« Nous sommes devenus des minorités invisibles » : le développement de l’enfant quand le gouvernement est parent
Par Émilie Lebel

Émilie Lebel
Auteure collaboratrice
Émilie est une rédactrice pigiste émergente spécialisée dans la santé et la justice sociale. Elle possède un baccalauréat spécialisé en sciences de la santé et en psychologie (Université d’Ottawa, 2013), une maîtrise en sciences de la santé en ergothérapie (Université d’Ottawa, 2015) et un certificat en troubles concomitants (Université de Toronto et CAMH, 2022), ainsi que des années d’expérience en santé mentale communautaire et en lésions cérébrales acquises. Émilie se passionne pour les changements sociaux positifs et efficaces – qu’elle s’efforce de susciter par l’éducation et un discours significatif.
Cet article fait partie d’une série explorant la manière dont les pensionnats ont déstabilisé les déterminants sociaux de la santé des communautés autochtones. Chaque chronique amplifie la parole d’un gardien du savoir afin d’examiner l’héritage de ces institutions au sein des communautés contemporaines.
D’abord il y eu les pensionnats, puis survint la rafle des années soixante—une suite de politiques problématiques ayant déstabilisé les communautés autochtones.
Dre Jacqueline Marie Maurice est experte en éducation sanitaire autochtone et est directrice générale de la Fondation de guérison de la rafle des années soixante. Elle est titulaire d’un doctorat en travail social portant sur les politiques de protection des enfants autochtones des années 1960 aux années 1980. Dre Maurice explique la rafle comme manœuvre des services de protection de l’enfance qui, prétextant des parents « inadéquats » et des communautés « socialement désorganisées, » ravirent nombres enfants autochtones de leurs familles. Ces enlèvements eurent lieu des années 1950 aux années 1980, et furent très fréquents. En effet, environ 20 000 enfants autochtones furent déracinés durant cette période.
La rafle n’était pas un événement isolé. Comme l’explique Dre Maurice, les politiques y ayant mené furent une réponse directe aux problèmes créés par les pensionnats au sein des générations précédentes. Comme elle l’écrit en 2014, « les gouvernements fédéral et provinciaux ont contribué à perpétuer « la désorganisation sociale » des communautés autochtones, » notamment par le biais de ces institutions. Incontestablement, ajoute-t-elle, les structures coloniales ont généré « des systèmes, des pratiques et des processus qui ont vraiment rompu tous ces liens lors de l’ère des pensionnats, soit pendant bien plus de 100 ans. » Puis, explique Dre Maurice, « ils s’immiscent dans la génération suivante, ma génération, qui a grandi sans parents…et se justifient en disant que « ces parents n’ont pas les compétences nécessaires. » » Cependant, « c’est terriblement difficile d’élever des enfants sans avoir eu de parents pour démontrer comment le faire ! »
Suite au prélèvement d’enfants en si grand nombre, la question devint de trouver comment s’en occuper. Comme la protection de l’enfance est de ressort provincial, chacune y trouva sa propre réponse. En Saskatchewan, explique Dre Maurice, l’approche gouvernementale prit la forme du programme « Adopt Indian Métis » ou AIM, une campagne visant à placer les enfants autochtones dans des foyers adoptifs blancs. Le programme AIM tentait à son tour ce que les pensionnats avaient cherché à réaliser au cours des décennies précédentes : d’acculturer les jeunes autochtones à la majorité blanche. « Nous étions des minorités, » déclare Dre Maurice, « puis nous sommes devenus des minorités invisibles. Loin des yeux, loin du cœur. »
Elle-même survivante, Dre Maurice a passé son enfance dans des foyers d’accueil non-autochtones, sans connaître ses origines ni sa famille. « Je ne savais vraiment pas, » note-t-elle, « même dans ma vingtaine, jusqu’à ce que je commence mes recherches : Je suis née à Meadow Lake, en Saskatchewan, qui est une communauté métisse, crie et autochtone. » Sa quête de réponses fut difficile, coûteuse et ne rapporta qu’un dossier de trois pages et demie malgré une tutelle de 18 ans. En fait, la documentation était souvent maigre, surtout dans le cas des enfants métis et inuits. Des renseignements essentiels tels le statut Métis, le foyer d’adoption ou même l’inscription à l’adoption y étaient souvent omis. Dre Maurice, quant-à-elle, ne fut jamais inscrite et demeura donc une pupille permanente du gouvernement de la Saskatchewan. « Après coup, » dit-elle, « j’ai transité par 14 foyers d’accueil en raison de cet oubli, en terme du non-enregistrement à l’adoption. » L’inaccessibilité de ces renseignements clés signifie que de nombreuses personnes sont encore aujourd’hui à la recherche d’êtres chers…et de leur propre identité.
