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Recadrage élargi de la vie, de l’époque et de l’œuvre du Dr Peter Bryce, un brillant médecin touche-à-tout

Par Dr Adam J. Green

Dr Adam J. Green

Historien collaborateur

Dr Adam J. Green est un historien de formation spécialisé dans les identités canadiennes, la méthodologie de recherche et les histoires comparées. Il a obtenu un doctorat en histoire et en études canadiennes de l’Université d’Ottawa et une maîtrise en histoire de l’Université Queen’s, ainsi que des diplômes en psychologie du développement et en évaluation. Au cours de son parcours universitaire, Adam a enseigné aux niveaux du premier et du deuxième cycle à l’Université d’Ottawa et à l’Université Bishop’s, et a occupé des postes de professeur auxiliaire et de chercheur à l’Université d’Ottawa et à l’Université Carleton. Adam a publié des articles sur une variété de sujets, dont l’histoire des Autochtones, les relations canado-américaines, les humanités numériques et l’histoire des identités canadiennes. Sa thèse de maîtrise portait sur la vie et l’œuvre de M. Peter Bryce, et il a participé à une série d’activités scientifiques, journalistiques et publiques axées sur M. Bryce au cours des deux décennies qui ont suivi. Autrefois universitaire à temps plein, Adam travaille actuellement comme directeur de l’élaboration des politiques et de l’engagement des intervenants dans la fonction publique fédérale. Il vit à Ottawa, où il participe également à une série d’activités bénévoles dans sa communauté locale, notamment au service de l’éducation des enfants.

Pour les observateurs actuels de la dénonciation inlassable des conditions épouvantables des pensionnats pour Autochtones à laquelle s’est livré le Dr Bryce, une question revient continuellement : comment expliquer la persévérance de ce médecin à attirer l’opinion publique alors que très peu d’autres le faisaient – comment les expériences, la perspective et la philosophie de ce médecin ont-elles pu l’amener à concevoir son travail différemment de la plupart de ses confrères contemporains? Cet article tente d’apporter quelques réponses à cette question. La réflexion suscitée s’inspire et tire des leçons de nul autre que Bryce lui-même, en disséquant sous plusieurs angles sa vie et son œuvre afin de dégager les éléments qui ont influencé sa vision.

Premièrement, rappelons que Bryce a exercé la médecine à un moment où l’hyperspécialisation de la profession, caractéristique du 21e siècle, n’était pas érigée en norme; il faudra attendre la fin du 19e siècle et le début du 20e pour voir des efforts être déployés dans de nombreux domaines pour quantifier, définir et défendre un créneau d’expertise donné en misant sur l’éducation, les principes scientifiques, la méritocratie et l’objectivité[1]. À l’époque de Bryce, à mesure que ce processus prenait forme, quiconque réussissait à se distinguer ne limitait pas son exercice à une microspécialité, et n’explorait pas davantage un créneau que ses prédécesseurs, mais embrassait la polyvalence. Les personnes ayant des moyens et des occasions étaient plus enclines à mettre leurs divers talents à contribution; il était alors concevable qu’un médecin puisse écrire un roman et qu’un ingénieur s’intéresse également aux plantes. D’ailleurs, le tristement célèbre Duncan Campbell Scott, qui avait atteint les plus hauts échelons de la fonction publique, était un poète de renommée nationale.

La formation professionnelle de Bryce était bien plus polyvalente que l’on imaginerait vu sa carrière dans le domaine de la santé publique. En fait, Bryce a commencé ses études en géologie, un domaine qui laissera une empreinte sur sa carrière – des compétences pour l’exploration et la recherche. Après l’obtention de son diplôme en médecine, il s’est rendu à Paris pour étudier auprès de figures fondamentales de la neurologie, de la psychologie et de la psychiatrie, ainsi qu’avec les pionniers de la vaccination et de l’asepsie appliquée à la chirurgie[2] – des notions de pointe qui fusionneront dans la théorie germinale des maladies infectieuses.

