« La pauvreté était intentionnelle » : santé, pensionnats et éducation
Par Émilie Lebel

Émilie Lebel
Auteure collaboratrice
Émilie est une rédactrice pigiste émergente spécialisée dans la santé et la justice sociale. Elle possède un baccalauréat spécialisé en sciences de la santé et en psychologie (Université d’Ottawa, 2013), une maîtrise en sciences de la santé en ergothérapie (Université d’Ottawa, 2015) et un certificat en troubles concomitants (Université de Toronto et CAMH, 2022), ainsi que des années d’expérience en santé mentale communautaire et en lésions cérébrales acquises. Émilie se passionne pour les changements sociaux positifs et efficaces – qu’elle s’efforce de susciter par l’éducation et un discours significatif.
Cet article fait partie d’une série explorant la manière dont les pensionnats ont déstabilisé les déterminants sociaux de la santé des communautés autochtones. Chaque chronique amplifie la parole d’un gardien du savoir afin d’examiner l’héritage de ces institutions au sein des communautés contemporaines.
Chantal Batt est une descendante de survivants des pensionnats autochtones. Sa famille maternelle est Ojibway de la région du Lac des Bois, en Ontario. Dans cette région, note Batt, les enfants étaient envoyés à Kénora, soit au St-Mary’s Catholic Indian Residential School ou à Cecilia Jeffrey. « Mes grands-parents n’ont pas eu de très bonnes expériences, » raconte-t-elle. « Certainement pas mon grand-père : il y a perdu son frère et sa sœur, qui sont morts alors qu’ils étaient à l’école ensemble. Leur frère Charlie, qui avait 6 ans à l’époque, a essayé de s’enfuir et est mort en tombant d’une falaise. On ne sait même pas où il est enterré. Et nous ne savons pas ce qui est arrivé à leur sœur. »
À l’âge adulte, désireux d’éviter que leurs enfants ne soient emmenés dans ces écoles, les grands-parents de Batt quittaient le continent chaque septembre et « [disparaissaient] dans les lacs pour éviter la GRC. »
Batt confirme les conditions épouvantables notées par Dr Bryce : « ces écoles étaient, d’abord et avant tout, très mal construites. Elles contenaient beaucoup de moisissures et n’étaient pas bien chauffées. » Notamment, décrit-elle, les eaux usées étaient rejetées en amont de la prise d’eau « de sorte que les enfants buvaient leurs propres eaux usées. » « Les enfants, » poursuit-elle, « étaient attachés et laissés seuls dans une bécosse, enfermés là toute la nuit sans chaussures par temps froid. Ils mangeaient de la nourriture contenant des insectes et n’avaient pas assez à manger. C’est tout simplement horrible, horrible de savoir ce que mes proches ont subi, et comment cela s’est transmis au reste de la famille. »
Batt fait remarquer que la santé d’une personne « est étroitement liée à son histoire physique et émotionnelle. Vous ne pouvez pas atteindre votre potentiel de santé si vous en ignorez les impacts persistants. Ma famille n’est pas très différente des autres familles de pensionnaires, du fait qu’elle porte encore beaucoup de douleur, une douleur qui n’a pas encore été exprimée ou articulée parce qu’elle est si profonde qu’on ne sait pas vraiment la faire ressortir, ni même ce qu’elle est. »
Comme elle le souligne, « la santé des Autochtones est directement liée à l’héritage de ces pensionnats. »
Santé et pauvreté
Batt est devenue une défenseuse de la santé en 2011 à la découverte des problèmes de santé de sa mère. Elle relate à quel point il fut difficile pour sa mère d’obtenir des soins médicaux, et qu’une fois diagnostiquée d’un cancer on lui donna trois mois à vivre tout en lui apportant très peu de soutien. Cela était dû à la fois à un système de santé débordé et à la complexité des besoins de sa mère, note-t-elle.
