Traumatisme intergénérationnel et mémoire du sang
Par Sandra Lamouche

Sandra Lamouche
Consultante en éducation
Sandra Lamouche est une Nehiyaw Iskwew (femme crie) de la nation crie de Bigstone, dans le nord de l’Alberta, et mariée à la nation Piikani, dans le sud de l’Alberta, et mère de deux garçons à tresses. Elle a obtenu un baccalauréat en études amérindiennes de l’Université de Lethbridge en 2007. En 2021, elle a soutenu avec succès sa thèse de maîtrise à l’Université Trent, intitulée « Nitona Miyo Pimatisiwin (Seeking a Good Life) Through Indigenous Dance », qui examine la danse indigène en tant que déterminant social de la santé et du bien-être. Sandra est une créatrice et une conteuse multidisciplinaire, une championne de la danse du cerceau, une leader pédagogique indigène primée, une conférencière TEDx à deux reprises, une artiste et une écrivaine. Crédit photo : Define Yourself Photography
Le rapport du Dr Bryce approfondit certains éléments d’information sur les conditions sanitaires dans les pensionnats, ou en dénonce l’absence. La dissimulation des causes des décès dans les pensionnats auprès du ministère des Affaires indiennes ressort clairement de ce rapport. La santé et le bien-être, holistiques par nature, ne se résument pas au seul volet physique; nous avons hérité d’autres maux qui affectent notre santé et notre bien-être sur plusieurs plans : spirituel, physique, émotionnel et mental.
J’en ai fait récemment l’expérience. En réaction au tollé suscité par les restrictions sanitaires ces dernières années, j’ai noté que mon niveau d’anxiété augmentait quand je me retrouvais en public au point de me sentir en péril. J’en venais parfois à me demander si je devais fuir ou me cacher. À la lumière de mes discussions avec mes amis et ma famille, et de ma consultation d’une personne-ressource, j’ai peu à peu reconstitué des événements qui ont engendré certains traumatismes intergénérationnels susceptibles d’être à l’origine de ma réaction. L’un d’eux est le fait que mon grand-père (nimosom en cri) et mes deux grands-mères (nohkom) ont fréquenté des pensionnats. C’est là que la Santé publique aurait dû intervenir pour prévenir une mortalité élevée, jusqu’à un taux de 75 % dans l’un des pensionnats. Nimosom a dû fuir vers l’ouest après la résistance des Métis alors qu’il était un jeune garçon. Ma mère m’a raconté le périple de mon grand-père contraint de se déplacer la nuit pour se cacher le jour. Les Métis et les Cris, en raison de leur résistance à l’expansionnisme canadien, étaient perçus comme une menace. En assistant à la montée du nationalisme canadien provoqué par les restrictions sanitaires, j’ai alors compris que mon envie de « fuir » pouvait être rapprochée des expériences intergénérationnelles caractérisées par le besoin de fuir et d’échapper au gouvernement canadien. Il y a un lien, car nimosom et ma famille avaient ressenti le besoin de fuir le nationalisme et la fierté du peuple canadien comme bien d’autres groupes autochtones.
L’ouvrage intitulé A Knock on the Door: The Essential History of Residential Schools, rédigé (en anglais) par Phil Fontaine et Aimée Craft pour la Commission de vérité et réconciliation du Canada, reconnaît que l’héritage des pensionnats reste palpable. Cet ouvrage souligne que cet héritage,
se reflète dans les écarts importants constatés sur les plans de l’éducation, du revenu et de la santé entre les Autochtones et les autres Canadiens – des écarts qui condamnent de nombreux Autochtones à mener une existence plus brève, plus pauvre et plus perturbée. Un tel héritage se reflète également dans le racisme virulent et la discrimination systémique dont sont régulièrement victimes les Autochtones dans ce pays. (p. 129)
Ce que les gens ne saisissent pas, c’est que le racisme engendre des traumatismes. Ce comportement abusif crée du stress, de l’anxiété et d’autres symptômes chez les personnes qui en sont victimes. J’ai subi ce racisme dans la foulée du « ressac blanc » qui a suivi la mort de George Floyd, du mouvement militant Black Lives Matter (La vie des Noirs compte) et de la découverte des sépultures anonymes au pensionnat autochtone de Kamloops. J’ai fait face à une augmentation des agressions et microagressions au travail, en ligne et en public. Une anxiété généralisée s’est installée en moi et j’ai développé des symptômes de traumatisme. J’ai compris mes réactions devant les protestations entraînées par les mesures de la Santé publique, d’autant plus que je vis à proximité de la frontière de Coutts entre Alberta et Montana. J’ai mis au point des stratégies pour gérer ces émotions, pour me sentir à l’abri du danger, pour prendre la parole et revendiquer l’importance des mesures de santé publique; j’ai appris à me méfier des protestations qui cachent des arrière-pensées et à discerner ce qui est sous ma volonté. Étonnamment, le fait que d’autres personnes, autochtones ou non, de mon cercle familial ou d’amis, des personnes ayant subi des traumatismes, étaient comme moi troublées par les coups de klaxon incessants m’était réconfortant.
Je me rappelle avoir été à l’extérieur de la ville lors d’une manifestation se déroulant devant l’école de mon fils. Ce soir-là, je l’avais appelé pour lui demander comment il allait et ses sentiments à l’égard de la manifestation. Il m’a dit avoir eu peur, mais cette peur s’était estompée en rentrant à la maison. Sa réaction m’a laissé une impression douce-amère. Il avait vraisemblablement ressenti le caractère menaçant de cette manifestation, mais il s’estimait heureux de pouvoir compter sur la prière et la cérémonie de purification pour lui venir en aide.