Nommé secrétaire du Conseil provincial de la santé de l’Ontario en 1882, Bryce a corédigé avec le premier ministre Oliver Mowat la Loi sur la santé publique de l’Ontario de 1884. Son vaste bagage de connaissances lui a permis d’étendre son rayon d’action. En qualité de responsable de la santé publique, il pouvait faire valoir une compréhension « moderne » du mode de propagation des maladies transmissibles. Nettement plus énergique que celle alors en vigueur[3], l’approche complexe et multiforme que préconisait Bryce pour maîtriser les graves épidémies s’avérait non seulement réactive, mais aussi proactive; cette approche pouvait dicter la fermeture des écoles, l’interdiction des rassemblements publics, la suspension des services de transport et la surveillance policière aux principaux points d’entrée et de sortie d’une communauté pour surveiller les allées et venues des personnes infectées[4]. Bryce a fait appel à des étudiants en médecine pour effectuer des vaccinations, désinfecter, fumiger des demeures infectées et distribuer des brochures pour décrédibiliser les campagnes locales de lutte contre la vaccination.

Bryce se démarquait par son aptitude à adopter une pensée horizontale, qui se manifestait dans d’autres sphères de son travail non liées à la rédaction de rapports cruciaux sur le système des pensionnats du Canada. Par exemple, il a éveillé l’opinion publique, l’exhortant à considérer les personnes immigrantes au Canada selon son paradigme philosophique. Au début du 20e siècle, le taux d’immigration au Canada était à son plus haut niveau. En 1913 seulement, le Canada a admis plus de 400 000 personnes, et ce, à une époque où le pays ne comptait que 7,5 millions d’habitants. Autrement dit, c’est comme si la population augmentait de 5 % en une année; en 2021, le même nombre d’immigrants (400 000) représenterait environ 0,1 % de la population totale. Entre 1900 et 1921, plus de 800 000 immigrants dont l’origine n’était ni britannique ni française sont venus s’établir en bonne partie dans les grandes villes, ce qui a provoqué un mouvement de peur et de panique au sein des populations déjà établies, surtout d’origine britannique ou française. Pour contrer les craintes, Bryce a rétorqué, preuves à l’appui (son point fort) que même s’il reconnaissait que « la maladie, le crime et le mécontentement se propagent » dans les villes canadiennes, touchant toutes les couches de la société, il ne fallait pas en imputer la cause aux immigrants, mais plutôt aux conditions ambiantes prévalant dans les villes où ces personnes étaient venues s’établir récemment.

Lors d’une allocution prononcée en 1907 à la section torontoise de l’Empire Club of Canada, Bryce a remis en question les idées reçues et les préjugés ethnocentriques. Sur la question de la « désirabilité » sociale des immigrants juifs, il a rappelé l’importance de considérer plusieurs faits avant d’alléguer quoi que ce soit :

La pensée que leur arrivée crée une situation pire qu’auparavant doit être soumise à la lumière de certains faits. L’apparition des bidonvilles est liée, d’une part, à la cupidité des propriétaires et, d’autre part, à l’immaturité de l’administration municipale. Les personnes immigrantes ne créent pas les bidonvilles; elles arrivent dans un endroit où les conditions sont favorables à leur émergence.

À des fins comparatives, Bryce a attiré l’attention sur des villes américaines, notamment Chicago, caractérisées par « le désir des propriétaires d’occuper chaque pied de leur espace au sol avec de grands immeubles qui ne disposent pas d’un éclairage suffisant ni d’une ventilation efficace » et par les politiques urbaines qui manquent de vision « en favorisant de piètres conditions de logement qui nécessiteront des années de vigoureux efforts pour les améliorer ». Il a renchéri en ces termes : « L’histoire de nombreuses autres villes montre que les forces ayant permis l’émergence de bidonvilles sont pratiquement les mêmes que celles à l’œuvre ici. L’on ne peut pas s’attendre à un changement en profondeur sans exercer de pressions constantes et sans une conscientisation incessante de l’opinion publique ». Plusieurs membres de l’Empire Club of Canada ont réagi en réclamant publiquement la modification de la politique d’immigration pour écarter les « immigrants indésirables » jugés à l’origine de tous ces crimes, maladies et mécontentements, un appel qui, hélas, a trouvé un écho favorable dans la société canadienne en général[5]. Des membres de l’assistance ont alors formulé divers commentaires du style « Même si les remarques du Dr Bryce n’abordent pas la question, j’aurais espéré qu’il dise quelque chose à propos de l’immigration des personnes indésirables dans ce pays. » Une personne a rapporté que les statistiques sur les immigrants britanniques étaient éloquentes : ils étaient arrivés au pays avec moins de maladies. Bryce, en sa qualité de médecin hygiéniste en chef du Canada, a riposté en affirmant qu’il s’agissait là de présupposés culturels sur la santé des Britanniques qui faussent l’interprétation de ces données. Alors que la plupart des personnes immigrantes non britanniques étaient examinées attentivement de la tête aux pieds, « l’inspecteur n’observait que sommairement un Anglais qui venait vers lui, à quelques pieds de distance et jaugeait le genre de personne qui se présentait à lui – si c’était un Anglais, s’il avait le teint rougeaud, s’il se tenait à l’écart des portes, quand bien même il était malade, il bénéficierait d’un passe-droit par sa seule origine ethnique ».