« Au cours de l’histoire coloniale, » explique Batt, « les Autochtones ont cherché à éviter le système de santé. Aujourd’hui, beaucoup n’ont pas confiance en ce système, et avec raison. » Des raisons qui, pour sa famille, incluent l’expérimentation médicale forcée menée à Cecilia Jeffrey. « [Ils] ont tendance à éviter le système de santé puis, une fois entrés, ils sont plus malades que le patient moyen. » Grâce au soutien de Batt qui navigua en eaux difficiles, le cancer de sa mère est toutefois resté en rémission pendant de nombreuses années. « Sinon, elle n’aurait peut-être tenu que ces trois mois, mais j’ai poussé et poussé pour tout ce qu’elle a obtenu. »
À la suite de cette expérience, Batt s’est impliquée dans le Conseil consultatif des patients et des familles de l’Hôpital d’Ottawa en tant que représentante autochtone. Elle a travaillé sur plusieurs projets au sein de l’hôpital tels que ceux d’un « espace sûr » pour les patients autochtones, de vidéos de formation et de la révision des guides pour les patients. Elle continue de travailler avec l’Association médicale canadienne sur des modules de formation visant à « sensibiliser les acteurs du système médical aux réalités vécues par les Autochtones au sein du système de santé. »
En l’espace de deux ans, la tante de Batt est décédée à 63 ans, sa mère à 70 ans et son oncle à 61 ans. « Ma famille est l’incarnation du fait que les Autochtones ont l’espérance de vie la plus courte de tous les Canadiens », dit-elle. « J’en ai fait l’expérience directe. »
« Les Autochtones, une fois dans le système de santé – s’ils y entrent – ont tendance à avoir des besoins et des dossiers médicaux très complexes, » explique Batt, soulignant que les enjeux liés à la pauvreté sont des facteurs décisifs en ce qui à trait à la santé dans sa communauté. L’insécurité alimentaire en est un exemple. « La nourriture est chère parce que c’est une région éloignée, » explique-t-elle, donc l’accès à la nourriture et aux aliments sains est un problème. De plus, Batt note les « habitudes malsaines, » telle la tendance à consommer beaucoup d’aliments transformés, qui résulte de l’éloignement des régimes et des sources alimentaires traditionnels.
Ces facteurs créent des circonstances idéales pour le développement du diabète et des maladies cardiaques, deux conditions communes dans sa communauté, affirme Batt. En outre, la pauvreté a un impact sur la capacité d’un individu à observer les conseils médicaux. « Ils peuvent vivre dans la rue, avoir un emploi qui ne paie pas très bien ou qui ne leur laisse pas le temps de s’occuper de leur santé, ou même être des parents célibataires, » explique Batt. Par exemple, les recommandations de manger sainement et de suivre un traitement peuvent être impossibles pour une personne dont le revenu est limité et devant surmonter les coûts supplémentaires en nourriture, en temps libre non rémunéré ou en transport. Il ne fait aucun doute que les effets de la pauvreté sur la santé et le bien-être sont une réalité évidente vécue dans de nombreuses communautés autochtones.
De l’éducation à l’écart de revenu – un effet cascade
La région du Lac des Bois, affirme Batt, « a été très sévèrement touchée par les séquelles des pensionnats. On y ressent encore aujourd’hui beaucoup d’impacts socio-économiques et de conséquences sur la santé. »
Le faible niveau d’instruction agit en premier domino dans la chute des DSS des Autochtones. Au Canada, les Premières Nations, les Inuits et les Métis sont disproportionnellement plus susceptibles d’avoir un niveau d’éducation inférieur. Ces disparités en matière de niveau d’instruction entraînent à leur tour des taux démesurés de chômage ou de sous-emploi et une répartition inégale de la pauvreté, des logements insalubres, de l’itinérance, du surpeuplement, de l’insécurité alimentaire et de la discrimination (Initiative pancanadienne sur les inégalités en santé, 2018). En effet, a noté la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) en 2015, « il est tristement paradoxal de constater que l’un des plus grands échecs des écoles est la qualité même de l’éducation qu’elles offrent. »
L’analyse de la CVR démontre le pourquoi de cette scolarisation inadéquate ayant déclenché une chaîne d’événements à répercussions intergénérationnelles :
- Les pensionnats étaient gravement sous-financés ;
- De nombreux enseignants n’avaient aucune qualification ;
- Le programme scolaire était axé sur l’instruction religieuse et sur le besoin de « civiliser » ses étudiants plutôt que d’assurer une éducation de qualité ;
- Les installations étaient lourdement surpeuplées et donc sujettes aux épidémies de maladies infectieuses ;
- L’accent mis sur les activités génératrices de revenus (par exemple, l’agriculture ou le travail domestique) a supplanté leur mandat éducatif.