Le développement de l’enfant quand le gouvernement est parent
Les pensionnats et la rafle des années soixante ont tous deux engendré des expériences négatives pour des milliers de jeunes Autochtones qui, de ce fait, portent un risque accru de difficultés tout au long de leur vie.
En effet, la majorité des survivants déclarent avoir subi diverses formes d’abus au cours de ces années passées en pensionnats ou en foyer d’accueil. Comme l’indique le rapport final de la Commission de vérité et de réconciliation, « les survivants ont dit avoir été victimes d’au moins un des types de violence suivants dans les pensionnats : violence sexuelle (32,6 %), violence physique (69,2 %) et violence verbale ou psychologique (79,3 %). La majorité́ (71,5 %) indique avoir été témoin de violence envers les autres. » Grâce aux connaissances acquises lors de ses recherches et de son travail, Dre Maurice confirme malheureusement les similitudes avec les survivants de la rafle. Elle reconnaît également ce profil dans ses propres expériences. « Les jeunes filles qui deviennent autodestructrices peuvent avoir subi des violences ou des abus sexuels et c’était certainement mon cas, en termes de certains des traumatismes. »
En outre, le fait de grandir dans de telles conditions a privé de nombreux enfants autochtones de modèles positifs, de ressources et d’opportunités. De même, note le rapport de la CVR, « [l]’absence de stratégies positives pour faire face aux conflits interpersonnels peut être responsable du taux élevé́ d’éclatement de la famille et de problèmes que les jeunes traînent dans leur vie d’adulte. » Dre Maurice, par exemple, fut écartée de son foyer d’accueil après avoir dénoncé les abus dont elle était victime ; ainsi, à 15 ans, elle dû faire face seule aux réalités de la vie. « J’ai décroché de l’école secondaire en 10e année parce que la survie est devenue plus importante, » explique-t-elle, faisant référence au besoin de revenu et de logement. Par ailleurs, l’épreuve est multipliée par cet isolement social. « Je n’avais aucune famille dans ma vie, » souligne-t-elle. « Personne. Il n’existait aucun cercle social naturel pour m’offrir une sécurité de base. Ces liens ont été rompus… Le placement en famille d’accueil était – et est toujours – une voie directe vers la rue, car on n’a ni maison, ni famille. On n’a nulle part où se réfugier quand il faut atterrir d’urgence. »
De plus, le système de santé contribue au problème en étiquetant injustement les enfants autochtones vivant dans de tels environnements. « Ils n’ont pas fait le lien, » déclare Dre Maurice, et ont plutôt causé des dommages supplémentaires en prodiguant des soins incomplets tout en portant atteinte à l’estime de soi des enfants. D’ailleurs, les dossiers médicaux de Dre Maurice portaient souvent la mention « [d’] enfant placé en foyer » comme diagnostic d’admission. À 10 ans, elle reçut le diagnostic de « retard mental léger » — ce qu’elle vécut avec honte. Puis, on lui a diagnostiqué un trouble de l’adaptation. « J’ai vraiment l’impression que tous les survivants qui ont été étiquetés d’un trouble de l’adaptation devraient recevoir une distinction pour grand mérite, » dit Dre Maurice, « vu que nous nous sommes plutôt bien adaptés en termes de résilience et de réponses aux réalités, bonnes, mauvaises ou neutres de l’époque… par rapport à tout ce que nous avons enduré. » Ce ne sont là que quelques-uns des maints descripteurs ayant contribué à briser tant d’enfants, note Dre Maurice. « Il y en a bien d’autres pour des milliers d’entre nous. »
Les effets cumulatifs de la maltraitance, de la négligence, des opportunités restreintes et des ressources limitées ont entravé de nombreux enfants autochtones. « Il faut beaucoup d’énergie pour persévérer et aller de l’avant, » déclare Dre Maurice. « Des sentiments d’impuissance, de défaillance, puis de désespoir nous absorbent de plus en plus. » Ces émotions accablantes prennent racines et en ancrent plusieurs dans des cadres qui continuent d’affecter leur santé à l’âge adulte.
Le développement de l’enfant : un déterminant social crucial de la santé
Les conditions de notre enfance préparent le terrain à nos vies adultes. Elles exercent une influence sur de nombreux aspects durables de notre avenir, y compris notre santé.
Par conséquent, les expériences vécues en enfance ainsi que le développement de la petite enfance sont d’importants déterminants sociaux de la santé (DSS). « La petite enfance est une période cruciale de développement physique, cognitif, social, émotionnel et linguistique, » note l’Initiative pancanadienne sur les inégalités de santé (2018). Pour évoluer, nous interagissons avec les ressources de notre environnement et y puisons le nécessaire ; nous sommes donc restreints par les limites de ces ressources.