Selon le point de vue de Bryce, largement incompris par l’auditoire de l’Empire Club, les niveaux élevés d’immigration imposaient une réforme gouvernementale destinée à améliorer les conditions de vie dans les grandes villes, à augmenter la disponibilité des soins préventifs et à informer et sensibiliser la population sur les maladies transmissibles et les vecteurs de propagation.

Bryce avait étudié à Paris à une époque particulièrement progressiste en matière de médecine, de science et de recherche – une époque qui a vu l’essor de la science de la santé publique. Lors de son séjour dans la capitale française, il a assisté à des cours donnés par le directeur de l’hôpital de la Salpêtrière, le professeur Jean-Martin Charcot, considéré comme la figure fondatrice de la neurologie, de la psychologie et de la psychiatrie. Bryce a approfondi sa connaissance des pratiques mises au point par Joseph Lister, l’inventeur de la chirurgie antiseptique et partisan de la médecine préventive. Trois ans avant le voyage de Bryce en Europe, les découvertes de Louis Pasteur allaient changer à jamais le combat contre les maladies infectieuses. Les compétences en recherche que Bryce avait acquises lors de ses études en géologie étaient en phase avec la quintessence de l’esprit scientifique victorien. La philosophie de santé publique professée par Bryce sous-tendait son approche de tous les domaines qui relevaient de sa responsabilité; elle a inspiré son travail révolutionnaire de documentation du système canadien des pensionnats.

Dans un premier temps, le devoir de la profession médicale appelait à l’observation vigilante des facteurs de risque, au traitement des maladies transmissibles et à l’éducation du public sur la manière de prévenir leur propagation. Dans un deuxième temps, le gouvernement avait la responsabilité d’agir selon les recommandations des médecins, en allouant l’argent aux bonnes causes et aux bons moments. Enfin, il incombait aux membres de la population de tenir compte des avertissements des médecins, de revendiquer auprès de leurs gouvernements l’adoption de mesures préventives et de participer à l’application des normes sanitaires au sein de leurs communautés en faisant entendre leur voix, en exerçant leur droit de vote et en obtenant l’assurance que leurs impôts servent à cette fin. L’approche de Bryce en matière de santé publique reposait donc sur ces trois piliers, solidement étayés chacun par des preuves scientifiques. Les nier reviendrait à se complaire dans l’inaction.

Cette approche philosophique du devoir de diligence du gouvernement et la nécessité de faire adhérer le plus grand nombre à cette vision plus globale de la santé ont énormément contribué à l’intérêt public. Bryce a légué un nombre incroyablement élevé de publications : outre ses rapports gouvernementaux et son pamphlet sur les pensionnats publié à son compte en 1922, Bryce a rédigé 27 articles pour la revue de l’American Association of Public Health (et son successeur, The Journal of Public Health), a coécrit la Loi sur la santé publique de l’Ontario, a présidé l’American Public Health Association et a été membre du Royal Sanitary Institute of Great Britain, en plus de signer une œuvre de fiction complète, The Illumination of Joseph Keeler, Esq. or On the Land! (a story of high prices).

Bryce est également l’auteur d’ouvrages traitant de ce que nous appellerions aujourd’hui l’« écologisme » – la conservation des rivières, les liens entre le climat et la santé, la sécurité et la fiabilité de l’approvisionnement en eau, la salubrité des aliments, notamment celle du lait, la réfrigération, l’inspection des viandes, le bien-être des animaux, y compris les normes municipales pour le bétail et l’apparition de maladies chez les chevaux en Ontario. À ces écrits s’ajoutent ceux sur l’immigration, entre autres sur la responsabilité civique en matière d’intégration, le logement, la pauvreté, les maladies mentales et l’influence des vagues de nouveaux immigrants sur les valeurs sociales. Mentionnons aussi, dans d’autres domaines, les normes de ventilation et de transport sur les navires de haute mer, et les premières études sur les effets des stupéfiants. L’ouvrage le plus lu de Bryce, de son vivant, est probablement une brochure de 50 pages qu’il a produite avec le Chemin de fer Canadien Pacifique (CPR) lorsqu’il travaillait pour la province de l’Ontario, qui mettait en évidence des caractéristiques naturelles et géologiques susceptibles d’être bénéfiques pour la santé. Cette brochure a été réimprimée en au moins neuf éditions entre 1898 et 1904[6].