Le rapport de la CVR note que « les enfants métis ne recevant qu’une demi-journée d’instruction dans bien des pensionnats, il arrivait qu’ils restent en classe pendant dix ans ou plus, pour seulement obtenir en bout de ligne une éducation de deuxième année, » et que les écoliers « ne sont pas assez éduqués à leur retour dans les réserves pour exercer un travail somme toute courant, étant à peine capables d’écrire une lettre lisible. » Qui plus est, ce système perturbait davantage les moyens de subsistance, car il empêchait considérablement les familles d’enseigner à leurs enfants leurs métiers traditionnels. Ce fossé a laissé des générations entières de survivants avec des aptitudes réduites pour l’obtention d’emplois, déstabilisant ainsi le statut économique des individus et communautés autochtones.
Étant donné que le niveau d’instruction des mères est déterminant de la réussite scolaire de leurs enfants (Commission on Social Determinants of Health, 2008), le faible pouvoir économique des survivants fut transmis à leurs descendants. « Le taux de pauvreté des enfants autochtones et inquiétant, » indique le rapport de la CVR, « il atteint 40 %, comparativement à 17 % pour l’ensemble des enfants canadiens… Ces enfants vivent avec les séquelles économiques et scolaires des pensionnats. »
En vérité, dit Batt, « les pensionnats n’ont pas été conçus pour faire des érudits de ces enfants. Ils ont été conçus afin de créer des travailleurs pour un pays dont le secteur industriel était en pleine croissance. Ils n’étaient littéralement supposés recevoir une éducation supérieure à ce qui était considéré comme étant de leur rang. Ils étaient destinés à être une sous-classe de travailleurs pauvres au service des niveaux plus riches de la société possédant les moyens de production. La pauvreté était intentionnelle. »
Par ailleurs, les élèves des pensionnats autant que ceux qui fréquentaient l’école « normale », comme la mère de Batt, étaient confrontés à un système imprégné de discrimination. Les éducateurs autant que leurs élèves étaient encouragés à considérer les Autochtones en inférieurs. Les programmes enseignés dévalorisaient les cultures et l’histoire autochtones. « C’est ce que les écoles voulaient de nous, » dit Batt, « que nous ayons honte de nous-mêmes et que nous changions. Elles avaient pour but de nous donner honte de tout ce que nous sommes, puis que ce sentiment se transmette de génération en génération. »
Pour cette raison, l’école pour plusieurs est devenue un lieu où ils ne se sentent pas en sécurité et qui s’est avéré inutile pour s’assurer un bon emploi. « Les gens se méfient de l’éducation à cause de celle que leurs ancêtres ont reçue et du système des pensionnats, » explique Batt. « Il y a des Autochtones qui ont fait des études supérieures, qui se frayent un chemin dans le système. Mais il y a encore énormément de gens qui n’ont pas terminé leurs études secondaires et qui ne voient pas la valeur de l’éducation. » En effet, indique le rapport de la CVR, « l’Enquête auprès des peuples autochtones de 2012 indique que 72 % des membres des Premières Nations vivant hors réserve, 42 % des Inuits et 77 % des Métis âgés de 18 à 44 ans possèdent un diplôme d’études secondaires ou l’équivalent… Par comparaison, l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 révèle que 89 % de la population non-autochtone possède au moins un diplôme d’études secondaires. » L’une des retombées des pensionnats est donc le taux de réussite scolaire plus faible dans les communautés autochtones que dans les ménages canadiens équivalents.
« J’ai pris la décision consciente d’échapper à la pauvreté, » exprime Batt. « Même si je ne suis pas une personne naturellement forte côté études, je me suis forcée à percer le monde académique parce que je voulais ne jamais vivre dans la pauvreté. C’était mon but. » Mais, ajoute-t-elle, « je pense que j’aurais pu aller encore plus loin si je n’avais pas eu à combattre tous [ces] démons. »
Aller de l’avant
Comment briser le cycle des faibles niveaux d’instruction menant à la pauvreté et, ce faisant, commencer à redresser la répartition des problèmes de santé au Canada ?
D’abord et avant tout, selon la CVR, le système éducatif doit se défaire de son héritage d’outil d’assimilation. Premièrement, le financement aux écoles doit être suffisant pour combler le vide laissé par les pensionnats. Par ailleurs, les programmes scolaires doivent être revus : les écoles autochtones doivent répondre aux besoins de leurs élèves en abordant les sujets importants d’une manière culturellement appropriée. « L’apprentissage axé sur les lieux », par exemple, est défini dans la CVR comme une « philosophie qui ancre l’enseignement aux élèves dans les cultures, le territoire, l’histoire et les contes de leur communauté, » tout en incluant les aînés dans le processus d’apprentissage. Parallèlement, les programmes d’enseignement non-autochtones devront favoriser la non-discrimination en intégrant l’histoire exacte des Autochtones au Canada ainsi que les points de vue autochtones.
