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Réflexions finales: comprendre puis désamorcer

Par Émilie Lebel

Émilie Lebel

Auteure collaboratrice

Émilie est une rédactrice pigiste émergente spécialisée dans la santé et la justice sociale. Elle possède un baccalauréat spécialisé en sciences de la santé et en psychologie (Université d’Ottawa, 2013), une maîtrise en sciences de la santé en ergothérapie (Université d’Ottawa, 2015) et un certificat en troubles concomitants (Université de Toronto et CAMH, 2022), ainsi que des années d’expérience en santé mentale communautaire et en lésions cérébrales acquises.  Émilie se passionne pour les changements sociaux positifs et efficaces – qu’elle s’efforce de susciter par l’éducation et un discours significatif.

 Cet article conclut une série explorant la manière dont les pensionnats ont déstabilisé les déterminants sociaux de la santé des communautés autochtones. Chaque chronique précédente amplifie la parole d’un gardien du savoir afin d’examiner l’héritage de ces institutions au sein des communautés contemporaines.

En tant qu’ergothérapeute, je suis chaque jour témoin de l’impact des déterminants sociaux de la santé sur ceux qui m’entourent. Certains cas m’ont profondément touchée et se sont taillé une place permanente en mon esprit, servant de points d’ancrage desquels porter un regard critique sur le monde.

Une telle expérience eut lieu en 2015, lors des derniers mois de ma formation professionnelle. J’ai eu l’occasion d’effectuer un stage au centre Mamisarvik, une branche de Tungasuvvingat Inuit, à Ottawa. À l’époque, le centre offrait un programme de huit semaines destiné aux adultes inuits vivant avec l’effet de traumatismes et/ou avec un abus de substances. J’ai pris part à la programmation quotidienne, j’ai écouté, appris… et j’ai été abasourdie.

L’étendue de mon ignorance m’a stupéfiée. Comment étais-je confronté pour la première fois au système des pensionnats, à la rafle des années soixante ou à des événements tels le massacre des chiens – où des agents de la GRC ont tué les chiens de traîneau inuits ? En fait, cela était dû au fait d’avoir grandi en tant que blanche et non-Autochtone, sous un système d’éducation ayant blanchi le traitement du Canada envers les Premières Nations, Métis et Inuits. En vérité, les cours d’histoire que j’ai suivis à l’école primaire au Québec et à l’école secondaire en Ontario projetaient une image beaucoup plus équilibrée de la colonisation du Canada. Je savais qu’il ne fallait pas croire ce portrait trop rose des évènements, et j’ai longtemps pensé que c’était assez ; mais ce n’était pas suffisant. Mon scepticisme ne remplaçait pas l’acquisition de vraies connaissances. Il me permettait plutôt de fermer les yeux.  

Ces enseignements furent puissants, non seulement par leur effet de choc, mais surtout grâce aux individus ayant partagé leurs histoires et exposé les luttes continuelles causées par ces événements. Un à un, les participants détaillèrent d’innombrables façons dont leur vie, leur famille et leur communauté continuent d’être affectées par ces politiques.

Oui, il s’agit de notre histoire. Et encore aujourd’hui, elle délimite les futurs.

Politiques du passé, pertinence actuelle

La santé est fortement influencée par les circonstances sociales et économiques, soit les déterminants sociaux de la santé, qui, à leur tour, sont influencés par les forces systémiques et les décisions politiques.

Comprendre ces DSS permet d’apprécier les répercussions probables de ces systèmes et politiques. Par exemple, la diminution des fonds alloués aux écoles de quartiers vulnérables – ou à leurs programmes tel que le déjeuner gratuit – ne favorise pas le développement de l’enfant et alimente plutôt l’adversité vécue par ces familles. Ou encore, les politiques permettant de mauvaises conditions de travail peuvent exposer les travailleurs à un risque plus élevé d’accidents, de stress chronique et de fatigue persistante – sans parler du manque de soutien à la suite de blessures ou du développement de maladies.

Cette série m’a permis d’examiner comment les politiques gouvernementales, telles que le système des pensionnats et la rafle des années soixante, ont systématiquement causé la déstabilisation des déterminants sociaux de la santé des communautés autochtones. Comme l’indique le rapport final de la Commission de vérité et de réconciliation, « les disparités de cette ampleur dans le domaine de la santé ont des racines sociales. »  Pour saisir pourquoi les choses sont telles qu’elles le sont aujourd’hui, il est essentiel d’en savoir plus sur ce processus insidieux et ses conséquences – par exemple en écoutant des détenteurs de savoir tels que Chantal Batt, Dre Jaqueline Marie Maurice et Selina Legge.