Les milieux insécures, stressants et insensibles lors de l’enfance sont néfastes et peuvent entraîner des vulnérabilités en matière de santé. « Il a été démontré́ que les vulnérabilités sur le plan du développement sont associées à un certain nombre de conséquences sanitaires et sociales à un âge plus avancé, telles que les maladies chroniques, les problèmes de santé mentale, la littératie et la participation économique » (Initiative pancanadienne sur les inégalités de santé, 2018). Ces résultats peuvent inclure « le risque ultérieur d’obésité, de malnutrition, de problèmes de santé mentale, de cardiopathies et de délinquance » (Commission des déterminants sociaux de la santé, 2008). Les mécanismes d’action peuvent être très clairs : par exemple, l’accès à une alimentation saine en enfance favorise le développement du cerveau. À l’inverse, l’insécurité alimentaire à un moment aussi critique peut avoir des répercussions durables sur le cerveau. De même, les hormones produites pendant l’enfance peuvent précipiter ou déclencher des problèmes de santé plus tard dans la vie, comme les maladies cardiaques, les troubles auto-immuns et le diabète (Amos, 2011, cité dans Greenwood, M., de Leeuw, S., Stout R., Larstone, R. et Sutherland, J, 2022).
De surcroît, c’est en enfance que l’on développe notre capacité à former des relations de confiance, telle celle avec notre figure d’attachement principale. Sans la formation d’attachement sécurisant à un adulte sûr, cohérent et stable, notre capacité à établir et à maintenir des relations peut être affectée (Maurice, 2014). De plus, le fait d’avoir des modèles desquels apprendre des compétences sociales et émotionnelles fortifie la capacité à se construire un réseau social, ce qui favorise à son tour la résilience. Ces habiletés protègent contre les problèmes de santé futurs et promeuvent l’expérience de réussites dans des contextes tels l’école et le travail.
Les opportunités offertes ou omises en enfance ont un impact sur les autres DSS. Ainsi, la chance de fréquenter une bonne école favorise non seulement la stimulation cognitive et sociale, mais donne par la suite accès à des emplois mieux rémunérés. En effet, comme le note la Commission des déterminants sociaux de la santé (2008), « [l]e développement du jeune enfant, à la fois physique, social, affectif et cognitif/apprentissage du langage, a une influence déterminante sur l’espérance de vie et sur la santé plus tard au cours de l’existence, car il met en jeu l’acquisition de compétences, l’instruction et les possibilités d’emploi. »
L’impact d’expériences de vie négatives en enfance est exacerbé par l’étendue des circonstances insécures et stressantes. Comme le soulignent des travaux récents, « les effets des événements traumatiques survenus dans l’enfance peuvent être liés à la maladie mentale, à la toxicomanie et à d’autres problèmes de santé à l’âge adulte, et avoir des répercussions négatives sur l’éducation, les possibilités d’emploi et le revenu potentiel » (Greenwood, M., de Leeuw, S., Stout R., Larstone, R. et Sutherland, J, 2022). C’est pourquoi la CVR conclue que les survivants des pensionnats font état d’une incidence particulièrement élevée de dépression, de troubles de stress post-traumatique, de problèmes sexuels, de troubles liés à la consommation de substances et de symptômes dissociatifs.
Les premières expériences de vie de Dre Maurice ont causé bien des séquelles sur sa santé et son bien-être. « J’étais une enfant très malade, » dit-elle, « avec de graves handicaps » ayant nécessités de nombreuses visites à l’hôpital et des interventions chirurgicales importantes. « De 14 à 21 ans environ – une éternité quand on est jeune – j’ai tenté de surmonter ces pertes et traumatismes avec l’alcool. Mais, bien-sûr, ça n’a pas fonctionné. » Elle raconte une adolescence passée à « s’autodétruire, » encombrée d’allers-retours en services psychiatriques pour contrer de multiples tentatives de suicide. « Je m’effondrais et, en même temps, j’essayais de me dégager de toutes ces étiquettes…avec très peu de soutien. »
Briser le cycle
Ces enfants blessés grandissent avec les répercussions des difficultés vécues jusqu’alors. À l’âge adulte, ils risquent de recevoir insuffisamment de compassion ou de soutien pour les surmonter. C’est ainsi que le cycle se poursuit.