« Je pense que l’éducation dans son ensemble est essentielle, » déclare Batt, incluant celle sur les pensionnats et leurs contrecoups. « Cela aurait dû être fait depuis longtemps, car les Canadiens n’en savaient rien, et maintenant ils l’ont appris, » explique-t-elle. « Ils commencent peut-être à comprendre pourquoi il y a tant d’Autochtones dans la rue, entre-autre. Nous sommes pauvres, nous sommes une nuisance dans la rue, nous sommes des ivrognes, et j’en passe… regardez ce que nos familles ont dû vivre ! Elles sont brisées. »
C’est précisément la raison pour laquelle Batt donne son temps et son énergie à être défenseuse de la santé. « L’éducation est toujours la chose qui change la donne ; l’éducation, et la sensibilisation. » Elle espère que son travail avec l’Association médicale canadienne permettra « de mettre en lumière les réalités et les expériences vécues des peuples autochtones. » Son objectif est de changer les attitudes au sein du système de santé, de favoriser l’empathie, d’améliorer la qualité des services et, espère-t-elle, de restaurer la confiance. « L’attitude du système de santé à l’égard des patients autochtones ne m’a jamais impressionnée. Mais ça commence à changer, je pense, avec la prise de conscience. »
Oui, les choses changent. Grâce à des défenseurs comme Batt, à des organisations autochtones et à l’amélioration du financement, les niveaux d’instruction augmentent. D’Hont, un médecin Métis des Territoires du Nord-Ouest, note que le nombre de diplômés autochtones dans les programmes liés à la santé, tels qu’en médecine, est en hausse. Cette tendance crée un élan en inspirant les jeunes à suivre le mouvement (D’Hont dans Greenwood, de Leeuw, Stout, Larstone et Sutherland ; 2022). « Il y a des gens dans notre communauté qui essaient de remonter, » convient Batt. Mais, ajoute-t-elle, « ils doivent entreprendre une longue montée en partant de très bas. Et ce n’est pas facile à faire. Nous avons été brisés mais pas éradiqués. Nous sommes toujours ici, et nous nous relevons. »
Références
Bryce, P. H. The Story of a National Crime: An Appeal for Justice to the Indians of Canada. Ottawa: James Hope and Sons, 1922.
Commission on Social Determinants of Health. (2008). Closing the gap in a generation: Health equity through action on the social determinants of health: Commission on Social Determinants of Health final report. Geneva, Switzerland: World Health Organization.
Greenwood, M., de Leeuw, S., Stout R., Larstone, R. & Sutherland, J., editors. Introduction to Determinants of First Nations, Inuit, and Métis Peoples’ Health in Canada. Toronto (ON): Canadian Scholars Press; 2022.
Initiative pancanadienne sur les inégalités en santé. (2018). Les principales inégalités en santé au Canada : un portrait national. Canada: Agence de santé publique du Canada
La Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015). Pensionnats du Canada: Les séquelles; Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, Volume 5. Montreal & Kingston: McGill-Queens University Press
Organisation mondiale de la santé (2022). Social determinants of health. Consulted on https://www.who.int/health-topics/social-determinants-of-health#tab=tab_1
ST Fayed, A King, M King, et al. (2018). In the eyes of Indigenous people in Canada: exposing the underlying colonial etiology of hepatitis C and the imperative for trauma-informed care. Canadian Liver Journal 1.3. doi: 10.3138/canlivj.2018-0009.
Lectures recommandées
Downie, G & Lemire, J. (N.D.). The Secret Path. https://www.secretpath.ca
Greenwood, M., de Leeuw, S., Stout R., Larstone, R. & Sutherland, J., editors. Introduction to Determinants of First Nations, Inuit, and Métis Peoples’ Health in Canada. Toronto (ON): Canadian Scholars Press; 2022.
Jean, Michel. Tiohtiáke. Montréal: Libre Expression; 2021.
Maurice, Jacqueline Marie. The Lost Children : A Nation’s Shame. Professional Women Publishing; 2014.
Initiative pancanadienne sur les inégalités en santé. (2018). Les principales inégalités en santé au Canada : un portrait national. Canada: Agence de santé publique du Canada.