En dépit de son congédiement de la fonction publique en 1921, Bryce n’a jamais cessé de repousser les frontières de la santé publique et de la médecine. Au début des années 1920, après le retour des anciens combattants de la Première Guerre mondiale, Bryce a publié un essai, « Relations of Society to the Drug Habit », dans lequel il préconise un effort plus concerté pour comprendre la science qui sous-tend la toxicomanie, en s’écartant de la tendance de l’époque à considérer les toxicomanes comme étant génétiquement prédisposés et hors de portée de la science médicale. Par ailleurs, Bryce a coparrainé une résolution, publiée dans l’American Journal of Public Health, demandant à l’American Public Health Association de promouvoir et de commanditer officiellement la recherche sur la toxicomanie, y compris l’étude de facteurs non génétiques, comme les influences sociétales et les circonstances environnementales[7]. Dans ce domaine, à l’instar de bien d’autres susmentionnés, Bryce a puisé dans ses bases scientifiques et philosophiques pour promouvoir une recherche médicale à l’origine des avancées que nous connaissons très bien au début du 21e siècle.

L’héritage que nous laisse Peter Bryce, toujours palpable en ces premières décennies du 21e siècle, est centré sur sa précieuse et audacieuse contribution à la compréhension des conditions du système canadien des pensionnats – à juste titre. Toutefois, en creusant un peu plus dans ce legs, on s’aperçoit que Peter Bryce, médecin, fonctionnaire, chercheur et collaborateur au discours scientifique et public, était avant tout un professionnel consciencieux et un brillant touche-à-tout. Il a su appliquer des techniques novatrices et des observations multidisciplinaires qui ont incité ses concitoyens à regarder au-delà des préjugés culturels et sociaux pour voir ce que les faits leur disent – et nous disent – au sujet des groupes marginalisés, notamment les peuples autochtones, les immigrants, les toxicomanes et les travailleurs à faible revenu. Mon prochain article portera plus particulièrement sur l’application de cette optique au présent et au passé, et sur le tri des normes raisonnables auxquelles nous pouvons nous soumettre, de même que nos prédécesseurs, en termes de partis pris et de préjugés culturels.


[1] Ce processus implique généralement la définition des compétences, la détermination des spécialisations et l’établissement des monopoles sur ces domaines, puis le soutien financier de l’investigation scientifique destinée à évaluer l’expertise. Comme, à l’époque de Bryce, ce processus itératif requérait du temps, des efforts et de l’organisation, les « experts » et les « professionnels » participaient à l’édification de leur domaine tout en étant moins limités par celui-ci. L’exploration des chemins divergents de la médecine et de la santé publique est instructive à cet égard; pour en constater des exemples, voir Paul Starr, « Professionalization and Public Health: Historical Legacies, Continuing Dilemmas », Journal of Public Health Management Practice, nov. 2009, ainsi que A.R. Ruis et Robert N. Golden, « The Schism Between Medical and Public Health Education: A Historical Perspective », Academic Medicine, vol. 83, no 12 (décembre 2008).

[2] Comme il en sera fait mention dans cet article, Bryce a étudié la neurologie à l’hôpital public de la Salpêtrière sous la direction de Jean-Martin Charcot et de Joseph Lister. Les travaux de ce dernier sur les antiseptiques entreront dans la conscience collective avec « Listerine », un produit qui porte son nom.

[3] Pour une analyse plus approfondie, voir un autre article publié dans le cadre de ce projet, celui du Dr Christopher J. Rutty intitulé « Docteur Peter Henderson Bryce : un pionnier audacieux et infatigable de domaine de la santé publique ».

[4] Ibid.

[5] Peter Bryce, « Civic Responsibility and the Increase of Immigrants » – titre d’une allocution donnée devant l’Empire Club of Canada Addresses (31 janvier 1907a, p. 186-197).

[6] Peter Bryce, Climate and Health Resorts of Canada : being a short description of the Chief Features of the Climate of the different Geographical Divisions of Canada, and References to some of their Chief Health Resorts, Montréal, Chemin de fer Canadien Pacifique, 1898 (1ère édition) à 1904 (9e édition).

[7] Bryce, « Editorial », American Journal of Public Health, 1922, vol. 22, p. 180.