Comme l’indique le rapport final de la CVR, « De nombreux élèves ont subi des dommages permanents au cours de leur séjour au pensionnat. Séparés de leurs parents, ils ont été privés de respect et d’affection pendant leur enfance. Un système scolaire qui dénigrait et niait les cultures et traditions de leur famille a aussi détruit leur conscience de leur propre valeur. Des enseignants mal formés suivant un programme de cours hors de propos ont laissé chez leurs élèves la marque de l’échec. Des enfants ayant subi de l’intimidation et des mauvais traitements ont porté le fardeau de leur honte et de leur colère pendant le reste de leur existence. Envahis par ces séquelles, beaucoup se sont laissés aller au désespoir et à la dépression. Un nombre incalculable d’entre eux se sont noyés dans l’alcool et les drogues. Des familles ont été détruites ; des enfants ont été déplacés par le système de protection de l’enfance. »

Conséquemment, note l’Initiative pancanadienne sur les inégalités en santé (2018), « en comparaison avec les non-Autochtones, la population des Premières Nations, des Inuits et des Métis présente des inégalités pour la plupart des indicateurs relatifs aux issues de santé et aux déterminants de la santé. Ces inégalités sont le reflet d’une histoire marquée par la colonisation, l’assimilation forcée et le bouleversement des relations avec les terres traditionnelles. Ces conditions historiques sont à l’origine d’une augmentation de la pauvreté, de la précarité et du sous-emploi ; d’obstacles au développement économique et social ; et d’une discrimination au chapitre du logement, de l’éducation et des soins de santé. » Cette déstabilisation a entraîné des taux chroniquement plus élevés d’itinérance, de pauvreté, de mauvaise santé, de dépendances et d’éclatement familial.  En fait, explique Dre Maurice, les obstacles systémiques rencontrés dans les secteurs de la santé, de l’éducation et des services à l’enfance « rendent la réussite pratiquement impossible, même si vous en avez le potentiel. »

« Je comprends maintenant, quand je croise des individus autochtones dans les rues, » dit Legge. « Je sais pourquoi ils sont là. Il y a encore beaucoup de gens délaissés dans les rues, dans les systèmes, dans les prisons (…) avec leurs dépendances et leurs traumatismes. »

Traumatisme intergénérationnel et historique

Par ailleurs, l’iniquité contemporaine semble être plus que la somme de ses parties. En effet, ses ramifications sont plus vastes que ce à quoi l’on pourrait s’attendre en examinant uniquement les déterminants sociaux traditionnels de la santé. Les chercheurs Loppie Reading et Wien ont conclu en 2009 que « ce résidu inexpliqué, comme on l’appelle, suggère qu’il doit y avoir « quelque chose d’autre » qui contribue à l’inégalité en matière de santé pour les Autochtones, quelque chose qui n’a pas encore été identifié ou mesuré de manière satisfaisante. » Loppie Reading et Wien soutiennent qu’il est nécessaire de regarder au-delà des DSS traditionnels pour bien saisir la réalité : « [Ce résidu inexpliqué] apporte indirectement un certain soutien à la notion selon laquelle les effets du traumatisme historique (par exemple, le manque d’autodétermination) peuvent effectivement être un déterminant de la santé des populations autochtones. »

Une étude récente de Mutuyimana et Maercker (2023), propose cette définition : « le traumatisme historique est une blessure psychologique et émotionnelle partagée collectivement entre les générations, résultant d’expériences ou d’événements traumatiques collectifs passés, se manifestant par une discrimination et une oppression perçues, une méfiance apprise, un épuisement, un sentiment d’humiliation, des syndromes culturels et des pensées de pertes historiques ; associés à divers troubles psychologiques cliniques et comportements à risque au sein d’un groupe qui partage de semblables contextes sociaux, historiques et politiques. » Similaire au traumatisme intergénérationnel, le traumatisme historique porte un sens plus large et inclut les conséquences non cliniques du traumatisme, comme la perte culturelle, en plus de ses conséquences cliniques (par exemple, les troubles psychologiques). Bien qu’il n’ait pas encore été saisi ou mesuré avec précision, l’emprise de ce concept sur les peuples autochtones est indiscutable.

Ainsi, si nous voulons favoriser le bien-être et réduire les effets néfastes de politiques nuisibles, nous devons adopter une approche tenant compte des traumatismes. Dans leur manuel sur les déterminants de la santé des Premières Nations, des Inuits et des Métis au Canada, Greenwood, de Leeuw, Stout, Larstone et Sutherland expliquent que « [p]our que les Autochtones puissent bénéficier d’une sécurité culturelle dans les soins de santé, les praticiens doivent reconnaître que ‘les traumatismes sont un problème de santé publique ayant des répercussions sur tous les systèmes de soins de santé au Canada.’ Les soins tenant compte des traumatismes et de la violence comprennent, identifient et répondent aux effets des traumatismes. Ils minimisent le risque de retraumatiser les patients et contribuent au soutien et à la guérison. » Certes, si l’on ne tient pas compte des effets de tels traumatismes, les efforts visant à promouvoir la guérison n’atteindront pas les résultats escomptés.