Au cours d’une période d’anxiété accrue, j’ai commencé à éprouver le besoin de sentir le champignon du saule jaune, le wagimauskigan. Ma mère et son père, nimosom, mon grand-père, avaient l’habitude de brûler ce champignon lors de purifications et de prières, et j’ai constaté que l’odeur qui s’en dégageait me calmait lorsque je méditais. J’ai donc commencé à en emporter avec moi, dans la poche d’une chemise ou dans un sac à main, afin de pouvoir me calmer au contact de cette odeur lorsque l’anxiété redoublait. Cette pratique a éveillé ma curiosité quant aux enseignements, à la signification et aux usages traditionnels du wagimauskigan. Le hasard m’a fait tomber sur un article de Robert A. Blanchette, « Haploporus odorus: A Sacred Fungus in Traditional Native American Culture of the Northern Plains », plus particulièrement sur ces mots :
De nombreuses collections, dont certaines remontent au début des années 1800, provenant des Pieds-Noirs, de la tribu des Indiens du Sang, des Cris et d’autres Premières Nations des plaines du Nord, indiquent que ce champignon était largement utilisé comme composant d’objets sacrés et comme symbole de pouvoir spirituel. Le parfum anisé des sporophores de H. odorus semble être la raison pour laquelle ce champignon a été sélectionné et vénéré. (p.233)
Par ailleurs, j’ai appris que des femmes cries sculptaient ce champignon et en façonnaient des perles pour des colliers assurant une protection spirituelle. Il arrivait même que l’on fabrique des colliers pour des chevaux. J’ai trouvé des photos d’hommes cris vêtus de robes (couvertures) sur lesquelles ce champignon était cousu à la hauteur des épaules. En découvrant que les Cris l’avaient porté à une certaine époque, comme je le faisais moi-même, j’ai eu l’impression qu’une mémoire avait été activée, la mémoire du sang.
J’ai tenté de sculpter le champignon pour en créer des perles, avec des procédés comme le brûlage et le papier sablé, mais sans grand succès. J’avais alors communiqué avec des amis et des proches, et aucun d’entre eux n’avait vu des colliers ou des robes intégrant le wagimauskigan, ni même entendu parler de cette pratique. Ils avaient l’impression que c’était peut-être une pratique oubliée, si bien que j’ai concouru à la redécouverte de ce savoir grâce à ma propre guérison et à la mémoire du sang.
En poursuivant mon apprentissage et mes lectures sur le wagimauskigan, j’ai compris que le champignon se développe à partir des blessures des arbres. Cela m’a bouleversée, car ce médicament m’a « parlé » alors que je me sentais moi-même blessée. Je me sentais comme cet arbre brisé, qui avait fait pousser des médicaments à partir de blessures. Mon apprentissage et mon expérience du wagimauskigan et de son utilité dans un processus de guérison sont littéralement issus de mes propres blessures pétries d’anxiété et de traumatisme. Cela ne signifie pas que les pensionnats, le racisme et d’autres causes de souffrance à l’égard d’autrui sont justifiés.
La mémoire du sang est la croyance selon laquelle la sagesse de nos ancêtres et de notre culture circule dans notre sang. Des recherches sont menées de nos jours autour de l’idée que nous sommes génétiquement influencés par les expériences de nos parents et grands-parents – c’est ce que l’on appelle l’épigénétique. La plupart de ces recherches portent sur les traumatismes intergénérationnels et leur mode de transmission dans notre patrimoine génétique jusqu’à quatre générations. En étant à l’écoute de la mémoire de mon corps et de mon sang, en l’occurrence par le sens de l’odorat et le port du wagimauskigan sur moi, j’ai pu redécouvrir une ancienne pratique et un savoir traditionnel du peuple cri. Si nous portons en nous des traumatismes intergénérationnels, nous transmettons aussi une sagesse intergénérationnelle et, grâce à l’écoute, à la pleine conscience et à la curiosité, nous pouvons renouer avec un pouvoir de guérison. Ce savoir, nous le portons en nous. Je suis entrée en contact avec plusieurs détenteurs et détentrices de connaissances, notamment avec des membres de ma famille, pour en savoir plus au sujet de cette pratique liée au wagimauskigan. Il semble toutefois que celle-ci ne soit pas très bien connue.
C’est en puisant dans ma propre mémoire du sang que j’ai pu découvrir un moyen de m’aider à me sentir en sécurité et enracinée. J’ai pu constater par moi-même que je porte en moi une mémoire du sang qui peut me guider dans ma guérison et me faire cheminer vers le bien-être. Cette découverte n’a été possible que parce que ma famille connaît ce médicament depuis des générations et que nous venons d’un endroit où le champignon du saule jaune est fréquemment utilisé. Les pensionnats n’ont pas seulement éloigné les enfants de leur communauté, de leur famille et de leur culture, mais aussi de la terre elle-même et des pratiques liées à la santé et au bien-être. Cette expérience m’a rappelé que, quelles que soient les séquelles des pensionnats et de la colonisation sur moi, je peux toujours compter sur le fait que je porte, dans mon corps, mon cœur et mon esprit, la sagesse et le savoir de mes ancêtres.
Sources
Blanchette, Robert A. « Haploporus odorus: A Sacred Fungus in Traditional Native American Culture of the Northern Plains », Mycologia, vol. 89, no 2 (mars-avril 1997), p. 233-240.
Commission de vérité et de réconciliation du Canada. A Knock on the Door: The Essential History of Residential Schools, écrit par Phil Fontaine et Aimée Craft, 2015, 296 pages.