail de Bryce se fonde sur deux sources : les connaissances médicales et le sens du devoir, constitutionnel et public. Dans le premier cas, au vu des normes médicales de l’époque, l’on peut affirmer sans équivoque que le système des pensionnats n’employait même pas les connaissances rudimentaires des techniques de prévention de la propagation des maladies transmissibles. Il serait pour ainsi dire impossible de contester que de nombreuses vies auraient été sauvées si les normes de santé publique employées par les populations non autochtones avaient été appliquées dans les pensionnats pour prévenir les épidémies. L’insistance que Bryce mettait sur l’obligation de diligence de la part du gouvernement est tout aussi importante d’un point de vue moral et constitutionnel; elle renvoie à l’essence même du projet de nation canadienne. Sa foi inébranlable en la responsabilité du gouvernement et de l’administration publique envers toute personne vivant dans les frontières du Canada n’avait d’égale que son indignation face au refus de ses supérieurs de donner suite à ses conclusions scientifiques.
Enfin, les Canadiennes et les Canadiens, autochtones ou non, bénéficient indéniablement du travail de Bryce et du récit de sa carrière et de son héritage. Des prix éponymes honorent la mémoire de Bryce; sa tombe, à Ottawa, donne lieu à des activités lors de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation à Ottawa. Par ailleurs, une plaque a récemment été installée à l’endroit où son rapport accablant a été publié en 1922. C’est dire l’importance de son héritage! Bryce a été un « lanceur d’alertes », une expression peu usitée à l’époque; il a usé de sa position, de ses connaissances et de sa formation pour éclairer les faces cachées d’une réalité que peu de gens croyaient nécessaire de dévoiler.
En fin de compte, Peter Bryce continue de nous inspirer. Il a incarné plusieurs rôles pour servir son prochain : il a été un expert médical, un scientifique mû par les faits; il a été un fonctionnaire dévoué à la population qu’il servait. Il a montré que l’on peut allier les valeurs et les mérites de tout un chacun pour le mieux-être collectif. Je compte explorer dans un prochain article le pluralisme identitaire de Bryce et sa contribution à la société canadienne.
[i] À l’époque, la Bibliothèque Nationale du Canada et les Archives Nationales du Canada étaient encore deux institutions distinctes, mais ici j’utilise la terminologie contemporaine.
[ii] Comme j’étais un peu plus effronté à l’époque que je le suis peut-être aujourd’hui, j’ai dit « Madame, il est né en 1853 ; s’il était vivant, vous auriez entendu parler de lui, car il serait le plus vieil humain à avoir jamais vécu. »
[iii] Par exemple: “Civic Responsibility and the Increase of Immigrants,” The Empire Club of Canada Addresses, le 31 janvier, 1907, et “Social Ethics as Influenced by Immigration.” Journal of Infectious Diseases 1907: 33, pt. 1, et “Insanity in Immigrants,” Journal of Infectious Diseases, 1910.
[iv] Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, 5 volumes, Gouvernement du Canada, Ottawa, 1996. Le travail de Milloy pour la Commission a également servi de base à son livre critique: John S. Milloy, A National Crime : The Canadian Government and the Residential School System, 1879-1986, University of Manitoba Press, 1999.
[v] Jennifer Han, “Secondary Education in Ontario: Effective Strategies for Prejudice Reduction Between Indigenous and Non-Indigenous Communities,” Sustinere, Vol. 1 (2012), no. 1, pp.26-52. Le contenu du programme d’études de l’Ontario relatif à l’histoire autochtone et aux pensionnats a été officiellement modifié en 2018, et a fait l’objet de révisions successives depuis.
[vi] Bien qu’en dehors de la période examinée dans cette section, un excellent exemple peut être trouvé dans « The policy battle that set the stage for a century of residential school death, misery, grief », Ottawa Citizen, 12 juin 2021.
[vii] Un guide formidable sur cette catégorie d’écrits est fourni par Mary Jo Haynes, Jennifer L. Pierce et Barbara Laslett, Telling Stories: The Use of Personal Narratives in the Social Sciences and History. Cornell University Press, 2008.