« C’est facile de blâmer la victime, » explique Dre Maurice, « sauf que les parents et les membres de la famille ont eux-mêmes vécu des traumatismes et des pertes, l’incidence élevée de suicide, voire d’homicide. » D’y répondre en retirant les enfants de leur famille, précise-t-elle, ne fait que garantir ces mêmes problèmes au sein des générations suivantes. Les recherches analysées dans Greenwood, de Leeuw, Stout, Larstone et Sutherland (2022) confirment cette dynamique et révèlent que « les systèmes gouvernementaux tels le système judiciaire et le système de protection de la jeunesse sont mal adaptés aux enfants, aux adolescents et aux familles des Premières Nations et sont discriminatoires à leur égard. Ils continuent d’affaiblir le tissu social des Premières Nations, perpétuant ainsi les effets des pensionnats. »
Alors, comment briser ce cycle ? « Avant tout, les systèmes coloniaux tels que l’éducation, la justice, la santé et la protection de la jeunesse doivent être démantelés ou restructurés. Ces systèmes soutiennent des pratiques et des politiques qui non-seulement contribuent aux troubles psychologiques chez les jeunes des Premières nations, Inuits et Métis, mais font également perdurer les traumatismes intergénérationnels » (Greenwood, de Leeuw, Stout, Larstone et Sutherland, 2022). Dre Maurice suggère de renverser le système actuel : il faudrait, au contraire, retirer l’individu à l’origine du dysfonctionnement familial et « lui permettre d’obtenir un soutien en matière de santé, de rétablissement et de bien-être, car nous savons que les gens ayant été blessés blessent souvent à leur tour, » dit-elle, ajoutant qu’il nous faut plutôt investir dans la prévention « ce qui signifie d’investir dans la famille. »
Depuis son inauguration en 2021, la Fondation de guérison de la rafle des années soixante vise justement à soutenir les survivants et à investir dans le bien-être des familles entières. « Notre mission et notre vision, » explique Dre Maurice, « est d’accompagner les survivants, leurs familles et leurs descendants tout au long de leur parcours de guérison. » En premier lieu, il faut recueillir l’expérience vécue des survivants et mettre en place des programmes visant leur rétablissement. « Nous voulons qu’ils se sachent compris, qu’ils soient validés et qu’ils ne soient plus seuls, » déclare Dre Maurice. En outre, l’objectif de la Fondation « est de cultiver la compréhension et la compassion au sein de la société afin qu’il y ait plus de connaissances, de sensibilisation et d’éducation … d’ouvrir les yeux au fait que cela a vraiment eu lieu. »
Enfin, explique Dre Maurice, « il est vraiment important de créer des processus plutôt que des entraves. » Par conséquent, la Fondation offre des subventions visant le bien-être – soit un financement pour les organisations autochtones favorisant la guérison intergénérationnelle. « En fin de compte – et en début de compte ! – c’est vraiment l’investissement le plus important, » souligne-t-elle. « Il y a un long chemin à parcourir, mais on avance. Il y a du progrès. »
Références
Commission des determinants sociaux de la santé. (2008). Combler le fossé en une génération : instaurer l’équité en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé rapport final. Genève, Suisse: Organisation Mondiale de la Santé.
Greenwood, M., de Leeuw, S., Stout R., Larstone, R. & Sutherland, J., editors. Introduction to Determinants of First Nations, Inuit, and Métis Peoples’ Health in Canada. Toronto (ON): Canadian Scholars Press; 2022. https://canadianscholars.ca/book/introduction-to-determinants-of-first-nations-inuit-and-metis-peoples-health-in-canada/
Initiative pancanadienne sur les inégalités en santé. (2018). Les principales inégalités en santé au Canada : un portrait national. Canada: Agence de santé publique du Canada.
Maurice, Jacqueline Marie. The Lost Children: A Nation’s Shame. Professional Women Publishing; 2014.
La Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015). Pensionnats du Canada: Les séquelles; Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, Volume 5. Montreal & Kingston: McGill-Queens University Press.
Lectures recommendées
Downie, G & Lemire, J. (N.D.). The Secret Path. https://www.secretpath.ca
Greenwood, M., de Leeuw, S., Stout R., Larstone, R. & Sutherland, J., editors. Introduction to Determinants of First Nations, Inuit, and Métis Peoples’ Health in Canada. Toronto (ON): Canadian Scholars Press; 2022. https://canadianscholars.ca/book/introduction-to-determinants-of-first-nations-inuit-and-metis-peoples-health-in-canada/
Jean, Michel. Tiohtiáke. Montréal: Libre Expression; 2021.
Maurice, Jacqueline Marie. The Lost Children: A Nation’s Shame. Professional Women Publishing; 2014.
Initiative pancanadienne sur les inégalités en santé. (2018). Les principales inégalités en santé au Canada : un portrait national. Canada: Agence de santé publique du Canada.https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/publications/science-recherche-et-donnees/rapport-principales-inegalites-sante-canada-sommaire-executif.html