Confronter l’iniquité

« C’est surprenant que le Canada ne fasse pas face à son histoire, » réfléchit Batt, « mais il s’agit d’histoire récente. Les gens ne savaient pas nécessairement que les pensionnats existaient en marge de leurs communautés. »

De nos jours, nous en savons plus sur ces écoles et leur impact. Nous devons continuer sur cet élan et passer à l’étape suivante : celle d’assumer cette facette de notre histoire en confrontant son héritage d’injustices. Comme l’indique le 19e appel à l’action de la CVR : « nous demandons au gouvernement fédéral, en consultation avec les peuples autochtones, d’établir des objectifs quantifiables pour cerner et combler les écarts dans les résultats en matière de santé entre les collectivités autochtones et les collectivités non autochtones, en plus de publier des rapports d’étape annuels et d’évaluer les tendances à long terme à cet égard. Les efforts ainsi requis doivent s’orienter autour de divers indicateurs, dont la mortalité infantile, la santé maternelle, le suicide, la santé mentale, la toxicomanie, l’espérance de vie, les taux de natalité, les problèmes de santé infantile, les maladies chroniques, la fréquence des cas de maladie et de blessure ainsi que la disponibilité de services de santé appropriés. »

La Commission des déterminants sociaux de la santé (2008) déclare que « les différences systématiques d’état de santé qui pourraient être évitées par des mesures judicieuses sont tout bonnement injustes. C’est ce que nous entendons par inégalités en santé. Combler ces inégalités – les énormes différences sanitaires que l’on peut niveler entre pays et dans les pays – est une question de justice sociale. »

Les DSS nous guident vers les domaines où de telles « mesures judicieuses » pourraient avoir le plus grand impact sur ces troublants problèmes sociaux et sanitaires.  En restructurant et en investissant dans les DSS tels que l’éducation, la protection sociale, le développement de l’enfance, l’inclusion sociale et l’accès à des services culturellement appropriés, nous pourrions commencer à viser la justice en redressant ces déséquilibres.

Surtout, nous devons entreprendre ce processus avec en perspective le traumatisme historique ; comprendre pourquoi les choses sont telles qu’elles le sont, comment nous en sommes arrivés là, et ce qui est maintenant nécessaire pour avancer. Comme l’indique le rapport final de la CVR, « nous devons tirer des leçons de l’échec des pensionnats afin de nous assurer que ces erreurs sont du passé et ne se répèteront pas à l’avenir. »


Références

Bryce, P. H. The Story of a National Crime: An Appeal for Justice to the Indians of Canada.  Ottawa: James Hope and Sons, 1922.

Commission des déterminants sociaux de la santé. (2008). Combler le fossé en une génération : instaurer l’équité en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé rapport final. Genève, Suisse: Organisation Mondiale de la Santé.

Greenwood, M., de Leeuw, S., Stout R., Larstone, R. & Sutherland, J., editors. Introduction to Determinants of First Nations, Inuit, and Métis Peoples’ Health in Canada. Toronto (ON): Canadian Scholars Press; 2022. https://canadianscholars.ca/book/introduction-to-determinants-of-first-nations-inuit-and-metis-peoples-health-in-canada/

Initiative pancanadienne sur les inégalités en santé. (2018). Les principales inégalités en santé au Canada : un portrait national. Canada: Agence de santé publique du Canada.

La Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015). Pensionnats du Canada: Les séquelles; Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, Volume 5. Montreal & Kingston: McGill-Queens University Press.

The Truth and Reconciliation Commission of Canada (2015). Commission de vérité et réconciliation du Canada : appels à l’action. Winnipeg, Canada: TRC.

Loppie Reading, C., & Wien, F. (2009). Health inequalities and social determinants of Aboriginal peoples’ health. Prince George, BC: National Collaborating Centre for Aboriginal Peoples’ Health.

Mutuyimana, C., & Maercker, A. (2023). Clinically relevant historical trauma sequelae: A systematic review. Clinical Psychology & Psychotherapy,  1– 11.  https://doi.org/10.1002/cpp.2836.

Lectures recommandées

Downie, G & Lemire, J. (N.D.). The Secret Path. https://www.secretpath.ca

Greenwood, M., de Leeuw, S., Stout R., Larstone, R. & Sutherland, J., editors. Introduction to Determinants of First Nations, Inuit, and Métis Peoples’ Health in Canada. Toronto (ON): Canadian Scholars Press; 2022. https://canadianscholars.ca/book/introduction-to-determinants-of-first-nations-inuit-and-metis-peoples-health-in-canada/

Jean, Michel. Tiohtiáke. Montréal: Libre Expression; 2021.

Maurice, Jacqueline Marie. The Lost Children : A Nation’s Shame. Professional Women Publishing; 2014.

Pan-Canadian Health Inequalities Reporting Initiative. (2018). Key Health Inequalities in Canada; A National Portrait. Canada: Public Health Agency of Canada. https://www.canada.ca/en/public-health/services/publications/science-research-data/key-health-inequalities-canada-national-portrait-executive-summary.html